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Dans la douleur de l’autre (Eschyle et Phrynichos)

ARTICLE

Le théâtre occupe, dans les interventions de ce congrès, une place modeste. C’est à la fois surprenant et parfaitement explicable car la guerre présente, au théâtre, un véritable paradoxe. C’est un sujet de prédilection : la tragédie a toujours eu une véritable vocation guerrière. Néanmoins, il y a une sorte d’incommensurabilité entre les deux, puisqu’il est presque exclu que la représentation théâtrale soit à la hauteur d’un objet qui la dépasse nécessairement.

Le paradoxe de la guerre

La tragédie est, avec l’épopée, une des formes majeures de l’expression guerrière, car elle appelle à la fois la geste des rois et la violence mortifère [1] . La guerre est le meilleur moyen de combiner ces deux ingrédients. De fait, elle figure parmi les premiers sujets tragiques énumérés par les théoriciens pré-modernes. Pour Scaliger, La Taille, Laudun d’Aigaliers ou Heinsius, la tragédie implique guerre, carnage et bataille [2] . C’est pour trois raisons principales que la guerre est un sujet tragique idéal. Tout d’abord, elle implique des événements funestes et invite à une déploration des morts : ce thrènos qu’on considère parfois comme l’origine et la quintessence de la tragédie. Ainsi, Averroès, qui commente la Poétique d’Aristote sans avoir la moindre notion de ce qu’est une représentation théâtrale, voit dans la tragédie un chant en l’honneur des héros morts [3] . Si la guerre est un modèle d’action tragique, c’est aussi parce que les aléas militaires sont l’exemple parfait de ces nœuds et retournements que la fable tragique appelle. Enfin, la guerre présente l’avantage de susciter les passions les plus fortes, en les mêlant. Versant positif : la fureur guerrière, l’enthousiasme patriotique et le rêve de gloire. Versant négatif : la peur, le deuil et l’horreur du massacre. En mêlant ces ingrédients opposés, elle permet cette manipulation et cette conversion des affects qui est la finalité même du théâtre.

La guerre est un sujet idéal, mais elle est aussi un sujet impossible, qui présente trois inconvénients majeurs. Tout d’abord, elle condamne le théâtre au faux semblant : on ne peut montrer la violence guerrière, sauf à pratiquer le trucage, en s’exposant à l’incrédulité et au rire, car un trucage peut toujours être trop visible ou rater son effet. Il est vrai qu’on peut imaginer un théâtre qui tuerait vraiment : on a parfois invoqué ces princes cruels, comme César, Néron ou Caligula, qui aiment le théâtre d’une passion meurtrière et montent sur scène pour trucider les condamnés à mort qu’on recrutait pour jouer à leurs côtés [4] . Mais c’est un phantasme comme, de nos jours, les snuff movies [5] . Le deuxième inconvénient est que la guerre va contre la dignité de la tragédie : elle exige une lenteur hiératique et impose le primat du verbe. Si les protagonistes s’affrontent, c’est en parole : l’agôn est une confrontation verbale, pas un pugilat. Le dernier obstacle tient aux impossibilités pratiques : le nombre limité d’acteurs, l’exiguïté de l’aire de jeu, les contraintes temporelles. Même les dramaturgies les plus libres – l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne, l’Espagne du siècle d’or – donnent de la guerre une vision nécessairement réduite, en dépit des techniques que les dramaturges mettent au point pour en donner une vision indirecte (la teichoscopie), partielle (la synecdoque : deux ou trois soldats valent pour une armée), scotomisée (la vignette : au lieu de suivre les événements on en donne une succession d’aperçus) ou différée (la bataille, faute de pouvoir être montrée, fait l’objet d’un récit).

Le théâtre est plus apte à traduire le sentiment de perte qu’à montrer des hauts faits. Puisque la guerre lui échappe, il campe volontiers des personnages impuissants à appréhender l’événement. Bref, il est fait pour mettre en scène non pas Waterloo mais Fabrice à Waterloo. De fait, bien avant Stendhal, Shakespeare montre des héros perdus dans des batailles émiettées. La fin de Jules César montre une bataille qui se réduit à une série de suicides : celui de Cassius, suivi de celui de Titinius, puis de Brutus. Ce n’est pas une particularité anglaise : La Taille procède de même à la fin de son Saül le furieux (1572).

Ces batailles, à la fin, produisent ce monceau de morts que le genre appelle plus ou moins. Ce faisant, la tragédie développe une vision volontiers bipolaire qui répond au schéma classique, représenté par Œdipe Roi : la dégradation d’un héros qui tombe du sommet dans l’abîme. Les Perses en offrent un exemple canonique : la tragédie commence dans l’euphorie martiale (marche à la victoire, rêve de gloire, espoir de conquête et de butin) et finit dans le désastre (mort, ruine et asservissement).

Mais la guerre est caractérisée par une tout autre bipolarité : l’opposition des camps adverses. On pourrait penser que, forcé de tout réduire, le théâtre a du mal à pratiquer le « regard croisé » en épousant le point de vue des camps ennemis. Ce n’est pas totalement vrai. Les dramaturges anglais et espagnols de l’époque pré-moderne s’y sont essayés. Dans son Edward II (1594), Marlowe esquisse une dramaturgie épique, qui se fonde sur une sorte de « montage alterné » : on suit en parallèle la déroute du roi et la montée en puissance de ses ennemis, en mesurant l’écart progressif qui se crée. Ce fossé ne s’élargit pas seulement entre les adversaires, il se creuse également à l’intérieur des protagonistes : on suit la façon dont les adversaires du roi se réclament des motifs les plus vertueux pour les oublier peu à peu avant de les bafouer outrageusement.

