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Les dialogues des morts : forme, genre ou module générique ?
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Le vaste ensemble européen des dialogues des morts présente des contours apparemment bien établis aux XVIIe et XVIIIe siècle, suivant spontanément les conventions élaborées par Fontenelle dans ses Nouveaux dialogues des morts (1683). Toutefois, sa pré-histoire humaniste, de même que sa post-histoire depuis le XIXe siècle montrent que l’existence du dialogue des morts en tant que forme ne se limite pas à celle du genre proprement dit. Plus troublantes encore, les marges du corpus classique témoignent d’une porosité avec une multitude d’autres genres satiriques ou sérieux, théâtraux, romanesques… Ou bien les dialogues des morts s’intègrent, sous forme modulaire, dans des ensembles plus vastes. Les migrations, transpositions, hybridations relèvent d’un processus inhérent au dialogue des morts, qui problématise la « généricité » d’une forme moins stable qu’elle ne semble.
Following spontaneously the conventions set by Fontenelle in his Nouveaux dialogues des morts (1683), the vast corpus of European dialogues of the dead presents a recognisable shape in the 17th and 18th centuries. Yet, its humanistic pre-history, as well as its post-history since the 19th century show that the existence of the dialogue of the dead as a form well exceeds the limits of the genre properly speaking. Even more puzzling, the margins of the classical corpus prove intertwined with various other genres, satirical or serious ones, theatrical, novelistic… Unless dialogues of the dead be integrated in broader frames, as a modular part. Migrations, transpositions, hybridisations thus stem from a natural tendency of the dialogue of the dead, a fact which calls into question the “genericity” of a form less stable that it seems at first sight.

ARTICLE

      Genre supposé « mineur », mais prolifique dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, le dialogue des morts se présente comme un corpus assez bien repéré et délimité depuis Johan S. Egilsrud [1] . Tous les dialogues des morts français, allemands et anglais – pour citer les trois principaux champs linguistiques concernés – n’ont pourtant pas été répertoriés ni par Egilsrud, ni par ses quelques successeurs, tant ils foisonnent. En général de brefs dialogues satiriques mettant en scène les répliques de personnages défunts, souvent mais pas toujours illustres, dans des Enfers réduits au statut de cadre imaginaire, les dialogues des morts se prêtent volontiers au jeu du recueil ; mais ils peuvent autrement circuler sous des formes sporadiques, édités à l’unité, de manière anonyme, ou insérés dans les périodiques de l’époque. La variété du corpus est remarquable, de même que les complexités de sa diffusion et la richesse des problématiques de l’âge classique auquel il introduit. On peut du moins compter sur des critères définitoires et des repères historiques stables.
      Après quelques faux débuts dans les décennies précédentes, les Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle parus en deux parties en 1683 et 1684 ont fait genre, établissant un modèle canonique, le dialogue par paire, en général bref, de figures de personnages historiques mis en parallèle pour discuter d’un thème traité de manière souvent agonistique, piquante et paradoxale. Le rôle instaurateur de ce recueil, fondé sur l’imitation des Dialogues des morts de Lucien, a souvent été relevé [2] . Son succès entraîne une vague d’imitations dont certaines auront elles-mêmes valeur de modèles, comme celles de Fénelon en France (Dialogues des morts, 1712) et de Lord Lyttelton en Angleterre (Dialogues of the Dead, 1760). Ce succès doit beaucoup à la diversité des sujets abordés par Fontenelle au moyen de la prosopopée ; à son brio faussement superficiel, qui n’exclut pas la profondeur philosophique ; mais surtout à cette allure de forme fixe qu’il donne au dialogue des morts, se prêtant à l’infinie variation au sein du recueil, ou en dehors de lui. Quelle que soit l’approche qu’on privilégie – étude des occurrences d’un même personnage sous différentes plumes, de thèmes transversaux, de procédés stylistiques comparables, de topoï – on constate la forte structuration de ce corpus, confirmée par les discours paratextuels ou par les clins d’œil fréquents dans les dialogues : chaque auteur répond aux précédents, de sorte que la lecture fait pleinement sens dans l’intertextualité qui relie le discours de tel personnage de mort à d’autres dialogues des morts (notamment aux occurrences antérieures de ce personnage chez d’autres auteurs), autant sinon plus qu’à la figure qu’il a été dans la réalité, même lorsqu’il s’agit d’un philosophe ou d’un écrivain dont on rapporte les propos. Difficile de rencontrer une conscience plus forte et plus contraignante de la généricité, qui a d’ailleurs pu conduire à l’épuisement du goût pour les dialogues des morts dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
      Ce « genre » marginal a pourtant ses marges. Elles sont nombreuses, et n’ont guère attiré l’attention. Que dire, tout d’abord, des nombreux dialogues des morts produits par les humanistes de la Renaissance à l’imitation de Lucien, en dehors de toute « généricité » claire ? Que dire, ensuite, des dialogues des morts après les dialogues des morts, de cette survivance moderne qui, depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui, passe par quelques reprises à l’identique des conventions génériques, mais plus souvent par l’abandon de la forme pure au profit d’une hybridation avec le roman, le théâtre, voire avec des media non littéraires [3] ? Qui plus est, les problèmes de reconnaissance posés par des œuvres-limites sont multiples aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est-à-dire à l’apogée du genre. Bien des auteurs se plaisent à « dégenrer » le dialogue des morts en le déplaçant : il existe des dialogues des morts théâtraux ; des dialogues des morts dans des romans, du moins dans des satires narratives ; voire des romans dans des dialogues des morts ; il en existe aussi qui ne disent pas leur nom ; d’autres qui se passent au ciel, chez les dieux ; d’autres encore, et c’est un comble, qui mettent en scène des vivants avec les morts ou à leur place… La forme peut donc migrer en dehors du genre-référence auquel elle reste attachée à cette époque, mais aussi se réduire ou se dilater, s’imbriquer, s’altérer tout en conservant certains traits repérables [4] .

Une forme, avant l’existence d’un « genre »

      Constatons tout d’abord l’existence d’une forme, avant l’existence d’un genre proprement dit. La collection des Dialogues des morts de Lucien se caractérise par une certaine homogénéité dans la diversité : les philosophes cyniques, tels Diogène, Ménippe ou Cratès, y raillent les âmes récemment défuntes des souverains s’accrochant à l’illusion de leur pouvoir évanoui ; celles des autres philosophes, victimes de leurs gloriole ; celles des athlètes et des belles qui se flattaient de leurs avantages physiques dans ce monde. Les dieux des Enfers (Minos, Éaque, Rhadamanthe, mais aussi Hermès, Pluton, Charon) se joignent à eux pour satiriser les âmes qu’ils doivent juger. Si quelques-unes de ces saynètes sont reliées entre elles, et quelques-unes dramatisées (Charon échouant à faire payer à Ménippe l’obole due pour le passage du Styx, ou s’inquiétant de voir sa barque chavirer sous le poids des ombres chargées à son bord), c’est la juxtaposition qui domine, faisant d’autant mieux ressortir l’égalité devant la mort, et la morale diatribique de l’universelle vanité qui s’en dégage. Lucien aurait ainsi autonomisé une forme se distinguant des satires à la manière de Ménippe, ou satires ménippées, qu’il pratiquait par ailleurs [5] .
