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Dialogue 1 : Comment transmettre l'héritage de la littérature étrangère dans l'enseignement secondaire et universitaire ?

ARTICLE

« Comment transmettre la littérature étrangère dans l’enseignement secondaire et supérieur ? » Telle était la question posée par les organisateurs de l’atelier proposé au congrès de Bordeaux à l’initiative d’Yves Chevrel. « Transmettre » la connaissance, le goût, le plaisir de la littérature étrangère à travers des œuvres ou des extraits en traduction (sans exclure, dans certains contextes, la coprésence modulée de la langue originale), tel est donc le défi devant lequel se trouve placé l’enseignant au collège, au lycée et à l’université. Nous entendons ici par « littérature étrangère », tant l’œuvre qui occupe des champs littéraires étrangers ou transversaux, que le texte littéraire saisi dans son opération de passage, linguistique et éditorial.

Toute approche pédagogique se fonde – consciemment ou inconsciemment – sur une conception de la culture et sur la fonction attribuée à l’institution scolaire et universitaire. Elle est, de plus, déterminée par la réflexion théorique menée en amont sur la matière enseignée. Il y a donc une responsabilité collective dans la transmission ou la non-transmission d’un pan entier de la culture : limiter le corpus des œuvres littéraires à l’hexagone, c’est nier la part des échanges qui constituent, nourrissent et transforment toute littérature. À une époque où les frontières s’estompent, où les jeunes partent et partiront de plus en plus se former – au moins en partie – à l’étranger, il serait paradoxal que l’école pratique un protectionnisme de mauvais aloi, et creuse ainsi l’écart entre une société en pleine évolution culturelle et un lieu déconnecté de toute réalité. Comment faire bouger les choses ?

D’abord, il est essentiel que l’enseignant intègre la littérature étrangère dans son enseignement, en dépit de la place restrictive qu’elle occupe dans les derniers programmes d’enseignement. À l’université, il est important que les comparatistes fassent, dès la première année de licence, un état des lieux sur la connaissance des (grands) auteurs étrangers, et remédient à certaines lacunes peu acceptables dans un cursus de lettres. L’honnête homme du XXIe siècle est un « homme mêlé », un esprit ouvert sur l’autre et l’ailleurs, envers et contre les jugements erronés sur « la nécessité de connaître d’abord la littérature française avant d’aborder la littérature étrangère ».

Ensuite, il faut, pour reprendre les termes de Berman, « apprendre à lire une traduction […] à devenir lecteur de traduction » [1] , ce qui ne va pas de soi. Les changements et transpositions linguistiques, littéraires, culturels qui transforment toute œuvre lorsqu’elle franchit une frontière permettent d’en renouveler la lecture. La traduction n’apparaît plus seulement comme une médiation nécessaire, mais comme une variation qui engage le(s) sens de l’original, en révèle la richesse, la polysémie, la multiplicité sur l’axe du temps et des déplacements. Dans ces passages, le traducteur occupe une place privilégiée qu’il faut circonscrire et analyser, entre passage, création et recréation.

Les organisateurs étaient soucieux de se fonder sur les orientations données par l’inspection générale aux programmes de l’enseignement secondaire, sur les attendus de l’enseignement de la littérature comparée à l’université et sur des expériences pédagogiques réalisées ou à l’état de projets. Pour cela, il fallait à la fois évoquer les contextes scolaires et universitaires réels et leurs acteurs, afin de prendre en compte tout autant les limites imposées par les textes, les examens et les concours, que les libertés autorisées par l’institution. À partir d’expériences diverses qui attestent de parcours possibles, relatées dans les diverses communications, la réflexion engagée peut nourrir le débat qui n’est qu’amorcé dans cet atelier, et qui donnera lieu à d’autres rencontres dont les modalités seront à définir : c’est à ce prix que pourrait / pourra être sauvé ce que l’institution est en train de sacrifier.

 

La séance s’est déroulée autour des interventions de Brigitte Quilhot-Gesseaume, Lise Chapuis, Danielle Risterucci-Roudnicky et Yves Chevrel.

Intervention de Brigitte Quilhot-Gesseaume [2]

Avant d'aborder les questions que soulève l'enseignement des littératures étrangères dans les classes de lycées aujourd'hui, je partirai d'un rapide état des lieux, portant sur les programmes et les manuels. De ces deux éléments et plus largement de la situation de l'étude de la littérature dans le secondaire découleront des réflexions que je poserai sous forme de questions.

 État des lieux - Les programmes d'enseignement de français et littérature [3]

En 2001 paraissent de nouveaux programmes pour le lycée général et technologique. Les finalités de l'enseignement du français déclinent en termes de progression d'une classe à l'autre l'approche des littératures européennes : littératures française et francophone privilégiées en Seconde, mise en relation de ce domaine avec la dimension européenne des faits littéraires en Première. L'un des objets d'étude est plus particulièrement concerné par cette ouverture : intitulé « Mouvement littéraire et culturel » en classe de Seconde, pour la classe de Première il devient « Mouvement littéraire et culturel français et européen ». Le professeur y est invité à faire étudier « en tant que tel » un mouvement situé entre le XVIe et le XVIIIe siècle. La classe de Première L bénéficie en plus d'un objet d'étude spécifique : « Les réécritures ». Outre des études intertextuelles, il y est proposé de travailler sur les traductions. Les documents d'accompagnement des programmes de 2001 donnent des listes d'œuvres dans lesquelles les auteurs et œuvres étrangères sont en bonne place.

En 2006 ces programmes sont modifiés pour la classe de Première. On ne parle plus désormais à ce niveau que de « Mouvement littéraire et culturel » dont le professeur conduira l'étude « en le situant dans son contexte européen ». Le document d'accompagnement développe moins l'ancrage européen que celui de 2001, sauf pour cet objet d'étude, présenté à travers deux périodes, la Renaissance et les Lumières, dont il est précisé qu'elles appartiennent à « l’Europe savante », à la « République des lettres ». Un second et nouvel objet d'étude, « Le roman et ses personnages : vision de l'homme et du monde », bénéficie aussi dans ces documents d'accompagnement d'une présentation qui englobe les littératures européennes : on attend du professeur qu'il inscrive cette étude dans l'histoire des idées et des cultures – « l'on s'attachera en particulier à faire comprendre comment les grandes étapes de l'histoire du roman sont liées à l'histoire du sujet dans la littérature occidentale ». On note enfin l'intérêt accordé à l'apport de l'héritage antique.

Même si l'on constate un retrait des littératures européennes dans l'évolution des programmes de 2006 par rapport à 2001, les deux documents d'accompagnement, tels qu'ils sont conçus, ne s'excluent pas mais s'additionnent : l'ouverture aux littératures étrangères posée en 2001 est maintenue et les documents d'accompagnement offrent des pistes d'étude variées. Pour la classe de terminale L est créée en 2001 l'option "Littérature". Elle repose sur un programme renouvelable tous les ans par moitié et qui porte sur quatre objets d'étude abordés par des œuvres intégrales, incluant les littératures étrangères : grands modèles littéraires (antiques, français du Moyen Âge à l'âge classique, européens), langage verbal et image (littérature et langage de l'image, littérature et cinéma), littérature et débat d'idées (œuvres et textes participant à un débat d'idées majeur dans l'histoire littéraire et culturelle), littérature contemporaine (œuvres contemporaines françaises ou de langue française, œuvres étrangères en traduction).

La réforme du lycée mise en œuvre en 2010 introduit de nouveaux enseignements et de nouveaux programmes. Ceux de français, publiés au Bulletin officiel du 30 septembre 2010, entrent en vigueur en septembre 2011 pour la classe de Seconde. Ils sont recentrés sur les fondamentaux et quelques genres et mouvements littéraires. En perdant de l'ambition, ils perdent l'ouverture qui caractérisait les précédents programmes.