Mais ce qui est possible pour les dramaturgies plus mobiles et plus libres semble interdit aux dramaturgies plus contraintes, comme la tragédie antique, humaniste et classique. Il vaut la peine de considérer des exemples grecs pour voir comment on peut mettre en scène cette « expérience croisée » quand, apparemment, tout l’empêche.

Phrynichos et Eschyle : le même et l’autre

Pourquoi considérer Les Perses d’Eschyle (Persaï) et la Prise de Milet de Phrynichos (Miletou alôsis) ? Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, ces deux tragédies incarnent pour nous le commencement même du théâtre occidental. Les Perses est la plus ancienne qui ait été conservée et La Prise de Milet la plus ancienne sur laquelle on dispose d’informations un peu précises, bien qu’elle ne nous soit pas parvenue. Si elle a sombré, c’est qu’elle a provoqué un scandale retentissant – en quelque sorte, le théâtre grec commence par un scandale, qui est intimement lié à la guerre et au point de vue adopté sur elle.

Ces deux pièces sont proches dans le temps (elles datent d’environ 493 et de 472 avant notre ère), elles sont jouées à Athènes et portent grosso modo sur le même conflit (la révolte des cités ioniennes, qui prélude aux guerres médiques, et la deuxième guerre médique). Elles ont en commun deux traits essentiels. Ce sont les seules tragédies grecques à intervenir sur l’actualité [6] et elles interviennent sur des événements brûlants : Phrynichos intervient à chaud – un an environ après les faits – et Eschyle avec plus un peu plus de recul (huit ans). Pour le reste, tout les oppose. Elles montrent des camps adverses : Phrynichos se focalise sur une cité grecque alliée d’Athènes ; Eschyle adopte le point de vue des Perses. Elles prennent des moments du conflit dont l’issue est totalement inverse : Phrynichos retrace le massacre des Grecs, Eschyle celui des Perses. Dans les deux cas, on donne aux Athéniens à observer la douleur de l’autre, mais il ne s’agit pas de la même forme d’altérité : « l’autre » milésien est un alter ego tandis que « l’autre » perse est un barbare qui fascine et fait horreur.

Ce qui oppose encore bien davantage les deux tragédies est leur fortune : avec Les Perses, Eschyle remporte le prix du concours tragique, tandis que Phrynichos est lourdement condamné. Pourquoi une telle disparité de traitement ? Elle tient aux points de vue adverses adoptés, devant le même public, sur deux épisodes d’un même conflit. On aborde la question de la « vision croisée » sous un angle inattendu : il ne s’agit pas de voir comment deux camps voient un même événement, selon des valeurs et des a priori opposés qui changent la face des choses, mais d’observer comment un camp ne considère pas seulement l’événement depuis son propre point de vue mais aussi à travers ce qu’il appréhende de la vision de l’adversaire. Pour bien conduire une guerre, il faut anticiper les réactions de l’ennemi et essayer constamment d’imaginer sa perception de la situation. On réagit à travers l’idée qu’on se fait de la réaction de l’autre. Reconstituer des « expériences croisées » ne consiste donc pas simplement à confronter des points de vue adverses, mais à considérer comment l’expérience d’un camp est modulée par ce qu’il appréhende de l’autre.

Mais la chose se complique car le point de vue de chaque camp est intrinsèquement contradictoire. Il est écartelé entre l’euphorie et l’horreur – l’euphorie de la quête de gloire et l’horreur du massacre – entre le point de vue des combattants et celui des civils, ce qui équivaut souvent au point de vue des hommes (Hermès) et à celui des femmes (Hestia). Une illustration éclatante de cette vision genrée est l’épisode des adieux d’Hector et d’Andromaque, au chant VI de l’Iliade. Pour Hector, la guerre, qui est l’apanage des hommes [7] , signifie l’honneur jusque dans la mort même, tandis que pour Andromaque, elle veut dire mort et ruine. Aux combattants, le sang et la boue, mais dans des charniers qui sont des « champs d’honneur ». À l’arrière, le deuil des femmes, promises à l’exil et au servage. Paradoxe : les conflits tendent à fédérer un peuple dans un élan patriotique, et c’est pourquoi la guerre est un bon moyen, pour les politiques, de dépasser les conflits internes et de créer une unité provisoire en désignant un ennemi commun. Mais les conflits créent aussi des clivages profonds, au sein de la communauté, et des divergences qui vont jusqu’à la contradiction.

Les « fautes » de Phrynichos

On a, sur le scandale suscité par La Prise de Milet, plusieurs brefs témoignages – notamment de Strabon et de Plutarque – mais je me contenterai d’examiner les deux principaux, l’un proche, celui d’Hérodote, rédigé moins de 50 ans après les faits, et celui, très tardif, d’Ammien Marcelin, qui date de la fin du IVe siècle de notre ère, près de 900 ans plus tard [8] .