      Le classement des trente dialogues a pu être revu, mais leur identité en tant qu’œuvre n’a jamais été mise en doute, une œuvre bien distinguée par son cadre infernal des Dialogues des dieux, des Dialogues marins et des Dialogues des courtisanes, autres séries de brefs dialogues. Pourtant, rien ne ressemble plus à un dialogue des morts qu’un voyage en Enfer chez Lucien : le Ménippe, ou la Necyomantie, où le philosophe éponyme recherche le souverain bien jusque dans l’Hadès, se présente ainsi comme un dialogue narrativisé, où la catabase parodique conduit dans un monde renversé, dans lequel les hommes illustres ont été destitués du rôle qu’ils affectaient sur la scène du monde. Dans La Traversée des Enfers, ou le Tyran, plus connu sous le nom de Cataplus, Charon, Clotho et Hermès rudoient l’âme du tyran défunt Mégaphentes, accablée de surcroît par la franchise du philosophe Cyniscos et par la modestie du savetier Mycille, placé en contraste. Il s’agit en quelque sorte d’un dialogue des morts développé et dramatisé. La seconde partie des Histoires véritables, le plus « romanesque » de tous les textes de Lucien, inclut un séjour sur l’île des Bienheureux (§ 5-29), le narrateur-voyageur relatant les procès, les querelles et les passe temps des morts désœuvrés, s’offrant même un entretien avec Homère. D’autres liens unissent certaines pièces des Dialogues des morts au reste du corpus lucianesque : Charon, le véritable héros des Dialogues des morts, visite la surface du monde dans Charon, ou les Contemplateurs, observant les ridicules des vivants d’un autre point de vue, avant d’en ramener un cortège sous terre ; le défilé des âmes de différentes professions devant Éaque et Ménippe dans le dialogue xx des Dialogues des morts [6] rappelle beaucoup le défilé de la Vente aux enchères des philosophes ; le trentième dialogue XXX jette un regard ironique sur les contradictions inhérentes aux croyances religieuses, le brigand Sostratos refusant la culpabilité que veut lui faire endosser Minos (il ne saurait être tenu pour responsable de ses actes s’il est vrai que les Moires filent le destin, comme on le prétend), un thème qu’on retrouve dans plusieurs dialogues olympiens de Lucien…
      Par ailleurs, la réception des Dialogues des morts à la Renaissance se caractérise par une certaine dispersion. Certaines pièces sont l’objet d’une faveur particulière, circulant de manière indépendante comme le dialogue XII, traduit en latin par Giovanni Aurispa, où Alexandre, Hannibal et Scipion rivalisent pour savoir qui a été le meilleur général [7] . D’autres seront connues plus tardivement, et ce n’est qu’à partir de 1536 que les humanistes disposent de l’ensemble dans les Opera de Lucien édités par Jackob Moltzer (dit Mycillus), qui fait le choix de les distinguer par un titre clair dans la table des matière (« Dialogum mort. »), tout en plaçant dans la continuité directe le Ménippe, sive Necyomantia et le Charon, sive Contemplantes [8] . La lecture en désordre a longtemps favorisé l’assimilation avec les satires ménippées narratives de Lucien. Et l’imitatio s’accompagne toujours d’une contaminatio entre plusieurs modèles, d’un maniement original du cadre, de l’insertion de thèmes proprement humanistes.
      Ainsi, les deux premiers exemples modernes se rencontrent probablement dans les Intercenales de Leon Battista Alberti, rédigés dans les années 1440, vaste collection de dialogues qui pour la plupart ne sont pas situés en Enfer. Les deux exceptions sont le Defunctus, où l’âme de Polytropus accueille outre-tombe celle de son ami Neophronus, qui jette un regard désabusé sur sa propre vie, et le Cynicus, où un philosophe défunt juge en compagnie de Mercure et de Phébus un contingent d’âmes issues de différentes professions. À la même époque, Maffeo Vegio compose un Palinurus mettant en scène le voyage outre-tombe de ce pauvre marin, compagnon malheureux d’Énée, en compagnie de Charon : la satire lucianesque du monde contemporain, qui n’épargne aucune profession ni aucun prince, y est modulée sur le ton d’une déploration funèbre de la miseria hominis bien éloignée du style plaisant de Lucien. Parmi les nombreuses productions néo-latines du même acabit se distingue le Charon du napolitain Giovanni Pontano (1567), qui met en scène les discussions de Minos, d’Éaque et de Mercure dans une série de douze dialogues juxtaposés. Pas plus que les inventions d’Alberti ou de Vegio, celles de Pontano ne constituent une plate imitation de Lucien : hybridant le dialogue des morts avec le dialogue cicéronien et la diatribe cynico-stoïcienne, Pontano se plaît aux développements éloquents. Il se contente parfois de mettre en scène les dieux, masque de l’auteur et de ses amis, critiquant la folie des hommes à la surface de la Terre. Mais outre que les passages démarqués des Dialogues des morts sont nombreux, certains dialogues (IX, XI et XII), représentent effectivement un tribunal des âmes des morts défilant sous le regard sarcastique des dieux. La mise en série traduit une volonté de rivaliser avec le recueil de Lucien.