En Seconde ce nouveau programme ne compte plus que quatre objets d'étude au lieu de sept : le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme ; la tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme ; la poésie du XIXe au XXe siècle : du romantisme au surréalisme ; genres et formes de l'argumentation : XVIIe et XVIIIe siècles. En Première le programme est ramené à quatre objets d'étude pour toutes les séries (au lieu de cinq précédemment) : le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours ; le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours ; écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours ; la question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIe siècle à nos jours. La Première L bénéficie de deux objets d'étude supplémentaires : « Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu'à nos jours », « Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme ». Si la première des finalités des programmes de 2010 est « la constitution et l'enrichissement d'une culture littéraire ouverte sur d'autres champs du savoir et sur la société », force est de constater qu'il n'est question de littératures étrangères qu'à un seul endroit et pour un seul des deux objets d'étude de Première L : « Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme ». L'objectif est de faire découvrir aux élèves un mouvement culturel et artistique d'ampleur européenne. Quelques axes d'étude sont proposés : définition de l'humanisme à travers ses valeurs, son histoire et ses apports dans tous les domaines de la pensée et des sciences, les sources antiques de la culture européenne, la circulation des idées, les arts et les lettres comme le creuset d'une conscience européenne. Pour autant, les littératures européennes y ont une part mineure : il est en effet précisé que l'étude part soit d'une œuvre intégrale française, soit d'un groupement de textes incluant des textes des littératures européennes. Il est toutefois rappelé aux enseignants de proposer des textes « appartenant aux littératures des pays d'Europe ».

Alors que les littératures étrangères sont ainsi très circonscrites, il n'en est pas de même pour la culture et les textes de l'antiquité grecque et latine, convoqués dans la moitié des objets d'étude - ainsi que pour les textes et documents ouvrant sur l'histoire des arts, ce dernier enseignement ayant été inscrit dans tous les niveaux et programmes d'enseignement au Bulletin officiel du 8 mai 2008. Le texte officiel va jusqu'à préciser la constitution des corpus requis. Ainsi pour le théâtre en Seconde ils comporteront « un choix de textes et documents permettant de découvrir les œuvres du théâtre grec et latin » et en Première « un choix de textes et documents permettant de réfléchir aux fonctions et significations du théâtre dans le monde grec et latin… ». Pour l'argumentation, en Seconde « un choix de textes et documents permettant de donner aux élèves des repères concernant l'art oratoire et de réfléchir à l'exercice de la citoyenneté » et en Première « dans une perspective humaniste de connaissance des sources, un choix de textes et documents permettant de retrouver dans les œuvres antiques les racines de questions et de représentations touchant à la condition de l'homme ».

La place obligatoire des littératures antiques se justifie comme un palliatif à l'amenuisement de l'enseignement du latin et du grec et un détour pour redonner à ces cultures et littératures leur place dans la constitution d'une pensée et d'une culture européennes - un socle, une culture partagée, un héritage commun. Mais les littératures étrangères, européennes d'abord, sont limitées à la série littéraire, part restreinte pointée par le programme lui-même : « la prise en compte d'un espace culturel européen permet de familiariser les élèves avec quelques [c'est moi qui souligne] textes de référence partagée ». Le fait que la littérature comparée ne soit pas une discipline d'enseignement dans le second degré n'est sans doute pas étrangère à cet état de fait.

En terminale L, le programme spécifique de « Littérature » est ramené à 2h hebdomadaires. Il ne comporte plus désormais que deux domaines d'étude portant sur des œuvres contemporaines : « Littérature et langage de l'image » ; « Lire-écrire-publier ». Deux œuvres, renouvelées par moitié, sont prescrites au Bulletin officiel chaque année.

Parmi les nouveaux enseignements établis par la réforme, qui ont pour but de redessiner la série L et de préparer les élèves à la « poursuite d'études dans le champ des humanités », nous  concernent : en Seconde l'enseignement d'exploration « Littérature et société » et en Première L et terminale L celui de « Littérature étrangère en langue étrangère ».

En Seconde les enseignements d'exploration – au nombre de treize – recouvrent toutes les disciplines d'enseignement et sont parfois pluridisciplinaires. Leur finalité est double : permettre aux élèves la découverte de ces domaines et les aider dans leurs choix d'orientation, contribuer à leur culture générale dans ces domaines. L'enseignement d'exploration « Littérature et société » est bi-disciplinaire, français et histoire. Parmi les six thèmes proposés trois au moins devront être traités : « Ecrire pour changer le monde : l'écrivain et les grands débats de société », « Des tablettes d'argile à l'écran numérique : l'aventure du livre et de l'écrit », « Images et langages : donner à voir, se faire entendre », « Media, information et communication : enjeux et perspectives », « Paroles publiques : de l'agora aux forum sur la toile », « Regards sur l'autre et l'ailleurs ». Ce dernier thème permet d'aborder les cultures, traditions et civilisations étrangères. Les textes et documents supports d'étude sont, entre autres, des récits de voyage, fictions, passages d'essais… Ils permettent de s'intéresser aux regards du poète, et de l'écrivain, du reporter, de l'explorateur, de l'historien, de l'anthropologue, de l'archéologue, du géographe, de l'ethnologue, du sociologue. Les littératures étrangères y ont donc leur place et les approches proposées sont thématiques.

En Première L et Terminale L, l'enseignement « Littérature étrangère en langue étrangère » doit solliciter des « échos » avec l'enseignement de « Littérature », est-il précisé. Cet enseignement est assuré par le professeur de langues, à raison de 2h hebdomadaires. Le programme repose sur six thématiques : « Je de l'écrivain et jeu de l'écriture », « La rencontre avec l'autre, l'amour, l'amitié », « Le personnage, ses figures et ses avatars », « L'écrivain dans son siècle », « Voyage, parcours initiatique, exil », « L'imaginaire ». Les objectifs sont de « développer le goût de lire et augmenter l'exposition de l'élève à la langue, ouvrir un nouvel espace pour une pratique accrue de la langue, initier aux réalités les plus structurantes de la littérature de la langue étudiée (grands mouvements littéraires et principales thématiques portées par de grands auteurs) ». Le programme précise que l'approche ne peut être exhaustive : « il s'agit essentiellement de construire des repères solides chez les élèves, de leur donner le goût et l'envie d'aller plus loin, de les familiariser avec la lecture et de les entraîner à la lecture suivie ». L'étude répondra à une double approche : historique et générique. Elle portera sur les grands mouvements littéraires et les trois genres (récit, poésie, théâtre) comme reflets de l'Histoire, elle permettra de situer les auteurs et les œuvres dans une chronologie « porteuse de sens ». Elle mettra en évidence la singularité de la littérature abordée. Le nombre d'œuvres à lire n'est pas précisé, sauf pour la lecture autonome des élèves : au moins une œuvre est « recommandée ». Dans le cadre du cours, il est question de lecture d'extraits significatifs d'une même œuvre afin d'entraîner les élèves à la pratique personnelle de la lecture et de faire découvrir des œuvres majeures. Les enseignants choisiront parmi les six thèmes « un itinéraire cohérent et structurant ».

Je regarderai maintenant brièvement les programmes de collège (Bulletin officiel spécial n°6 du 28 août 2008) mis en place à la rentrée 2009. Ils introduisent de manière prescriptive les littératures étrangères et les textes antiques, avec pour objectif de fonder une culture humaniste, reposant sur « les textes fondateurs et les grandes œuvres du patrimoine ». Il est précisé que ce patrimoine est « principalement français et francophone, mais aussi européen, méditerranéen ou plus largement mondial ». De fait en 6e c'est à travers l'Antiquité (Gilgamesh, la Bible, Homère, Virgile et Ovide) et les contes (Les Mille et une nuits, Grimm et Andersen, Lewis Carroll, l'Afrique). En 5e, outre le Moyen Âge qui convoque les grands héros de l'Occident, les récits d'aventure font la part belle à Marco Polo, Defoe, Stevenson, Jack London. En 4e, l'étude du récit réaliste et fantastique au XIXe siècle englobe tous les écrivains étrangers qui les ont illustrés. Enfin en 3e, outre le récit et la poésie qui font explicitement référence à des auteurs étrangers (récit d'enfance et d'adolescence, roman et nouvelles des XXe et XXIe siècles porteurs d'un regard sur l'histoire et le monde contemporain), le théâtre (de la tragédie antique au tragique contemporain) convoque les tragédiens antiques et Shakespeare.

Les manuels

Ils répondent à un cahier des charges lié aux programmes. Ceux qui viennent d'être publiés pour les classes de Seconde (sept manuels) et de Première (quatre manuels) montrent avec plus de force que précédemment ce lien. L'entrée des textes antiques se marque dans tous sauf un. En Seconde les textes étrangers que l'on trouve dans deux ou trois manuels sont Shakespeare, Tolstoï, Tourgueniev, Dickens, Keats et Leopardi. Pour les autres auteurs, on peut parler de saupoudrage infinitésimal. En classe de Première la situation est encore plus éclatée, sauf pour la série L : tous les manuels consultés recourent aux textes étrangers pour les deux objets d'étude les préconisant, étant entendu que la question des réécritures ne peut se passer du recours aux littératures étrangères. En revanche, il est intéressant de repérer le statut accordé à ces textes : sept manuels les placent au même niveau que des textes français ; six leur accordent parallèlement ou uniquement des statuts à part, voire minorants : prolongement, texte écho, texte complémentaire, perspective européenne ; le manuel le plus fantaisiste mêle perspective antique, écho de l'Antiquité, perspective européenne, perspective contemporaine, écho du XXe siècle, perspective théâtrale, perspective critique. Il va sans dire qu'aucun de ces textes n'est donné en langue originale.