Au livre VI de ses Histoires, qui porte sur les guerres médiques, Hérodote raconte que les Perses prennent d'assaut Milet et réduisent ses habitants en servitude, menant les prisonniers à Suse puis sur le golfe persique. Toute la population est déportée, les Perses se réservant Milet et la plaine et donnant les montagnes aux Cariens. Il poursuit :

21. Lorsque les Milésiens eurent ainsi à souffrir des Perses, les Sybarites, établis à Laos et Skidros depuis qu'ils étaient privés de leur patrie, ne leur rendirent pas la pareille pour ce qui s’était passé lors de la prise de Sybaris par les Crotoniates ; alors, tous les Milésiens d’âge adulte s'étaient rasé la tête et s’étaient imposé un deuil sévère ; car de toutes les villes, à notre connaissance, Sybaris et Milet avaient été unies par les liens les plus étroits de l’hospitalité. L’attitude des Athéniens fut toute différente de celle des Sybarites ; ils manifestèrent de mille façons l’affliction extrême que leur causait la prise de Milet ; notamment, quand Phrynichos, ayant composé une pièce sur la prise de Milet, la fit représenter, les spectateurs fondirent en larmes ; le poète fut puni d’une amende de mille drachmes pour avoir rappelé leurs propres malheurs [ôs anmnèsanta oïkèia kaka] et ils interdirent que quiconque se servît de cette pièce [kaï epetaxan mèdena chrèsthaï toutô tô dramati [9] .

Il y a plusieurs points à retenir de ce récit. Tout d’abord, la tragédie était un moyen pour les Athéniens de témoigner leur solidarité avec les cités alliées : Athènes se démarque ainsi des Sybarites. Ensuite, il se produit, au cours de la représentation, un grave dysfonctionnement : justifié au départ, le pathos s’exacerbe au point que le public entier fond en larmes. La raison de ce dérapage semble clair : la tragédie rappelle aux Athéniens leurs malheurs domestiques (ou leurs malheurs propres : oïkèia kaka [10] ) ; au lieu de susciter la compassion pour autrui, elle provoque une douleur personnelle. Cet excès de pathos est tel que la mécanique pathétique se dérègle, amenant la tragédie à s’auto-détruire, car pousser le public à des manifestations de douleur intenses, c’est l’amener à ne plus voir ni entendre. On ne voit pas quand les yeux sont brouillés de larmes, on n’entend plus quand on lance ces gémissements et ces plaintes qui, en Grèce, expriment un chagrin paroxystique. L’effet de cette perturbation majeure est radical : c’est l’inversion du processus habituel. Au lieu d’être primé, le dramaturge est puni : il est frappé d’une forte amende et sa pièce est interdite. Cela ne signifie pas qu’on interdit de la rejouer, car de toute façon cela ne se faisait pas [11] . Mais on empêche la diffusion écrite et il est sans doute interdit de reprendre le sujet [12] .

Qu’a donc fait Phrynichos ? On n’a pas la pièce – et pour cause – mais on peut être sûr qu’il n’a pas montré les violences guerrières : il n’y a, sur la scène grecque, aucun combat, même stylisé. Il n’a pu montrer que les effets : la guerre vue depuis l’arrière, par les victimes. Il montre sans doute les souffrances du siège, la douleur et le deuil des civils – sans doute des femmes et des vieillards, prêts à être déportés et asservis.

Mais qu’y a-t-il à cela de répréhensible ? A l’évidence, aux yeux du public athénien, Phrynichos a commis une double faute. Tout d’abord une faute « poétique » : il a dépassé la mesure, au point de dérégler la bonne gestion des affects tragiques. Il a détourné la réaction du public, en retournant la pitié pour autrui en douleur pour soi-même. De fait, les Athéniens ont, en 493, des raisons de se lamenter. Athènes a tout à craindre et peut se sentir menacée, car les souffrances de Milet pourraient devenir les siennes. Les Perses vainqueurs menacent de plus belle la Grèce continentale – et de fait, en 480, les Perses prendront Athènes et feront exploser le Parthénon. La population sera épargnée car elle s’est repliée, ne laissant, pour défendre l’Acropole, que quelques combattants qui seront massacrés.

Cette faute poétique se double d’une faute politique : montrer le martyre des Milésiens, c’est saper le moral du peuple athénien en réveillant une douleur qui ne peut qu’affaiblir la cité. Les deux fautes sont, du reste, étroitement liées, le problème étant sans doute que le public – composé d’une majorité d’hommes, sinon exclusivement masculin [13] – est acculé à une réaction de femmes. Dans les anecdotes antiques, les réactions paroxystiques – surtout au théâtre – sont le fait des femmes [14] . Platon le confirme dans un passage du livre X de la République qui condamne les chants débilitants en opposant fortement les réactions masculines et féminines face au désastre :

Mais lors qu’un deuil nous frappe nous-mêmes, as-tu remarqué que nous nous piquons du contraire, je veux dire de rester calmes et patients, persuadés que cette conduite convient à l’homme, et qu’il faut laisser aux femmes celle que nous louions tout à l’heure [15] ? (605d-e)

Dans le livre VII des Lois (800c-d), il va plus loin dans la réprobation des manifestations de douleur. L’Athénien s’indigne de ces chœurs qui, pendant un sacrifice, troublent l’âme des spectateurs par des chants lugubres, en cherchant, pour triompher des concurrents, à mettre la ville en larmes. La dénonciation de Platon explique a posteriori le crime de Phrynichos : pour montrer son savoir-faire et emporter la victoire, il veut perturber le public. Mais il ne se contente pas de le désespérer, il le féminise. On comprend, par conséquent, la punition exemplaire : on ne punit pas un dramaturge pour une tragédie qui s’auto-détruit ; on le punit parce qu’il met en danger la cité en affolant les citoyens et en les réduisant à une communauté de femmes gémissantes.