      Il ne s’agit pas d’un texte confidentiel, mais d’une œuvre très lue et imitée, dont la diffusion manuscrite a sans doute été plus importante que la diffusion imprimée. C’est qu’il y avait scandale, en raison de l’anticléricalisme virulent de Pontano, et de sa critique du désordre causé par l’ambition des princes. L’œuvre sera proscrite par tous les Index de la Contre-Réforme. Entre-temps, elle avait failli donner naissance à un genre. Antonio Cammelli l’imite en vulgaire italien dans un Dialogo (1502) non moins subversif, où, à la veille de sa mort, ce poète de Pistoia imagine déjà son propre « esprit » profitant de son arrivée en Enfer pour poser les questions interdites en dehors. Érasme publie en 1523, avant de l’inclure dans ses Colloquia familiarum (pour le reste situés dans un cadre tout à fait réaliste et contemporain), un Charon où le passeur des Enfers et le génie de la destruction Alastor se réjouissent d’accueillir les foules que les princes belliqueux se préparent à leur envoyer. Alfonso de Valdés, conseiller de Charles V et représentant majeur de la mouvance érasmienne en Espagne, rédige en castillan un Diálogo de Mercurio y Carón (1526), où il met en scène un défilé des âmes entrecoupant les discussions géopolitiques des dieux (lesquels accablent le belliqueux François Ier) : un évêque, un cardinal, un conseiller anglais, un français, un moine, une nonne, etc. certains vertueux, d’autres damnables. Ce long dialogue des morts, lui-même imité [9] , annonce certaines tendances qu’on retrouvera au XVIIIe siècle : l’exemplarité morale, ou la mise en scène de figures contemporaines récemment décédées (reconnaissables à défaut d’être nommées). Semblable liberté de parole ne pouvait pas tout à fait être entendue à la surface de la Terre, où elle a été vigoureusement réprimée après 1550. Or, la même raison qui explique ici la mort précoce d’un petit genre humaniste, tué dans l’œuf, expliquera son triomphe dans un contexte où les barrières censoriales, toujours présentes, deviendront plus faciles à contourner.

Un « genre » aux limites floues : à chaque convention son exception

      On pourrait objecter qu’il y a solution de continuité entre ces textes oubliés et le genre émergeant avec Fontenelle : brefs, souvent numérotés et titrés, les dialogue des morts post-fontenelliens sont presque toujours désignés par leur personnel, par ailleurs uniquement historique (à l’exclusion des personnage des dieux), dans un cadre infernal de pure convention [10] . Cet argument n’est pas faux, mais il occulte une réalité plus complexe. La Renaissance a aussi donné lieu à de véritables collections de dialogues conformes à cette définition, qui ne doivent leur oubli qu’à notre ignorance : ainsi de la Necyomantia jurisperiti d’Étienne Forcadel (1549), collection de cent dialogues sur le droit antique tenus par des personnages de jurisconsultes romains, qui proposent une clarification aussi plaisante qu’érudite sur les problèmes ordinaires de la discipline, corrigeant les contresens sur le Digeste par leur « jurisprudence occulte » (pour reprendre le sous-titre de l’œuvre, De occulta jurisprudentia dialogi).
      Dans les premières décennies du XVIIe siècle, jusqu’à la rédaction des Nouveaux dialogues des morts, les « faux débuts » que nous évoquions plus haut sont légion, témoignant d’une créativité tous azimuts de la forme, sans qu’elle se fixe sur des conventions particulières. On la trouve hybridée avec la forme du voyage chrétien en Enfer, héritage de Dante, dans un texte comme Ignatius his Conclave de John Donne (1611), où Lucifer s’entretient avec Copernic, Paracelse et Ignace de Loyola pour savoir lequel de ces trois imposteurs constitue son rival le plus dangereux en termes de pouvoir de nuisance ; avec la forme du songe satirique dans un texte comme le Sueño del infierno de Quevedo (1627) ; avec la mazarinade et la littérature pamphlétaire en France, pourtant éloignées de l’esprit philosophique cultivé par Fontenelle sur le modèle de Lucien, mais très proches de ses Nouveaux dialogues des morts par leur personnel historique et politique. Des Entretiens des Champs-Élysées (1631), commandés par Richelieu à Paul Hay du Chastelet afin de placer sa propagande dans la bouche de morts tels qu’Henri IV, jusqu’à l’Alcoran de Louis XIV (1695), brûlot contre le roi-Soleil, les appropriations politiques se signalent plus par leur différence tonale (on est loin du détachement et de l’équanimité de Lucien) que par leur irrégularité formelle.