Réflexions et questionnement

À l'issue de cet état des lieux, nous voici devant des réflexions et questions qui nous orientent autant vers des approches didactiques que vers les pratiques culturelles. Ce qui se montre, ce sont les obstacles et les freins à la place des littératures étrangères en lycée.

Le contenu des programmes

On constate tout d'abord un amenuisement entre le collège et le lycée. La continuité n'est pas assurée dans le sens d'une généralisation de l'étude des textes étrangers. Pourtant, le texte officiel définissant le « Socle commun de compétences et de connaissances » (BO du 20 juillet 2006) demande à la compétence 5, la culture humaniste, que les élèves de collège soient « préparés à partager une culture européenne : par une connaissance des textes majeurs de l'Antiquité (L'Iliade et L'Odyssée, les récits de la fondation de Rome, la Bible) ; par une connaissance d'œuvres littéraires, picturales, théâtrales, architecturales ou cinématographiques majeures du patrimoine français, européen et mondial (ancien, moderne ou contemporain) ». Le programme de collège reprend quasi textuellement le texte du Socle et relaye parfaitement ses demandes. Au lycée, on introduit donc une rupture en réservant l'étude des textes étrangers aux élèves de la série L. Certes on contribue à la spécifier, mais tous les élèves ne doivent-ils pas y avoir accès ?

En revanche, on constate une continuité entre le collège et le lycée dans l'injonction de faire étudier les textes antiques. Si l'on peut se réjouir du retour de ces textes, de l'étude d'œuvres étrangères en langue étrangère pour la série L, il reste que l'on crée un hiatus entre le champ littéraire dans la société civile et le champ littéraire scolaire. En limitant l'ouverture aux œuvres étrangères ne risque-t-on pas d'amener le professeur de français à s'enfermer dans la littérature française, alors même que les arts et littératures étrangers font partie du quotidien culturel ?

Pour la série L, il est regrettable de limiter « l'étude des sources » aux textes antiques, comme on est en droit d'espérer que l'étude des œuvres étrangères en langue étrangère ne servira pas de seul support à un exercice langagier. Quant à l'humanisme et à la citoyenneté, ils ne peuvent se limiter aux textes antiques : l'honnête homme du XXIe siècle ne doit-il pas, comme l'honnête homme de la Renaissance, acquérir une culture ouverte sur les autres et sur l'ailleurs ? Faut-il rappeler qu'ici l'enjeu de formation est la constitution de la personne et de l'esprit critique par la confrontation à l'altérité et à la dialectique du relatif et de l'universel, principes pourtant fondateurs de programmes humanistes ?

Enfin la conformité aux programmes est un argument récurrent. Pourtant, toute étude d'un texte étranger est recevable dès lors qu'elle est correctement conduite, qu'elle s'intègre dans la séquence et qu'elle est en lien avec la problématique et les textes français attendus. C'est malgré tout un argument bloquant dès lors qu'il s'agit d'œuvres intégrales en langue étrangère : elles ont toujours été peu étudiées en classe, alors que l'introduction de la lecture cursive y invite largement, facilite l'accès aux œuvres et ouvre à un vaste choix.

Les pratiques et l'acculturation des enseignants

Les pratiques des enseignants de lycée sont plutôt marquées par la constance que par l'évolution. Et ce d'autant plus que la préparation aux Epreuves anticipées de français (EAF) crée une pression aussi bien sur la liberté et l'inventivité pédagogiques du professeur que sur ses choix de textes. Ce contexte favorise les arguments fallacieux en défaveur de l'ouverture aux autres littératures : la conformité aux programmes, la quantité de choses à aborder dans l'étude de la littérature française, le manque de temps, le peu d'appétence des élèves pour la lecture, le désir de ne pas les mettre en difficulté le jour de l'examen...

Une autre question se glisse derrière celle des pratiques didactiques : l'acculturation des enseignants et leur formation en littérature comparée. Qu'ont-ils lu dans leur parcours scolaire et universitaire ? Rappelons qu'il n'y a pas d'épreuve de littérature comparée au Capes de lettres modernes. Une fois devenus enseignants, se contentent-ils de ce qu'ils ont lu à l'université ? Dans leur temps personnel, que lisent-ils ? S'informent-ils de l'actualité littéraire ? Intègrent-ils leurs lectures à leur enseignement ? Ne mésestimons pas non plus le rôle des manuels dans leur acculturation.

Les modalités d'étude

L'idée préconçue que l'on ne peut pas étudier un texte traduit persiste : les enseignants ont sans doute des difficultés à concevoir comment aborder un texte traduit autrement qu'un texte de littérature française. Cette posture tient le plus souvent à une conception étroite de la lecture analytique qui la réduit à la recherche d'outils de la langue, de figures de style. De fait, il n'est pas possible d'appliquer cette démarche - qui au demeurant n'est pas celle attendue pour un texte de littérature française non plus - aux textes traduits. Du côté des prescripteurs c'est cet argument qui est souvent utilisé pour limiter la place des textes étrangers : la difficulté des enseignants à savoir les aborder. Curieusement on ne le retrouve pas pour les textes antiques, alors même que la traduction est bien entendu la seule façon de les aborder pour la quasi totalité des lecteurs.

Par ailleurs, la traduction n'est pas prise en compte dans sa nature même, dans son histoire et dans sa complexité : elle apparaît trop souvent encore comme une simple médiation. L'analyse du choix des traductions dans les manuels est d'ailleurs un exercice révélateur du statut qui peut lui être accordé, de la réflexion que les concepteurs de manuels ont conduite ou non, et des connaissances qu'ils ont des traductions et retraductions aujourd'hui.

Parallèlement et de manière tout aussi significative, l'absence d'utilisation de fragments en langue étrangère est flagrante : les enseignants de lettres n'ont pas toujours pu acquérir une maîtrise suffisante des langues vivantes dans leur parcours de formation - ce qui est en train de changer aujourd'hui - et ils ne pratiquent pas toujours la transdisciplinarité avec leurs collègues linguistes, pour cette même raison.

Les manuels

Ils devraient constituer des réservoirs de textes, mais ils s'avèrent en fait contre-productifs. Leur format même, celui des morceaux choisis, est un frein. La plupart du temps ils correspondent au patrimoine et aux problématiques des genres et grands mouvements littéraires. Mais ils peuvent aussi être le fait de modes, de succès éditoriaux, de thèmes d'actualité. Comment donner une idée d'une œuvre étrangère à travers un texte ? De son ancrage temporel et historique, de sa culture ? Comment éviter ce qu'a d'artificiel ce « morceau choisi » ? Comment s'orienter dans ces propositions ?

Les réponses à ces réflexions sont à chercher, inventer dans la formation des étudiants, dans celles des enseignants, dans l'institution. Elles sont aussi du côté du détour des sollicitations culturelles auxquelles les professeurs répondent volontiers parce que l'on sort de la classe et que l'on place les élèves dans des situations nouvelles et inventives. Ce sont les concours de lecture, les festivals, les salons, les ateliers, les librairies… qui permettent des rencontres d'œuvres et d'écrivains venus de tous les horizons.

Intervention de Lise Chapuis [4]

Comment transmettre les œuvres en traduction dans l’enseignement de la littérature au lycée et à l’université ? La question proposée par cet atelier renvoie à une difficulté souvent rappelée, à la suite d’Antoine Berman pour qui « Tout commentaire d’un texte étranger ne peut exister qu’à partir de l’original, de l’œuvre-dans-sa-langue. » [5] Dans les remarques préliminaires à l’Introduction à l’analyse des œuvres traduites, Danielle Risterucci-Roudnicky met en évidence les problèmes que pose l’étude de textes en traduction dans le cadre de l’enseignement de la littérature. Par ailleurs les programmes d’enseignement, notamment au lycée, accordent une place plutôt réduite à l’étude d’œuvres littéraires étrangères, comme le rappelle Brigitte Quilhot-Gesseaume. Dans le même temps, il semble indispensable que les jeunes générations prennent conscience de l’altérité et de la diversité dans un monde contemporain dont tout nous dit qu’il est et doit être mondialisé ; et l’étude des littératures étrangères devrait contribuer à cette prise de conscience. Dès lors, quelles pratiques adopter pour sensibiliser les élèves de lycée à des créations venues d’autres langues et d’autres cultures, comment leur transmettre ces œuvres traduites ?