Le témoignage d’Ammien Marcellin est bien trop tardif pour qu’on puisse s’y fier totalement mais il donne d’autres informations et suggère des hypothèses intéressantes.

[3] Lors de la première guerre médique, les Perses après avoir mis l’Asie à feu et à sang, assiégèrent Milet avec de grandes machines, en menaçant ses défenseurs d’une mort horrible sous la torture. Ils poussèrent les assiégés, tous écrasés par l’ampleur de leurs malheurs, à tuer tous ceux qui leur étaient chers, à jeter dans le feu tous leurs biens meubles pour ensuite se précipiter à l’envi sur le bûcher commun où leur patrie expirait.

[4] Peu après, Phrynichos avait porté ce sujet sur le théâtre d’Athènes, en haut style tragique, et il fut, pendant un moment, écouté agréablement. Mais comme le style tragique devenait de plus en plus larmoyant, l’auteur s’attira l’indignation du peuple, qui pensait qu’il accumulait, de façon outrée [insolenter], ces douleurs, dans sa pièce, non pour consoler mais pour faire honte de ce que cette charmante cité avait supporté, abandonnée sans aucune aide de ses soutiens. Milet était en effet une colonie d’Athènes [16] .

Ammien Marcelin en dit plus sur les faits, qui sont encore plus pathétiques qu’on n’aurait cru : le suicide collectif des Milésiens, qui sacrifient leurs biens et leur vie, a de quoi susciter un pathos exceptionnel. L’historien latin décrit aussi un dysfonctionnement de la tragédie, qui est une faute poétique. Au départ, comme le veut Aristote, la mimésis fonctionne : la douleur de l’événement réel est changée en plaisir [17] . Mais le pathos est excessif. L’excès de larmes bafoue les normes : les larmes sont accumulées insolenter – contre l’habitude et sans mesure. Et la faute poétique débouche sur une faute politique : le public athénien se sent accusé d’avoir abandonné sans secours une cité amie.

Les deux témoignages convergent sur le mécanisme : une faute poétique – l’excès de pathos – débouche sur une faute politique. Mais sur la faute politique, ils divergent. Pour Hérodote, elle tient à la façon dont les spectateurs sont démoralisés et efféminés. Pour Ammien Marcelin, le public s’indigne d’une accusation de trahison et d’abandon. Ammien Marcelin prête à Phrynichos une intention politique là où Hérodote semble ne voir qu’une maladresse. Mais en vérité, il envisage peut-être déjà une intention maligne, puisqu’il déclare Phrynichos coupable d’avoir « réveillé » [anamnèsis] le souvenir des malheurs propres, ce qui peut s’entendre comme une visée délibérée aussi bien que comme un effet accidentel. Quelle que soit l’hypothèse retenue, les deux s’accordent à donner à la tragédie une portée pleinement politique. Car le théâtre ne se borne pas à commémorer, la tragédie entre en guerre en intervenant sur les événements, que ce soit accidentellement, en sapant le moral de la cité (Hérodote) ou volontairement, en accusant (Ammien Marcelin).

Eschyle à l’école de Phrynichos

Eschyle a retenu la leçon. Pour évoquer le même conflit, il fait des choix inverses. Il opte pour un autre moment, propre à susciter le soulagement et non l’angoisse : une victoire et non un désastre. Il faut dire que, vingt ans ont passé et que, après Salamine et après Platée, le danger perse est provisoirement écarté. Il opte aussi pour un autre camp : voir la victoire grecque comme un désastre, par les yeux de l’ennemi. C’est, en vérité, ce que Phrynichos a déjà fait : en 476, il a fait jouer Les Phéniciennes – tragédie également perdue – qui évoque Salamine vue par les femmes de Sidon. Eschyle, du reste, rend hommage à son prédécesseur : le premier vers des Perses, nous apprennent les scholiastes, est une reprise d’un vers des Phéniciennes. Ce vers repris souligne l’analogie du point de vue : les guerriers perses s’en sont allés (avec le double sens possible des verbes bainô ou oichomaï : sous « partir » on peut entendre « être mort [18] »). On est à l’arrière, où des femmes et des vieillards attendent. Cette attente, Eschyle la prolonge avec un art consommé du suspens, en la décevant et en la relançant sans cesse.

Les choix opérés par Eschyle sont liés à la situation de 472 : le péril perse est écarté (cette armée terrifiante a été plusieurs fois battue, sur mer et sur terre). Mais rien ne dit que cet empire immense, qui a largement les moyens de reconstituer ses forces, ne redeviendra pas une menace : Athènes ne peut prévoir que le danger est définitivement écarté. Elle doit donc se réjouir en évitant de triompher. C’est le parti pris que prend Eschyle : exprimer le soulagement sans excès, pour ne pas provoquer les dieux ni tenter le sort.