      À l’inverse, de nombreux dialogues des morts tout à fait fidèles à l’esprit de Lucien ont pu rester inaperçus parce que la notion ne figure pas dans le titre, ou parce qu’ils participent à des varia satiriques. Rien ne ressemble plus à un dialogue des morts qu’un dialogue des dieux écrit à l’imitation de Lucien, par exemple : on y satirise pareillement la vanité des hommes – tantôt vue d’en bas, tantôt vue d’en haut –, et certains dieux circulent entre l’Olympe et l’Hadès, tel Hermès/Mercure, voire certains philosophes, tel Ménippe chez Lucien. Dans les dix Dialoghi piacevoli publiés en 1541 par Niccolò Franco, on passe aisément d’un espace à un autre : certains dialogues se déroulent au ciel, mais dans le second, un pédant comique arrivant aux Enfers arrache à Charon le temps nécessaire pour préparer une belle harangue destinée à Pluton, imaginant par avance les dialogues qu’il tiendra avec quelques morts illustres… Dans le quatrième, Charon tente en vain de faire payer l’obole à des âmes avares passant le Styx ; dans le septième, les juges des Enfers examinent les âmes des poètes, qu’ils damnent toutes. Deux cents ans plus tard, il en va de même dans les Dialogues critiques et philosophiques publiés sous pseudonyme par le journaliste Jean-Frédéric Bernard en 1730. Certains dialogues y réunissent des dieux, ou des philosophes et des dieux, d’autres se déroulent manifestement entre les morts, à commencer par un dialogue entre Cassandre et Sainte Brigitte au sujet des martyres. Pierre Bayle et Caligula discutent des méfaits de la religion, grande pourvoyeuse de morts, de même qu’Homère et le Pape, Jupiter et Mahomet. Dans le septième dialogue, Momus, Mercure et Charon satirisent les âmes arrivant en Enfer… L’auteur produit ici un pur dialogue des morts, mais il se plaît ailleurs à cultiver une mixité, voire une incongruité qui fait sens dans le cadre d’un combat philosophique visant à se moquer de tous les panthéons. Même dans un texte aussi canonique que les Dialogues of the Dead de Lyttelton, qui lançent la mode anglaise des dialogues des morts, apparaissent ponctuellement Mercure ou Charon au milieu de personnages historiques. Bien plus tard, on retrouvera quelques dialogues des morts mélangés à des dialogues entre dieux et entre allégories dans les Operette morali de Léopardi (1835).
      Après Fontenelle, les variantes restent donc nombreuses, qui se plaisent à transgresser les limites a priori définitoires du genre. Que dire d’un dialogue des morts se déroulant presque intégralement au style indirect, comme Las Tres coronas en el aire. Conferencias sobre los negocios del otro mundo attribués contre toute vraisemblance à Quevedo lors de leur première édition, en 1847 (il s’agit d’un pamphlet espagnol hostile à Mazarin et à Cromwell) ? Mieux, Laurent Bordelon, abbé facétieux à l’affût de tous les coups littéraires, fait précéder ses Dialogues des vivants (1717) d’une Relation de l’arrivée de Boileau aux Enfers, occasion pour les morts de revendiquer l’écriture des trente dialogues entre vivants qui suivent : puisque certains vivants ont pris la liberté de les faire parler, les morts s’autoriseront l’inverse ! Choqués par le procédé, certains de ces vivants s’empresseront de faire interdire une œuvre par ailleurs bien inoffensive, n’était leur réputation… L’anglais Parsons publie en 1779 des Dialogues of the Dead with the Living, en assurant dans la préface que les propos prêtés aux vivants sont conformes à leurs écrits ou à leurs déclarations publiques. Garrick pourra donc converser avec Shakespeare…
      S’ajoute la variante épistolaire, peut-être inspirée par cette lettre à Calypso que le personnage d’Homère, chez Lucien, confie au narrateur des Histoires véritables quittant l’île des Bienheureux (II, § 29). En 1702, l’anglais Thomas Browne et quelques comparses produisent des Letters from the Dead to the Living, parfois accompagnées des réponses des vivants. La constitution formelle du recueil, les thèmes et le personnel montrent qu’on est au carrefour entre dialogue des morts, recueil épistolaire et littérature pamphlétaire. En Espagne, Torres Villarroel, produit dans Correo del otro mundo (1725) sa propre correspondance avec des grands Anciens tels qu’Aristote, Hippocrate ou Papinien, lesquels moralisent dans le style des dialogues des morts.