Étudier les œuvres en traduisant, telle pourrait être une réponse à ces questionnements, et les ateliers de traduction littéraire peuvent constituer une solution pour contourner – temporairement – la difficulté de la transmission des œuvres traduites et la frilosité des programmes en matière d’étude des littératures étrangères. Ma contribution consistera donc en la présentation d’une expérience d’ateliers de traduction littéraire, menée à diverses reprises dans des classes de lycée de la région Aquitaine en tant que traductrice de textes littéraires italiens. Ma participation à ces ateliers s’appuie également sur une longue pratique de l’enseignement du français et de la littérature dans le secondaire ainsi qu’à l’université. C’est à partir de cette double expérience que l’atelier de traduction littéraire m’est apparu comme un indispensable moment de pratique-réflexion à proposer à des élèves de l’enseignement secondaire, futurs étudiants.

Le contexte large - Une attention particulière au livre et à la création littéraire

Il est nécessaire, en préambule, de préciser que ces ateliers de traduction littéraire naissent dans un contexte particulier. Il s’agit en effet d’un dispositif spécifique à la région Aquitaine et, me semble-t-il, unique de ce genre en France, mis en place depuis une dizaine d’années à travers un partenariat entre le rectorat de l’académie de Bordeaux et ECLA, l’agence régionale pour le livre, l’écrit et l’audiovisuel, dépendant du conseil régional d’Aquitaine, avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles. Il est important de noter que la Région Aquitaine mène depuis longtemps une politique active de soutien aux métiers du livre : soutien à la librairie indépendante, à l’édition, mise en valeur des auteurs, illustrateurs, les traducteurs étant considérés comme des acteurs ayant une place à part entière dans le processus créatif. Divers dispositifs en direction des lycées ont déjà cherché à mieux faire connaître et comprendre les professions liées au livre et à la création littéraire (notamment un dispositif intitulé « Courant livres »). Par ailleurs l’agence ECLA Aquitaine accueille également des écrivains et des traducteurs étrangers dans le cadre de résidences de création. On peut ainsi dire que ces ateliers de traduction en lycée sont le prolongement d’un travail de longue haleine mené sur l’ensemble de ce que l’on appelle « la chaîne du livre » d’une part, et d’implication dans l’éducation artistique des lycéens d’autre part. C’est d’ailleurs au chapitre de l’éducation artistique et culturelle que le descriptif de ces ateliers de traduction figure sur les sites à la fois du rectorat de l’académie et de l’association ECLA. [6]

Le dispositif institutionnel pour un atelier de traduction

Notons en effet que, sur le site rectoral, l’entrée pédagogique de cette action « Ateliers de traduction » ne renvoie pas stricto sensu à l’enseignement de la littérature comme discipline spécifique. Cependant, le descriptif figurant sur la fiche rectorale situe les ateliers de traduction dans le domaine « Lecture-écriture » avec comme thématique : « À la rencontre des œuvres des créateurs et des chercheurs ».

Les ateliers sont définis ainsi : « S’ils constituent d’excellents exercices de maîtrise de la langue – française et étrangère –, les ateliers de traduction favorisent la découverte de la production littéraire contemporaine ». Par ailleurs quelques pistes sont tracées dans la rubrique « Objectifs », à savoir : « réfléchir sur ce que signifie, en littérature, "traduire", et sur la notion de "traduction juste" / se confronter à la notion de contexte culturel nécessaire pour bien traduire et au travail d’enquête à mener / découvrir des œuvres littéraires étrangères contemporaines / découvrir un métier, celui de traducteur littéraire, et sa place dans la chaîne du livre ». On le voit, « transmettre les œuvres en traduction dans l’enseignement de la littérature » est loin d’être l’objectif unique de ce dispositif qui est cependant assez ouvert pour permettre une approche littéraire de l’œuvre étrangère par la pratique même de la traduction.

Le descriptif rectoral précise également que « les ateliers doivent être coordonnés par un binôme de professeurs de français et de langue auquel il serait souhaitable d’adjoindre, au minimum, l’enseignant documentaliste » : même si elle n’est pas toujours respectée dans les faits, pour des raisons diverses, cette exigence de collaboration entre un professeur de lettres et un professeur de langue doit garantir l’étude du texte sous le double aspect linguistique et littéraire.

Enfin il est à noter que le projet doit être formalisé et validé, d’une part par la DAAC (Délégation académique à l’action artistique et culturelle) du rectorat, d’autre part par le conseil de l’établissement scolaire, dans la mesure où une légère participation financière est demandée à celui-ci, l’essentiel du budget étant pris en charge par l’agence régionale pour le livre, avec le soutien de la DRAC Aquitaine. Cette clause permet la prise en compte des ateliers de traduction comme un projet pédagogique à part entière au niveau de l’établissement, et cela paraît être de nature à légitimer non seulement la traduction comme pratique professionnelle (un métier parmi d’autres à connaître dans les propositions d’orientation des élèves), mais comme pratique littéraire de lecture, d’analyse et d’écriture, précisément les compétences qui sont requises des élèves dans leur étude scolaire des textes. L’organisation concrète des ateliers est laissée à l’initiative des partenaires, à savoir les enseignants et le traducteur, le volume horaire moyen étant d’une dizaine ou douzaine d’heures.

Une fois posé ce cadre institutionnel, reste à voir comment peut être élaboré le projet pédagogique à l’intérieur du dispositif, et ce que l’on veut ou peut en faire en fonction des contraintes imposées par les structures d’enseignement et les programmes.

La mise en place d’un atelier de traduction littéraire - Objectifs et contraintes

Deux données principales déterminent essentiellement la mise en place concrète d’un atelier, laquelle peut être assurée et coordonnée par le professeur documentaliste : d’une part le nombre d’heures et de séances (qui conditionne l’organisation du travail), d’autre part l’objectif pédagogique visé, et il est important que celui-ci soit clairement défini. En effet selon que le projet pédagogique est porté plutôt par le professeur de langues ou par le professeur de lettres, les visées peuvent différer, et parfois de manière sensible : d’un côté l’accent sera mis sur les compétences de l’élève dans la langue étrangère (langue-source), sur la découverte possible de l’articulation entre la langue, la culture et l’art, de l’autre il sera mis sur l’histoire de la langue, sur l’amélioration des compétences en français (langue-cible), mais peut-être plus encore sur l’analyse textuelle et stylistique. La bonne articulation entre ces visées doit permettre précisément de comprendre et d’analyser, par la pratique de la traduction, l’écriture d’une œuvre étrangère et sa version française.

La mise en place de l’atelier doit aussi prendre en compte des contraintes matérielles parfois lourdes : l’organisation des emplois du temps rend souvent difficile un travail concentré sur un texte ; le nombre des élèves pratiquant telle ou telle langue dans une classe (en LV1, LV2 ou LV3) fait que l’on peut être amené à construire un projet d’étude linguistique avec des élèves ne pratiquant pas tous la langue à traduire ; enfin, dans les classes d’examen, il est nécessaire de faire entrer le travail de l’atelier dans le cadre d’épreuves strictement définies.

L’ensemble de ces éléments (sans parler de conditions techniques telles que la présence de dictionnaires variés ou d’accès à internet) crée un cadre de contraintes non négligeables sur lesquelles il est préférable de prendre appui pour l’élaboration de la suite des séances qui se fait entre le traducteur et le/les enseignant(s), à partir de propositions et de choix discutés.

À travers des expériences d’ateliers, réfléchir sur la traduction

Si l’on demande aux élèves quel est le dernier texte traduit qu’ils ont lu, la plupart ne se souvient tout simplement pas d’avoir lu un texte traduit, il semble donc particulièrement nécessaire de les amener à réfléchir sur le rapport au texte littéraire. C’est pourquoi il m’a toujours paru important d’ouvrir l’atelier par une séance d’introduction à la notion de traduction, à travers un regard comparatif sur des textes, original et traductions face à face. Un tel exercice requiert de se tourner vers les seules œuvres souvent retraduites, à savoir les classiques.