La tragédie soulage donc les Athéniens en suivant la dégradation de l’ennemi de trois façons. Tout d’abord, on voit les Perses passer de l’euphorie guerrière à la déploration funèbre : le contraste est vif entre la parodos, qui célèbre la puissance de l’armée, et l’exodos, qui déroule la litanie des morts. Ensuite, la tragédie orchestre l’effacement progressif du principal des rites perses, la proskunèsis, qui impose de saluer front à terre le Grand Roi et ses proches. Au fil de la tragédie, on assiste à quatre entrées successives de personnages de rang royal. La première est celle de la reine Atossa (v. 155 sq.), qui donne lieu à une proskunèsis en règle [19] . Lors de sa deuxième entrée (v. 598 sq.), Atossa est saluée comme « vénérable aux yeux des Perses » (« presbos Persaïs », v. 623) avec sans doute une forme très réduite de proskunèsis. La troisième entrée (v. 681 sq.) est celle de l’ombre de Darios, qui somme le chœur d’abréger les marques de respect (v. 698-699). La dernière est celle, inattendue, de Xerxès, dans l’exodos (v. 908 sq.), qui apparaît chancelant, dépouillé de toute pompe royale, sans suite et sans escorte (v. 1036). Le chœur n’esquisse pas l’ombre d’une salutation et c’est Xerxès dont les jambes se dérobent sous lui (v. 913-914) comme si les rapports s’inversaient et si c’était au Roi de plier le genou devant les vieillards.

À mesure que le rituel s’estompe, l’image de la royauté perse se dégrade. Le Grand Roi, qui se veut au-dessus de l’humanité, égal aux dieux, est un objet d’horreur pour la démocratie athénienne. Au départ, Xerxès incarne l’hubris perse : il est célébré comme roi de l’Asie (v. 73) et comme dieu (v. 57). Mais l’ombre de Darios, quand elle paraît au quatrième épisode, n’a plus grand-chose de son statut quasi divin : il n’est plus qu’un permissionnaire apeuré, soumis à ses maîtres infernaux et soucieux de ne pas dépasser le délai qu’ils lui ont prescrit (v. 692). Enfin, Xerxès arrive, et il est accueilli en coupable : le chœur l’accuse d’être responsable du massacre (v. 922-924) et il accepte l’accusation (v. 932-34). Le Grand Roi, descendu de son piédestal, se rapproche de l’humanité commune.

Ce faisant, la culture perse, qui incarne tout ce qui est étranger à la démocratie athénienne [20] , perd un peu de son aura fascinante et effrayante à la fois. Du coup, le pathos peut naître. Car parallèlement à la dégradation des rites et de la royauté perses, la tragédie ménage un crescendo pathétique qui aboutit, dans l’exodos, à un sommet d’intensité. Cette exodos est exceptionnelle puisqu’elle constitue un nouvel épisode avec l’arrivée inespérée de Xerxès. Son apparition est paradoxale : il est celui qu’on n’attendait plus (c’est déjà le début de l’exodos, et le chœur s’apprête à quitter l’orchestra) et il n’est plus celui qu’on attendait. En effet, juste avant de quitter la scène, Atossa allait en hâte chercher au palais des parures pour remplacer celles que son fils avait lacérées (v. 849-850). Comme Xerxès surgit peu après, il n’a certainement pas retrouvé l’éclat de son rang : il est chancelant et en haillons.

L’exodos met le comble au pathétique de deux façons. Tout d’abord, Xerxès fait un geste inouï : il donne à voir enfin l’armée qu’on attendait depuis le début, mais sous la forme dérisoire d’un carquois vide qui est la représentation du néant.

XERXÈS – Oras to loipon tode tas emas stolas

CHŒUR – Orô, orô

XERXÈS – Tonde t’oïstodegmona

CHŒUR – Ti tode legeis sesôsmenon

XERXÈS – Thêsauron beleessin

CHŒUR – Baïa g’ôs apo pollôn [21]

 

XERXÈS – Tu vois tout ce qui reste des forces que j’avais levées ?

CHŒUR – Je vois, je vois.

XERXÈS – Avec ce réceptacle à flèches.

CHŒUR – Que dis-tu ? qu’as-tu sauvé encore ?

XERXÈS – Une réserve de traits.

CHŒUR – Bien peu sur des milliers !

Ensuite, l’exodos déroule la litanie des morts, avec une surenchère d’interjections et de cris : Eschyle décline toutes les exclamations de douleur : ô ô ; iô iô ; iôa iôa ; è è ; éè éè ; iè iè ; aïaï aïaï ; oïoï ; ototoï ; otototoï ; papaï papaï. Dans des répliques saturées de répétitions, le roi et le chœur des vieillards ressassent ces gémissements en une sorte d’agôn pathétique. Les cris sont assortis de gestes rituels : ils se frappent la poitrine, s’arrachent les cheveux et la barbe, lacèrent leurs vêtements. Ces manifestations excessives, qu’elles soient orales ou gestuelles, sont typiques du deuil tel qu’il est pris en charge par les femmes. L’exodos féminise donc le roi et les vieillards. Dans un livre célèbre, Nicole Loraux a montré que la tragédie est la voix du deuil, c’est-à-dire la voix des femmes [22] . C’est flagrant à la fin des Perses – mais d’autant plus surprenant que ce sont des hommes qui adoptent un habitus fortement connoté comme féminin.