Les dialogues des morts et les genres non satiriques : transpositions, glissements, fusions

      Qu’en est-il des rapports avec d’autres genres non satiriques ? Les relations avec certains genres rhétoriques sont pour ainsi dire constitutives : épitaphe, éloge funèbre, parallèle sont ainsi parodiés dans les Dialogues des morts de Lucien. À l’époque où sentences et maximes triomphent, on en trouve en abondance dans les dialogues de Fontenelle, de Fénelon et de leurs proches imitateurs. Mais pas chez tous. Le dialogue des morts peut servir de mise en scène à une écriture moraliste, sans que cela soit systématique. Des rencontres plus inattendues se produisent avec certains genres sérieux, comme avec la biographie : dans les Gespräche in dem Reiche derer Todten de l’allemand David Faßmann – seize volume et deux-cent quarante « Entrevuen » rédigées entre 1718 et 1739 –, comme chez Bruzen de La Martinière (Entretiens des Ombres aux Champs-Élysées, 1722-1724), les dialogues des morts, relativement longs alors que le genre exige normalement la brièveté, sont l’occasion de développer des biographies croisées, synthétiques et vulgarisatrices de deux personnages qui échangent le récit de leur vie, les remarques de l’interlocuteur relayant les questions que le public est susceptible de se poser à leur sujet.
    De plus, les dialogues des morts pourraient être envisagés en tant que sous-genre du dialogue, aussi bien que comme sous-genre de la satire, puisqu’ils se situent à l’intersection entre ces deux grands ensembles. Les effets d’interaction avec d’autres formes dialogiques sont intéressants. Lorsqu’ils mettent en scène des philosophes, les dialogues des morts les plus canoniques se rapprochent ainsi du dialogue philosophique, pour peu qu’ils abordent des sujets de fond. Certaines apparitions du personnage de David Hume dans les dialogues des morts anglais de la fin du XVIIIe siècle sont l’occasion de discréditer le personnage pour impiété, mais d’autres, prenant au sérieux son scepticisme, n’auraient pas été reniés par Hume auteur, qui se retrouve logiquement soutenir, une fois mort, un type de conversation philosophique qu’il a beaucoup fait pratiquer aux personnages de ses propres dialogues [11] . Il en va de même avec les conversations de personnages féminins ou des écrivains morts : ne miment-elles pas celles de leurs homologues vivant(e)s, ordinairement retranscrites dans les formes littéraires de l’« entretien » mondain ou poétique ? Le déplacement dans le cadre infernal, souvent humoristique, n’est alors qu’un moyen de continuer une conversation commencée dans d’autres genres…

De la théâtralité sans le théâtre, ou avec lui

      Que dire du voisinage inévitable avec le texte de théâtre ? Le dialogue des morts n’est a priori pas destiné à la mise en scène. Reposant sur une parole désincarnée, sur la fiction pure, l’irreprésentable, il ne montre aucune « action » mimant la vie des hommes. S’il y a une dramatisation, c’est en général une dramatisation de la parole et des idées, guère des relations humaines. Voilà qui est bien étranger à la mimèsis illusionniste du théâtre classique, même si la théâtralité résiduelle du genre, déjà sensible chez Lucien [12] , a toujours été ressentie [13] .