Dans le cas de l’italien, c’est naturellement à Dante Alighieri que l’on peut avoir recours, le nombre des œuvres de la littérature italienne maintes fois, voire une seule fois, retraduites étant relativement réduit. Il s’agit ici en l’occurrence des quatre premières « terzines » du chant 1 de « L’Inferno », livre I de La Divina Commedia. Outre le texte original (« Nel mezzo del cammin di nostra vita… », extrait qui, on le précise aux élèves, appartient au bagage culturel de tout Italien) sont données les versions suivantes : Lamennais, 1855, version en prose / Littré, 1879, version en vers, ancien français / Masseron, 1947, version en prose / Pézard, 1965, version médiévisante, décasyllabes / Risset, 1985, version rythmée, vers libres / Vegliante, 1996, version en vers, orientation philologique / Scialom, 1996, version en vers, lexique courant.

L’objectif, en début d’atelier, est de susciter la réflexion sur la multiplicité des traductions, casser d’emblée l’idée de la « bonne » traduction, de la traduction « juste », sortir du schéma « exercice de version » pour entrer dans le fait littéraire. En effet s’il n’y a pas une bonne et juste traduction, il est nécessaire de se demander ce que cela signifie. Par ailleurs, pourquoi traduire en prose un texte en vers, pourquoi traduire en ancien français ou en français moderne un texte qui, lui, date du moyen âge ? Très vite se font jour des questions qui permettent d’aborder des notions d’histoire des langues et des littératures (texte médiéval dantesque /italien moderne ; texte « médiéval » donné par Littré / français moderne ; rôle de la création de Dante dans l’histoire de la langue italienne, etc.)

On peut également travailler sur les discours d’intention des traducteurs : par exemple Rivarol (traduction de 1783), qui définit la traduction comme enrichissement de la langue-cible ; ou bien Littré qui milite pour une meilleure connaissance de l’ancien français ; ou encore Lucienne Portier qui évoque l’intraduisibilité, le choix d’un public (non les spécialistes mais le grand public) et se situe par rapport à Pézard dans une lignée de traducteurs, etc.

Un regard sur ces discours d’intention permet aux élèves de prendre conscience que chaque traducteur a fait un choix et voulu transmettre quelque chose du texte original, mais pas la même chose que les autres. On aborde ainsi des questions telles la notion de l’unicité du texte original face au caractère transitoire des traductions, la notion de lecture critique et de réception créative : la traduction littéraire n’est pas le remplacement mot à mot d’un terme étranger par un terme français, mais bien un projet global, un choix motivé du traducteur qui s’inscrit dans une histoire littéraire et une histoire linguistique.

Cette première partie de séance permet de faire émerger la figure du traducteur comme responsable d’un texte nouveau et qui lui est personnel, en tant qu’auteur second et sujet historique pris dans un contexte culturel et linguistique.

Une fois posée cette réflexion, prise cette distance par rapport à l’habituel exercice de version, il est alors possible d’aborder une deuxième partie de la séance et de revenir vers le travail du traducteur contemporain à travers un échange sur le rapport personnel à la traduction et la pratique. Que traduit-on, quels livres ? Pourquoi traduit-on ? Comment devient-on traducteur ? Combien de temps faut-il pour traduire un livre ? Quelles sont les étapes du travail, etc. ?

Toutes les questions peuvent être posées : elles permettent de comprendre que la traduction est à la fois une critique et une pratique littéraire qui doit se faire aussi –et surtout, peut-on dire - dans la langue d’arrivée.

Une suite de séances (un exemple)

Il s’agit ici d’une séquence pédagogique réalisée avec une classe de seconde dont une part assez importante d’italianistes, en collaboration avec le professeur de lettres essentiellement.

 

  • Séance 1 : la séance introductive
  • Séance 2 : en classe entière

Alors que la séance introductive se focalisait essentiellement sur la confrontation des textes français, une deuxième séance sur un classique connu (au moins dans les grandes lignes) de tous (italianistes ou non) va impliquer un va-et-vient plus serré entre le texte original et quelques versions françaises de Pinocchio, en s’appuyant tout particulièrement sur les compétences linguistiques des élèves italianistes. L’examen de plusieurs versions différentes conduit à la constatation que le titre complet de l’ouvrage original : Le avventure di Pinocchio, avec son sous-titre Storia di un burratino, n’est pas toujours traduit, et plus loin, que les titres de chapitres, très intéressants dans la version originale pour la valeur de récit qu’ils introduisent, ne sont pas toujours repris. Ces remarques nées de la comparaison de versions contemporaines permettent aux élèves de formuler des interrogations et des hypothèses sur les « seuils textuels ». Que disent-ils ? Que nous apportent-ils ? Que supprime-t-on du texte en les faisant disparaître ? Pourquoi les supprimer ?

L’étude des deux variantes de la formule d’ouverture (« il y avait une fois » / « il était une fois ») et de l’incipit induit ensuite une réflexion sur le statut général du texte : un conteur s’adresse à un public, et cela nous renvoie à une forme littéraire (le conte traditionnel ou récrit) et à un choix linguistique relevant plutôt du registre courant/parlé.

 

  • Séance 3 : avec les italianistes seulement

La traduction des premières pages de Pinocchio par groupes, la confrontation entre les versions de chaque groupe et avec les traductions existantes conduit les élèves à réfléchir sur les connotations lexicales d’un adjectif de couleur (par exemple « paonazzo » en italien est-il seulement « rouge » ?), sur la valeur et le rôle expressif de la répétition (« nessuno » dans le texte original) : la nécessité de forger un texte français incite à un questionnement de pure analyse mais aussi d’écriture littéraire.

 

  • Séance 4 : en classe entière

Dans cette classe, le professeur de lettres travaille sur la nouvelle fantastique. L’atelier se poursuivra donc par la confrontation entre le texte original d’une nouvelle de Dino Buzzati, « I topi », et deux traductions (en fait une même traduction de Michel Breitman éditée sous deux titres différents : « Les rats » / « Les souris »). [7]

Un travail fin de repérage du lexique zoologique mené par les élèves italianistes dans un projet de traduction mène l’ensemble de la classe vers la compréhension du rôle des variations lexicales (du « souriceau » inoffensif au « rat » menaçant) dans le crescendo du fantastique, avec la constatation d’une richesse lexicale plus grande du côté de l’italien. Les élèves ayant travaillé sur une autre nouvelle fantastique extraite de Le K., la réflexion se poursuit par une étude comparée des titres français et italien : le terme du titre original, « il colombre » est-il un néologisme ? un terme rare ? un mot valise ? Et pourquoi le traduire par « le K. » ? Quels sont les enjeux de ces titres ?

 

  • Séance 5 (1) : travail de traduction par les italianistes (en groupes)

Toujours dans le cadre de l’étude de la nouvelle comme forme spécifique, le travail va se porter, pour sortir du domaine du fantastique, sur un texte figurant dans le recueil Boccacce de Marco Lodoli [8] . Ce récit intitulé « Alberto » [9] met en scène (on le comprend à la toute fin) Alberto Moravia (mort).

Lors de la première séance de traduction d’un texte qui ne présente pas de difficulté apparente, une attention particulière est portée aux « faux-amis », à la proximité des langues romanes, aux compétences linguistiques et à la vigilance nécessaires en ce domaine.

 

  • Séance 5 (2) : en classe entière

La classe entière, menée par le groupe des italianistes, très actifs, est invitée à réfléchir à la traduction d’un passage comportant des références relevant de la toponymie, l’onomastique, etc. Ce qui est en jeu ici, c’est la nécessité, pour le traducteur, de connaître, reconnaître, se documenter pour une restitution de ces éléments référentiels et culturels, laquelle ne va pas de soi. Par exemple, qui est Alberto Moravia, existe-t-il ou est-ce un personnage fictif ? Qu’est-ce que « le Campidoglio », « la Rinascente », « la via del Corso » : ces lieux existent-ils ? On aborde ainsi la question de la relation au référent, et du réalisme éventuel de l’œuvre. De véritables questions de traduction émergent chez les élèves : faut-il traduire ces noms propres ? Comment les traduit-on ? Les garde-t-on, pour marquer l’étrangeté du texte ? « Capitole » ou « Campidoglio », « Rinascente » ou « Renaissante » : les réponses individuelles argumentées pour chaque point témoignent d’une réflexion active et partagée qui est la nature même de l’atelier.

Le travail se prolonge par la mise au point de la traduction intégrale de la nouvelle, à travers un échange serré de propositions syntaxiques et lexicales au cours duquel les élèves parviennent à de belles solutions, prenant conscience de la richesse de l’outil linguistique. La séance s’achève par la lecture de la traduction par les italianistes : œuvre collective de recréation et fierté d’un travail mené à terme.