On peut penser qu’Eschyle suit les traces de Phrynichos, mais en réalité, tirant la leçon de l’échec, il fait tout le contraire : au lieu de féminiser le public athénien, il féminise l’ennemi. C’est la forme ultime de cette dégradation que la tragédie accomplit. Au départ, il y avait une armée terrifiante qu’on ne pouvait même pas regarder, aussi insoutenable à la vue que le Grand Roi. À la fin, il n’y a que quelques vieillards conduits par un roi chancelant, qui mènent un deuil de femmes. La douleur est paroxystique sur scène, mais pas sur les gradins.

Nicole Loraux a eu l’intuition très juste que « la réception d’une tragédie comme Les Perses relevait d’un subtil dosage de patriotisme et de compassion  [23] ». Mais quel est ce dosage et comment Eschyle gère-t-il les affects ? Pour le comprendre il faut en distinguer deux types : les affects qu’il montre sur scène et ceux qu’il veut déclencher dans le public.

En montrant la guerre du point de vue des Perses, la tragédie montre leurs réactions, c’est-à-dire leur transformation affective, par phases successives. Tout d’abord, l’orgueil, qui va de pair avec la célébration épique de la puissance perse et de son armée invincible. Mais l’orgueil est rapidement perturbé par l’inquiétude : c’est Atossa qui, troublée par un songe (v. 176 sq.), s’informe d’Athènes et de la puissance de son armée (v. 231 sq.). Cette inquiétude se change en effroi quand le messager survient (v. 249) pour annoncer que l’armée a péri tout entière (v. 255). Mais l’espoir renaît quand il précise, au grand soulagement d’Atossa, que Xerxès est vivant (v. 299). Après l’apparition de Darios, l’atmosphère change : le commos qui suit le quatrième épisode (v. 852 sq.) dit la nostalgie d’un règne qui incarnait une puissance désormais perdue. Le regret laisse place à la douleur, qui atteint un sommet avec l’apparition de Xerxès et la litanie des morts. Mais la douleur se ritualise, ce qui est une façon de lorganiser et de la dominer. Et Xerxès, qui a assumé la culpabilité, reprend discrètement la main en menant le deuil et en entraînant le chœur vers la sortie.

En modulant les affects des protagonistes, la tragédie a une visée particulière : manipuler les affects du public athénien. Elle le fait de deux façons. La première consiste simplement à tenir les spectateurs en haleine en entretenant un suspens sur le retour de l’armée puis du roi. Ce suspens est en partie faux, puisque les Athéniens savent bien que l’armée perse ne reviendra pas et que Xerxès est vivant ; mais il est en partie vrai, car le spectateur ne sait pas si Xerxès va ou non paraître. La manipulation tient surtout à un autre processus : à travers les affects des Perses, Eschyle vise ceux du public. Les différents états par lesquels les Perses passent sur scène sont là pour susciter des réactions tout aussi variables chez les spectateurs. L’orgueil des Perses, au début, crée une sorte d’ironie tragique, puisque les Athéniens savent que, déjà engloutie, l’armée perse n’était pas si invincible. L’inquiétude d’Atossa s’enquérant de la puissance grecque, ne peut que flatter le public. La douleur des Perses produit ensuite des effets plus ambivalents. Il ne peut s’agir d’un simple renversement de l’affect en son contraire, où la douleur perse exciterait la joie athénienne. Le processus est plus complexe : le deuil des Perses ne peut déclencher une satisfaction revancharde, puisque, s’il signifie la libération des Athéniens, il dit aussi la précarité de toute chose. En effet, rien ne permet de penser, en 472, que la libération est définitive. Du reste, la tragédie le suggère puisque Xerxès, à la fin, prend la tête du rituel funéraire, signe que la Perse est prête à se relever. Du coup, il est essentiel, pour Athènes, de ne pas se livrer à la joie de la victoire, parce que l’éthos grec invite à la modération et que s’abandonner à une joie un peu sadique serait une forme d’hubris : il faut éviter de provoquer le sort. On peut donc supposer qu’il y a une forme de douleur partagée.

C’est d’autant plus vraisemblable que saisir le deuil de l’ennemi de l’intérieur permet de modifier l’image des Perses : à la fin, accablés par la douleur et dépouillés de leur morgue, ils semblent des hommes comme les autres. Du coup, leur douleur n’est plus celle de monstres barbares mais une douleur d’homme. Elle peut parler au public athénien, le contaminer juste assez pour susciter la pitié.

La tragédie met donc en œuvre les deux affects que prescrira Aristote : elle fait passer de l’horreur et de la peur – puisque les Perses sont un Autre effrayant et qu’ils ont failli anéantir Athènes – à la pitié, puisqu’on ne voit sur scène que des hommes frappés par le malheur. Cette pitié met la douleur à distance, comme celle d’autrui. Elle est tout le contraire des effets ravageurs de Phrynichos : il s’agit de vivre la douleur comme celle de l’autre, et non pas l’assumer au point d’en être submergé.

 

Il est un point sur lequel il est difficile de dire si Eschyle a suivi la leçon de Phrynichos : l’utilisation qu’il fait des événements guerriers. Il est impossible, en effet, de savoir quels échos du siège et des massacres parvenaient, en 493, jusqu’à l’orchestra. Pour Eschyle, en revanche, on peut observer le double usage qu’il fait des combats. Tout d’abord, il tire un effet surprenant de leur exclusion nécessaire, par l’ostension finale des reliques guerrières. Elle n’est pas seulement pathétique mais extraordinairement inventive, puisqu’elle renouvelle le spectaculaire en faisant spectacle de rien : en exhibant un objet dérisoire, elle donne forme concrète à l’anéantissement. Un carquois vide devient memento mori. Pour décrire les combats, Eschyle use d’un moyen plus normal, avec le récit que le messager fait de la bataille et de la retraite (v. 302-514). Ce récit d’un témoin direct (« autopsie » oblige, v. 266-27) a des traits épiques accusés (le catalogue et l’héroïsation) et il vise à la fois à glorifier discrètement les Grecs, qui sont montrés comme disciplinés et patriotes, et à faire perdre aux Perses leur aura terrible : au combat, ils sont brouillons, n’étant pas mus par une unanimité démocratique. Il est surtout écartelé entre un pathos qui n’est pas dépourvu parfois d’ambivalence [24] et l’amorce d’un protocole compassionnel.

Il est un point sur lequel on peut comparer les dramaturges : la façon dont ils ont géré la douleur de l’autre. Il est vrai que, dans les deux cas, il ne s’agit pas du même autre : Phrynichos a affaire à un alter ego et Eschyle à un barbare monstrueux. Ils mettent pourtant en œuvre un même processus : entendre, dans la douleur de l’autre, sa propre douleur, mais par une technique qui, chez l’un, s’est avérée catastrophique et, chez l’autre, extraordinairement efficace.

Phrynichos use d’une technique de contamination : il fait entendre, dans la douleur des Milésiens, les oïkèia kaka d’Athènes, c’est-à-dire qu’il fait de la douleur des protagonistes, la douleur du public, pour deux raisons. D’abord, parce que le sort de Milet est potentiellement celui d’Athènes : plus rien ne protégeant la Grèce continentale, la pitié pour les Milésiens devient peur pour soi-même. Ensuite parce que le martyre de Milet réveille les remords d’Athènes, si l’on suit Ammien Marcelin et le possible sous-entendu d’Hérodote : la douleur de l’alter ego rappelle cruellement la culpabilité de celui qui l’a abandonné. Bref, Phrynichos montre la souffrance de Milet de façon à éveiller, dans le public athénien, une douleur double, qui est à la fois douleur de l’avenir (la peur d’une guerre qui pourrait anéantir Athènes) et douleur du passé (le remords de n’avoir rien fait).

Eschyle, lui, pratique la conversion affective. Il montre la douleur des Perses de façon à susciter des réactions mêlées : le soulagement (à cause du danger conjuré), la fierté (à cause du comportement des guerriers grecs dans la bataille), la pitié (devant un exemple terrible de coup du destin) et la crainte (d’un malheur toujours possible). Mais cette crainte est plus générale et plus lointaine : ce n’est pas la peur viscérale de ce que le martyre de Milet signifiait pour Athènes.

Voir la guerre par les yeux de l’autre permet, assurément, des effets raffinés. À défaut de montrer alternativement les camps – ce qui n’est guère imaginable en Grèce où la présence du chœur ancre nécessairement l’action dans une communauté – on montre une sorte de palimpseste où les réactions de l’un laissent transparaître celles de l’autre. Mais toute la question est de savoir de quel « autre » on propose la vision.

Voir sa propre victoire à travers les yeux de l’ennemi vaincu a l’avantage de conjurer le risque d’hubris, d’éviter un triomphe indécent devant le malheur d’autrui : Eschyle se contente de glisser des hommages discrets mais répétés à l’armée grecque dans les questions inquiètes d’Atossa et dans le récit de la bataille ; il laisse au public le soin de ressentir soulagement et satisfaction. La satisfaction reste muette, et l’hubris est tempérée par la souffrance d’un autre qui, bien que barbare, apparaît comme un homme. Il atteint ainsi un équilibre des passions – mèden agan, dit le temple de Delphes.

Voir sa défaite à travers les yeux d’un « faux » autre, d’un alter ego, expose au risque inverse – où est tombé Phrynichos – d’effondrement et d’absorption pathétique : se laisser envahir et écraser par une douleur qui n’emporte pas seulement la tragédie dans un torrent de larmes mais qui mine le moral de la cité.

La tragédie est une opération civique. C’est pourquoi il ne faut pas opposer la lecture « pathétique » que Nicole Loraux fait de la tragédie et la lecture politique proposée auparavant par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et leurs émules. Car les deux sont solidaires : la tragédie est une école civique de dressage des passions, ce que Phrynichos a prouvé à son corps défendant et Eschyle avec une maestria qui force l’admiration.

Notes

  • [1]

    Cette violence est, du reste, inscrite dans l’infrastructure du théâtre grec : une machine, l’eccyclème, est conçue pour exhiber, à la fin, le monceau de cadavres que l’action tragique laisse derrière elle.

  • [2]

    Voir Jules-César Scaliger, Poetices libri VII, Genève, 1561, III, 97, p. 144 ; Jean de la Taille, De l’art de la tragédie, in Saül le Furieux, Paris, F. Morel, 1572, f. Aii v ; Pierre de Laudun d’Aigaliers, Art Poétique français, 1598, V, 4, p. 282 ; Daniel Heinsius, De Tragoediae constitutione liber (1611), chap. 2, éd. A. Duprat, Genève, Droz, 2001, p. 127.

  • [3]

    Voir Averroes’ Middle Commentary on Aristotle’s Poetics, trad, intr. et notes de Charles E. Butterworth, Princeton University Press, 1986 ; Averroès définit la tragédie comme « art de l’éloge » (des héros morts).