 

Dans un autre atelier (réalisé en 2010 au Lycée Montesquieu, en collaboration avec le même professeur de lettres, Marie Lagoutte) il a été décidé de travailler sur un texte intégral court, un petit récit d’Ernesto Franco, intitulé Histoire d’Usodimare. Un récit pour voix seule. [10]

Au cours de diverses séances, les élèves auront été amenés à découvrir deux aspects essentiels et complémentaires de la constitution de ce petit texte éminemment littéraire : d’une part une forte intertextualité faisant appel à de grands classiques de la littérature mondiale (en l’occurrence L’île au trésor et Moby Dick) ; d’autre part un lien presque journalistique avec l’actualité contemporaine (notamment la piraterie maritime dans l’océan Indien).

L’intervention du maquettiste-graphiste des éditions de L’Arbre vengeur va prolonger ce travail de manière concrète : comment l’œuvre italienne se transforme-t-elle en livre français ?

D’emblée les élèves peuvent constater que la version originale italienne et la version française diffèrent sensiblement par leur aspect formel : plus classique, la version italienne lorgne plutôt vers la tradition du petit livre de voyage tandis que la version française, colorée et illustrée de vignettes, s’oriente vers un univers graphique très contemporain (livre graphique, bande dessinée).

L’exposé du maquettiste-graphiste montre qu’il s’agit encore une fois d’une option de lecture, de réception personnelle de l’œuvre par les éditeurs et d’un projet de lecture à proposer à de futurs lecteurs. Il détaille ensuite toutes les étapes de la mise en forme de l’ouvrage. Nous évoquons le temps de la mise au point du texte, les corrections, j’en profite pour montrer aux élèves ce que peuvent être les échanges avec les correcteurs, et le travail de révision et récriture qui se fait aussi à ce niveau : ces éléments les amènent à comprendre à quel point le texte d’arrivée (français ici en l’occurrence) est un texte longuement élaboré, où tout jusqu’à la place des signes de ponctuation a été l’objet de choix et de discussion. C’est aussi l’occasion de rappeler qu’il en va souvent de même du texte original (celui de l’auteur) qui est généralement passé par le filtre de relectures et corrections successives au sein de la maison d’édition. Texte auctorial, texte traduit, les élèves prennent conscience que le texte littéraire n’est pas donné d’un seul jet mais longuement élaboré et résulte de choix conscients qu’il est donc intéressant d’étudier.

En lien avec cette étude, un travail préparatoire est demandé aux élèves pour la dernière séance : rédiger une lettre adressée à l’auteur, Ernesto Franco, en lui exposant les impressions de lecture, les interrogations, éventuellement en lui demandant des éclaircissements sur le texte ou sur ses motivations, ou sa méthode.

La dernière séance permet la lecture de quelques courriers adressés à Ernesto Franco – lui-même traducteur et directeur éditorial aux éditions Einaudi en Italie – qui trouve cette idée d’atelier de traduction en lycée fort intéressante. Certains textes témoignent d’une lecture très personnelle et parviennent à une expression fine et argumentée des impressions de chaque lecteur, avec quelques belles réussites au niveau de la rédaction. C’est aussi l’occasion d’un bilan sur les apports de l’atelier de traduction littéraire.

En retraçant de manière assez détaillée le déroulé de deux ateliers, on a voulu montrer ici quelques approches possibles de l’œuvre littéraire en traduction à travers l’exercice d’un regard sur l’original, d’un passage de la langue et du texte sources à la langue et au texte cibles, et ceci avec toutes les contraintes auquel l’exercice peut se trouver confronté en raison du cadre d’enseignement. De nombreuses autres formules d’atelier sont possibles, comme j’ai pu l’expérimenter personnellement et comme peuvent le montrer des expériences relatées au cours de rencontres-bilans avec des collègues traducteurs et enseignants. Jeux littéraires à la manière de l’Oulipo pour travailler sur la notion d’invention/contrainte, rencontre et travail direct avec l’écrivain étranger quand la présence de celui-ci s’avère possible, avec un surplus d’entrée dans le processus de création, rencontre avec un traducteur étranger (rendue possible par une « résidence »), travail sur des formes particulières telles que la bande dessinée avec ses spécificités génériques, les approches sont multiples et les ateliers de traduction ont ceci de commun dans leur variété qu’ils ne répètent pas une formule préformatée mais se construisent à chaque fois en fonction d’un projet littéraire et pédagogique nouveau et adapté au niveau des élèves, et des visées des enseignants.

 
Intervention de Danielle Risterucci-Roudnicky [11]
Quelques pistes pour l’université

L’enseignement de la littérature comparée à l’université s’inscrit dans les programmes de la licence de lettres modernes, du master et de l’agrégation. Ce cadre implique la maîtrise d’un certain nombre de travaux et d’exercices construits autour des œuvres étrangères. Cependant, en dehors de ces approches « académiques », il est possible d’envisager d’autres parcours qui les accompagnent : travailler la littérature étrangère en s’ouvrant sur le milieu culturel local, ou en développant les « Rencontres avec la littérature » organisées en partenariat avec la Maison des écrivains, ou encore en exploitant les relations interuniversitaires grâce aux programmes Erasmus. Je ne développerai pas ici ces trois propositions mais me limiterai à quelques remarques liées à mon expérience orléanaise en tant que maître de conférences en littérature comparée.

Dans le cadre des « Rencontres avec la littérature », il est possible d’inviter des écrivains étrangers (les écrivains tchadiens, Antoine Bangui et Noël Nétonon-Ndjékery, sont venus à Orléans en décembre 2006, et l’écrivain turc Nedim Gürsel en mars 2009), des traducteurs (Alain Lance, en décembre 2000, A. Markovicz et F. Morvan en octobre 2008), un écrivain et son traducteur (l’écrivaine iranienne de langue anglaise Bahiyyih Nakhjavani et sa traductrice Christine Leboeuf en novembre 2008). Ces dernières ont dialogué de façon très éclairante sur la « recréation » d’une œuvre dans une autre langue, sur le rôle essentiel du traducteur, et sur la fonction de l’éditeur Actes Sud dans la diffusion de la littérature étrangère en France. Le travail avec les étudiants se fait en amont (préparation à l’œuvre étrangère, aux problèmes de traduction, aux spécificités culturelles) et trouve son aboutissement le jour de la rencontre : après l’entretien conduit par un enseignant, les étudiants posent leurs questions et échangent avec le traducteur ou / et l’auteur. L’œuvre est appréhendée d’une tout autre manière et l’on peut constater combien s’éveille l’intérêt pour la spécificité de la littérature étrangère.

Les relations entre l’université et les CDN (Centres Dramatiques Nationaux) offrent des pistes très riches. Il est ainsi possible de mettre au programme de la licence (en licence 1 par exemple) les œuvres étrangères qui sont jouées au cours de la saison théâtrale (le programme de la saison à venir est connu dès le mois de mai). Outre les rencontres avec le metteur en scène-traducteur de l’œuvre étrangère (entretien avec Jean-Pierre Baro pour la récriture, à partir de plusieurs traductions préexistantes, de la pièce de Tchekhov, Ivanov et sa mise en scène sous le titre d’Ivanov. Ce qui reste dans vie en 2010), de nombreuses problématiques littéraires peuvent être abordées : la traduction pour la scène ; la récriture d’un roman étranger pour la scène (du metteur en scène Guy Cassiers, traduits et mis en scène, Mephisto de Klaus Mann sous le titre Mefisto for ever en 2008, et L’Homme sans qualités de Robert Musil en 2010) ; la sensibilisation à un théâtre national (aborder le théâtre nordique à l’occasion de la représentation de Rêve d’automne de Jon Fosse mis en scène par Patrice Chéreau, en novembre 2010), etc.

Enfin, le programme Erasmus permet d’établir des relations avec les collègues de diverses universités étrangères. Au-delà des séjours d’étudiants et d’enseignants, il est possible de travailler un programme commun avec le département de littérature française d’une université étrangère. Un projet a été conçu entre le département d’études françaises de l’université d’Istanbul et le département de Lettres modernes de l’université d’Orléans (le cours de littérature comparée de L3) : à partir du carnet de voyage des écrivains français – Chateaubriand, Nerval, Gautier, Flaubert – et étrangers – Twain, Dos Passos, Hemingway – ayant accompli « le voyage en Orient », la vision de la ville d’Istanbul a été croisée avec celle de deux écrivains turcs, Nedim Gürsel et Orhan Pamuk. Concevoir un programme en commun, exploiter le déplacement des enseignants et les possibilités des visioconférences, encourager les séjours d’étudiants dans ces mêmes universités : autant de façons d’entrer dans la culture étrangère et sa littérature de manière particulière, souvent très motivante. La littérature étrangère est alors perçue dans le contexte d’une culture vivante, et dans ses relations avec la littérature nationale de l’étudiant, et revêt ainsi une force particulière.