  • [4]

    Voir par exemple Thomas Heywood, An Apology for Actors, Londres, N. Okes, 1612, livre II, f. E3v.

  • [5]

    Il est vrai que les vidéos mises en ligne par les djihadistes ont donné récemment une cruelle réalité à ce phantasme.

  • [6]

    On a seulement le titre d’une ou deux autres qui semblent avoir porté également sur des événements historiques proches. Il y a par ailleurs une tragédie latine dans ce cas, l’Octavie du pseudo-Sénèque.

  • [7]

    « La guerre sera l’affaire des hommes » [polémos d’ andressi mélèsei] (VI, 492).

  • [8]

    L’étude la plus fouillée, sur la pièce de Phrynichos, est celle de David Rosenbloom, « Shouting ‘Fire’ in a Crowded Theater: Phrynichos’ Capture of Miletos and the Politics of Fear in Early Attic Tragedy », Philologus n° 137, 1993, p. 159-196. On peut consulter aussi, outre le livre de Nicole Loraux cité infra, Joseph Roisman, « On Phrynichos’ Sack of Miletos and Phoinissai », Eranos, n° 86, 1988, p. 15-23, et Paul A. Kottman, « « Mimesis, » Tragedy: The Scene before Philosophy », Theatre Journal, n° 55, 1, 2003, p. 81-97.

  • [9]

    Hérodote, Histoires, VI, 21 (écrit vers 445). Je cite la traduction de Ph.-E. Legrand, Paris, Belles Lettres, 1963, en en modifiant la fin.

  • [10]

    La critique a beaucoup spéculé sur ces oïkeia kaka. Roisman (art. cit.) est allé jusqu’à reculer la date de la représentation pour y voir une allusion au sac d’Athènes (480).

  • [11]

    Ne sont attestées que des reprises privées : Hiéron, tyran de Syracuse, invite Eschyle pour faire jouer Les Perses dans son palais, en 470.

  • [12]

    Interdiction, dit Hérodote, de « se servir de cette pièce » : il emploie le mot drama qui peut aussi bien désigner la pièce que l’action qui se déroule sur scène, c’est-à-dire le sujet.

  • [13]

    La critique hésite périodiquement sur la présence ou non des femmes sur les gradins, sans jamais donner de preuve décisive dans un sens ou dans l’autre.

  • [14]

    La plus célèbre et la plus exacerbée de ces réactions pathétiques est celle provoquée par l’apparition des Erinyes dans les Euménides d’Eschyle : les femmes enceintes accouchent et les enfants meurent de peur. La première attestation est, à ma connaissance, la Vie d’Eschyle, texte anonyme de l’antiquité tardive : témoignage apocryphe qui relève du fantasme théorique. Le texte est donné dans Eschyle, Tragédies, tome 1, éd. et trad. P. Mazon, Paris, Belles Lettres, 1984 [1921], p. xxxiv. Sur ce texte, qu’on trouve dans les plus anciens manuscrits, voir l’introduction de P. Mazon, p. i.

  • [15]

    Je cite la traduction d’Emile Chambry, Paris, Belles Lettres, 1948. Le livre III déjà laissait les thrènoï aux femmes, et mêmes à celles qui ne sont pas « valeureuses » (spoudaïaï) (387e-388a).

  • [16]

    Ammien Marcellin, Res Gestae, Livre XXVIII, 1, 3-4 (ma traduction). Le texte a été diffusé vers 392.

  • [17]

    C’est le paradoxe de la mimésis, selon Aristote : ce qui est pénible à voir dans la réalité procure du plaisir quand il est représenté. Aristote, qui pense sans doute à la peinture, donne l’exemple de l’animal répugnant et du cadavre (Poétique, chap. 4, 1448b).

  • [18]

    le premier vers des Perses est « Tade men Persôn tôn oïchomenôn », citation d’un vers des Phéniciennes prononcé par un eunuque qui annonce la défaite : « Tad’esti Persôn tôn palai bébèkotôn » : les verbes changent, mais ils sont synonymes. Voir Luciano Canfora, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, trad. fr., Paris, Desjonquères, 1994 [1986], p. 186.

  • [19]

    Juste avant de la saluer (v. 155), le chœur dit qu’il se prosterne : « prospipnô » (v. 152).

  • [20]

    Sur ce que la Perse représente pour les Grecs et pour Eschyle, voir Ippokratis Kantzios, « The Politics of Fear in Aeschylus’ « Persians » », The Classical World, vol. 98, nº 1, 2004, p. 3-19.

  • [21]

    V. 1018-1023.

  • [22]

    Nicole Loraux, La Voix endeuillée, Paris, Gallimard, 1999. Elle évoque La Prise de Milet et les Perses au chap. 4, notamment p. 67-77.

  • [23]

    Op. cit., p. 78.

  • [24]

    Certaines images, comme celle des perses harponnés comme des thons (v. 424), même si elles ont une ascendance épique, sont porteuses d’un effet comique possible. Il ne faut pas pourtant forcer la note comme font les commentaires de l’édition de Boris Donné et Danielle Sonnier, Paris, G.F., 2000.

Pour citer cet article

François LECERCLE, "Dans la douleur de l’autre (Eschyle et Phrynichos)", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.),  Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/francois-lecercle-dans-la-douleur-de-lautre-eschyle-et-phrynichos/, page consultée le 26 Décembre 2024.