 
Intervention d’Yves Chevrel [12]
Conclusion-bilan

Le thème du 37e Congrès de la SFLGC offrait une excellente possibilité de placer les problèmes liés à la transmission (d’un patrimoine, d’un savoir, de méthodes, …) parmi celles qui touchent à la pratique de notre discipline, non seulement à l’université, mais aussi dans l’enseignement secondaire : la traduction est un outil indispensable puisque, quels que soient les objectifs que se donne la littérature comparée, elle repose en grande partie sur l’accès à des œuvres rédigées dans d’autres langues. Danielle Risterucci-Roudnicky, auteur d’une Introduction à l’analyse des œuvres traduites (A. Colin, 2008), était toute désignée pour organiser une table ronde sur ce sujet. Il était évidemment souhaitable de prendre dans sa continuité la progression possible des élèves dans la connaissance des œuvres étrangères à partir de leur entrée au collège. C’est pourquoi nous remercions Brigitte Quilhot-Gesseaume, Inspectrice d’Académie-Inspectrice pédagogique régionale, elle-même docteur en littérature comparée, et Lise Chapuis, docteur en littérature comparée, professeur de lettres et traductrice littéraire, d’avoir participé à ce projet.

L’état des lieux dressé par Brigitte Quilhot-Gesseaume mérite d’être regardé de près par tous les comparatistes ; il est, bien évidemment, sujet à évolution en fonction des différentes équipes gouvernementales susceptibles de le réformer, mais les grandes tendances doivent en être connues si l’université veut bâtir des programmes d’enseignement et de recherche visant, entre autres, à former des enseignants dans le domaine des littératures étrangères, en formation initiale et continue. Brigitte Quilhot-Gesseaume a elle-même formulé des réflexions et des questions à l’issue de son intervention, en rappelant, pour finir, qu’il faut aller aussi au-delà de l’institution scolaire – et universitaire – pour rencontrer œuvres et écrivains « venus de tous les horizons ». Lise Chapuis a rendu compte de sa pratique de professeur dans des « ateliers de traduction », présentée au plus près de la réalité. De sa présentation on peut retenir, dans l’immédiat, l’importance d’une responsabilité collective (professeur de français, professeur de langue vivante, enseignant documentaliste), et d’autre part le souci d’« envisager l’œuvre globalement » : ce sont là deux exigences, ressortissant à des domaines différents, sur lesquelles il sera souhaitable de revenir.

Faut-il encore rappeler quelques évidences quand il s’agit de (faire) lire des œuvres traduites ? Georges Mounin a fort justement souligné que la critique fondamentale opposée à toute œuvre traduite est qu’elle n’est pas l’original. Cette constatation est sans appel. Ne s’applique-t-elle, en toute rigueur, qu’aux traductions d’œuvres étrangères ? Voire ! Il existe des éditions de Rabelais ou de Montaigne dont le texte est « mis en français moderne » (la collection qui les accueille s’appelle « Retour aux grands textes »), et une édition bilingue de deux chapitres des Essais se présente comme une « translation en français moderne ». La notion d’œuvre originale n’est pas toujours facile à cerner si on prend en compte la matérialité du texte édité tel que l’auteur – ou son éditeur – l’a voulu.

Il tombe également sous le sens qu’un cours qui fait appel à des traductions d’auteurs étrangers n’abordera pas les mêmes questions en fonction de l’âge des élèves ou de leur niveau d’étude. Faire lire un conte de Grimm en classe de 6e ou l’étudier dans un programme de licence consacré aux contes populaires suppose des pratiques différentes, tout en exigeant de l’enseignant, dans les deux cas, une formation qui lui permette de répondre à qui demanderait pourquoi un prince a été transformé en une grenouille. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il soit toujours plus facile de répondre à un enfant de 11 ans qu’à un étudiant en Bac +5…

Peut-être faut-il aussi garder en mémoire un élément d’ordre économique : indépendamment des raisons qui incitent à choisir telle traduction (telle édition de traduction) plutôt qu’une autre, le prix du livre demeure souvent déterminant. Cette contrainte de la vie réelle ne saurait être oubliée.

Cela dit, la question même posée par les organisateurs du Congrès demeure : « Que pensons-nous devoir transmettre ? » La formule incite à s’interroger sur l’objet ou le contenu de la transmission, à préciser aussi ce qu’est l’acte de transmettre, à réfléchir également sur le sens à donner au verbe « devoir » (contrainte ou obligation intellectuelle ou morale ?). Les organisateurs ont d’ailleurs eu la bonne idée de traduire cette formule en plusieurs langues : la langue allemande doit choisir entre les deux significations que contient le seul verbe devoir, et c’est l’interprétation de la contrainte (müssen) qui a été retenue, non celle de l’obligation intellectuelle ou morale (sollen). Il est certain qu’à partir du moment où on a décidé de traduire, et par là de transmettre, de partager (pour reprendre un autre terme, essentiel, du Congrès), on est tenu de faire des choix, et d’en assumer les conséquences.

Car c’est bien la question des choix, et des conséquences, qui est en jeu, question probablement plus importante dans l’élaboration d’un programme national qui vise, dans les collèges et les lycées, à donner ce qu’on appelle volontiers un « socle commun », que dans les universités. On peut se souvenir que le système scolaire français a accepté lentement, et par à-coups, la notion de « lettres modernes » et que ce n’est qu’en 1925 que des programmes ont explicitement prévu de faire étudier des œuvres étrangères dans les lycées.

Que s’agit-il alors de transmettre ? Le geste de transmettre est lié à l’existence d’un patrimoine disponible, qu’on souhaite faire accepter. Dans le cas de la littérature – quelle que soit par ailleurs l’extension qu’on donne à ce terme – quel est ce patrimoine ? On doit à Goethe le concept de Weltliteratur, de « littérature universelle » : l’UNESCO établira-t-elle et tiendra-t-elle à jour une liste des œuvres « inscrites au patrimoine mondial de l’humanité » ? Dans le cas de la situation française, deux données au moins sont à prendre en compte. Le premier est le lien très fort établi entre enseignement de la langue, le français, et celui de la littérature française : les modèles de la « bonne langue » sont à chercher, et à prendre, chez les grands écrivains, ce qui exclut implicitement les traducteurs. Le second est le poids de la tradition antique : ni la littérature latine, ni la littérature grecque (même si le grec ancien est peu enseigné aujourd’hui) ne peuvent être considérées en France comme des littératures (vraiment) étrangères ; de ce fait l’ensemble formé par les littératures de ce qu’on appelait encore au XIXe siècle les « trois langues classiques » (français, latin, grec) représente une masse importante d’œuvres jugées essentielles : proposer d’étudier des textes hors d’elles signifie étudier moins de textes émanant d’elles.

Il n’y a pas lieu de se scandaliser devant ces réalités : il faut enseigner la langue française, il est impossible d’ajouter sans cesse sans retirer. Mais c’est peut-être pour ces raisons que la traduction, aussi bien comme support que comme pratique, peut jouer un rôle, tant au collège ou au lycée qu’à l’université.

Un texte traduit en français est un texte français. Cette redondance implique qu’il est normal de l’étudier comme tel, de le « décortiquer » (si on veut) comme n’importe quel autre texte rédigé en français. Les manières de procéder sont variées, comme l’ont montré les interventions de Brigitte Quilhot-Gesseaume et de Lise Chapuis : comparaison de traductions, réécriture de traductions, confrontation avec l’original, avec des traductions en d’autres langues… Suivant la maturité des élèves ou des étudiants, leurs connaissances linguistiques, la curiosité de tel ou tel, il est possible de faire surgir des questions, d’esquisser des réponses, d’apprécier (en fonction de son projet) les solutions de tel traducteur, et, dans tous les cas, de faire toucher les mécanismes de fonctionnement d’une langue, qui ne sont jamais identiques à ceux d’une autre langue. Un point à débattre est celui de l’utilisation d’un bilingue : mon expérience en ce domaine tendrait à n’y recourir qu’une fois qu’une traduction a été dûment analysée, seule, sans contact préalable avec l’œuvre littéraire étudiée (mais sans exclure, bien évidemment une connaissance de la langue). Une autre suggestion est celle d’inverser l’usage normal de la traduction (avoir accès à une œuvre dont on ne connaît pas, ou mal, la langue) en examinant une œuvre française à l’aune de ses traductions ; Lance Hewson a confronté un passage de Madame Bovary à quatre versions anglaises : par l’analyse des choix des traducteurs il met en relief certains problèmes que pose le texte de Flaubert, comme celui de la focalisation. [13]

La composition de l’héritage littéraire à transmettre est une question d’autant plus difficile à résoudre que cet héritage est en constante évolution. Les conditions actuelles de circulation des textes, celles qui sont prévisibles à moyen terme, entraîneront des rééquilibrages difficiles à apprécier en ce moment. Les effets de la mondialisation sont particulièrement sensibles. Des pièces de théâtre sont présentées en langue étrangère en brouillant éventuellement les langues : le norvégien Ibsen est mis en scène en version allemande avec surtitrage français. La poésie « à entendre », celle des chansons, est largement diffusée dans une langue que peu d’auditeurs français sont capables de comprendre d’emblée. L’expression « texte français de… » sert de passe-partout, mais la notion de « culture étrangère » perd aussi un peu de sa consistance. Il est donc difficile de mettre en place des programmes stables et suffisamment diversifiés. Peut-être serait-il bon d’en finir enfin, en France, avec l’opposition stérile lettres classiques/lettres modernes, de ne pas se borner à n’étudier les œuvres étrangères qu’« en relation » avec la littérature française, de ne pas non plus ériger comme un absolu une « culture européenne » qui resterait fermée aux littératures orientales, extrême-orientales, africaines, amérindiennes. En tout cas, il faut essayer de saisir des occasions. C’est un des rôles de l’enseignant. Danielle Risterucci-Roudnicky a rappelé ce qu’il est possible de faire, en ne se cantonnant pas à des approches « académiques ».

Une œuvre traduite n’est pas l’original : bien. Dans une situation d’enseignement, partir du fait qu’elle est traduite (ce qui n’est pas toujours perçu par les lecteurs) est souvent la meilleure façon d’en faire percevoir l’intérêt ; les discussions qu’elle peut susciter, y compris les mises en cause des choix du traducteur, y compris même le constat que la traduction de telle ou telle nuance du texte orignal (quand on y a accès) paraît impossible, sont autant d’éléments qui permettent une confrontation avec une pensée autre, une culture autre, des moyens d’expressions autres : bref, une rencontre avec l’étranger, avec ce qu’on peut appeler l’altérité. En même temps, travailler sur une oeuvre littéraire traduite, parallèlement à l’apprentissage de langues étrangères (y compris le grec ou le latin), est un moyen d’accéder à une meilleure conscience de ce que peut être le maniement d’une langue dans une œuvre précise : enrichir notre approche de ce qu’est un texte littéraire se fait aussi en transmettant, grâce aux traductions, l’héritage des littératures étrangères.

 

Notes

  • [1]

    Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, p. 65.

  • [2]

    Inspectrice d’académie – Inspectrice pédagogique régionale dans l’académie de Toulouse depuis 2004, docteur en littérature comparée, Brigitte Quilhot-Gesseaume est l’auteur, entre autres, d’une étude parue en 2000, Les Représentations de la littérature étrangère dans l’enseignement de littérature des lycées (analyse des pratiques et projet didactique), puis d’un ouvrage paru en 2004, Enseigner les littératures étrangères en lycée, aux éditions Bertrand-Lacoste. Sa communication fournit des informations sur la réforme de l’enseignement de la littérature au lycée, et ses conséquences sur la place de la littérature étrangère.

  • [3]

    J’ai réalisé une analyse des programmes antérieurs aux années 2000 lors du séminaire Dgesco des 23 et 24 novembre 2006, contributions réunies par Yves Chevrel in Enseigner les œuvres littéraires en traduction, Scéren/CRDP académie de Versailles, 2007.

  • [4]

    Docteur en littérature comparée, italianiste, Lise Chapuis est membre de l’équipe de recherche TELEM de Bordeaux Montaigne, et travaille, entre autres, sur les relations littéraires France-Italie. Elle est également traductrice littéraire depuis 1987 (une trentaine d’ouvrages traduits) et a animé un séminaire de DEA sur la question de la « traduction : théories et pratique ». À partir de ces expériences, complétées par ses enseignements dans le secondaire comme à l’université, Lise Chapuis a travaillé sur l’enseignement de la littérature étrangère et anime régulièrement des ateliers de traduction littéraire dans des classes de lycée.

  • [5]

    Antoine Berman, « L’âge de la traduction. La Tâche du traducteur de Walter Benjamin, un commentaire », in M. Broda [éd], La Traduction-poésie. À Antoine Berman, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, p. 13-14.

  • [6]

    http://www.ac-bordeaux.fr/fileadmin/Fichiers/Pedagogie/DAAC/programmes_academiques/2010-11/Ateliers_de_traduction.pdf

    http://ecla.aquitaine.fr/Ressources/Education-artistique-et-culturelle/Ecrit-et-livre/Les-ateliers-detraduction-en-lycee

    Pour la plaquette de présentation :

    http://ecla.aquitaine.fr/ var/ezflow_ site/storage/original/application/pdf.

  • [7]

    Dino Buzzati, « Les rats », in Toutes ses nouvelles, traduit de l’italien par M. Breitman, J. Remillet et Y. Panafieu, Robert Laffont, 1990 ; « Les souris », in L’écroulement de la Baliverna, traduit par M. Breitman, Gallimard/Folio, 1978.

  • [8]

    Marco Lodoli, Boccacce, traduit de l’italien par Lise Chapuis et Dino Nessuno, illustrations d’Alban Caumont, Talence, Editions de l’Arbre vengeur, 2007.

  • [9]

    Ibid., p. 111-117.

  • [10]

    Ernesto Franco, Histoire d’Usodimare. Un récit pour voix seule, traduit de l’italien par Lise Chapuis, illustrations de Raphaël Gromy, Talence, Editions de L’Arbre vengeur, 2009 (édition originale : Usodimare. Un racconto per voce sola, Genova, Il nuovo melangolo, 2007).

  • [11]

    Maître de conférences en littérature comparée à l’université d’Orléans après avoir enseigné dans le secondaire, au Französisches Gymnasium de Berlin. Ses travaux portent sur la réception littéraire, les transferts culturels et la traduction. Publications en rapport avec l’atelier : Introduction à l’analyse des œuvres traduites, Paris, Colin, 2008. – « La fonction palimpseste du texte traduit », in Viviana Agostini-Ouafi et A.-R. Hermetet [éd.], « Les problèmes linguistiques et culturels de la traduction littéraire », Transalpina n° 9, PUC, nov. 2006. – « Une poétique de l’oblique », in : Michel Ballard [éd.], Traduction et censure, PUA, 2010. – « Exil et traduction : du transit au transfert », in B. Banoun, M. Enderle-Ristori et S. Le Moël [éd.], Emigration, exil et traduction, PUR, 2011.

  • [12]

    Professeur émérite de littérature comparée à Paris IV, Yves Chevrel fait partie des comparatistes qui ont marqué la discipline et des générations d’étudiants. Introducteur des théories de la réception en France, il n’a jamais dissocié la recherche de l’enseignement et il incarne, par sa vie de professeur, ce que « transmettre » veut dire. Attitude généreuse et productive qu’il faut souligner à une époque où la réforme tend à établir une hiérarchie entre les tâches du chercheur et celles de l’enseignant. Engagé dans son grand projet d’Histoire des traductions en français, en co-direction avec Jean-Yves Masson, Lieven D’Hulst et Christine Lombez, paru chez Verdier en 2012, il reste aussi très attentif à tout ce qui concerne l’avenir de la littérature comparée. Je ne citerai ici que quelques titres qui concernent directement notre propos : Chevrel, Yves, « Propositions pour un dossier (comparatiste) des œuvres en traduction », in Perspectives comparatistes, études réunies par J. Bessière et D.-H. Pageaux, Paris, Champion, 1999, p. 193-210. – « La lecture des œuvres littéraires en traduction : quelques propositions », L’Information littéraire, janvier-mars 2006. – [éd.], Enseigner les œuvres littéraires en traduction, CRDP de l’académie de Versailles, 2007 (Actes du séminaire national organisé par la Dgesco, Paris, 23-24 novembre 2006), tome 1 – Id. Enseigner les oeuvres littéraires en traduction. Parcours et méthodes, tome 2, CRDP de l’académie de Versailles, 2009.

  • [13]

    Lance Hewson, « Madame Bovary : versions anglaises », dans : La Retraduction, sous la dir. De Robert Kahn et Catriona Seth, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2010, p. 187-197.