      Certaines conceptions ont pu être cependant favorables au passage à la scène : le théâtre humaniste de la Renaissance, par exemple, pouvait se sentir attiré par le potentiel rhétorique, fantastique et moralisant de cette forme. Le portugais Gil Vicente a ainsi expérimenté une fusion entre le genre de la « moralité » (moralidade) et le dialogue des morts dans son Auto da Barca do inferno (1520) où un Diable et un Ange, chacun sur leur barque, examinent les âmes défuntes d’un gentilhomme, d’un usurier, d’un simple d’esprit, d’un savetier, d’un moine, d’une entremetteuse, d’un juif, d’un magistrat, d’un avocat et d’un pendu. Dans la forme et dans l’esprit, on est très proche de Lucien, d’un Lucien christianisé, moralisé et théâtralisé, néanmoins subversif : seul le simple d’esprit montera sur la barque de l’Ange, les autres prenant place avec le Diable, y compris les représentants du pouvoir et de l’Église… Des raisons idéologiques expliquent, là encore, la rareté de cette expérimentation en matière de satire théâtrale, mais Diego Hurtado de la Vera n’avait pas oublié Gil Vicente en écrivant sa Dolería del sueño llamado mundo (1572), où Charon (alias la Mort) accueille les hommes outre-tombe, ni peut-être Calderón dans le Gran teatro del mundo (1655) [14] .
      Chacun de ces textes consiste en une « lettre » rédigée par le défunt Cardan relatant comment Pluton a confié la mise en scène d’une farce, dont le texte est donné à la suite, à un comédien fraîchement décédé… Ils participaient à la naissance d’un nouveau genre, la nécrologie ou nécromancie dramatique [15] , fait de pièces de circonstance dédiées à la célébration de récents défunts, qui affichent certaines continuités (thème de l’égalité entre les morts) mais aussi certaines discontinuités (déperdition de l’esprit satirique) avec le modèle de Lucien [16]  ! Ultérieurement, certains dialogues des morts présentent une ambiguïté similaire, ayant pu être conçus pour la scène [17] .
      La transposition, enfin, n’est pas interdite : les tentatives ont été nombreuses, jusqu’à ce Dialogue aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel écrit par le journaliste républicain Maurice Joly contre Napoléon III (1864), adapté et représenté au moins trois fois en 1968, 1982 et 2006 [18] . Trop peu nombreuses sans doute, car il y a là une potentialité sous-exploitée dans l’histoire du théâtre, qui pourrait satisfaire le goût actuel pour le théâtre non dramatique. Resterait à organiser une rencontre improbable entre un genre « défunt », ou réfugié dans les enfers de l’érudition, et le monde du spectacle vivant et visible. D’autres media pourraient offrir un point de rendez-vous : ainsi de la radio, puisque le projet des Intervisti impossibili formé par Giorgio Manganelli, consistant à organiser des interviews de morts illustres en tirant partie du caractère désincarné de la voix radiophonique, a été mené à bien par la RAI en 1974-1975, avec la collaboration de nombreux artistes et intellectuels italiens [19] . On ose à peine penser aux possibilités réservées par le medium internet, où de fait, l’image de nombreux morts circule longtemps après leur décès de manière fantomatique.

Dialogue des morts et satire ménippée : qui emboîtera l’autre ?

      Chapitre plus vaste encore, celui des incursions du dialogue des morts dans les récits satiriques écrits sur le modèle de Lucien. Rejeton de la satire ménippée, le dialogue des morts peut mener une existence en parallèle : en marge de Journey from this World to the Next (1743), récit d’un voyage dans un Enfer ressemblant fort au monde contemporain, où le dialogue est employé comme technique romanesque, Henri Fielding écrit un pur dialogue des morts entre Alexandre et Diogène. On peut trouver l’un dans l’autre, et le tout dans un songe-cadre, dans les « satyrae menippeae » de Juste Lipse (Somnium, 1581) et de Petrus Cunaeus (Sardi venales, 1613), où le voyage en songe débouche sur l’audition d’une assemblée des grands humanistes morts. Chez le juriste napolitain Giuseppe di Gennaro, un voyage imaginaire dans l’archipel des Cyclades, à la manière des Histoires véritables, permet de mettre en scène les disputes comiques des grands jurisconsultes anciens et modernes, rapportées à l’imitation des dialogues des morts (Respublica jurisconsultorum, 1731). On se rapproche par là-même d’un autre genre encore, le Parnasse littéraire : dans le Dialogue des héros de roman (1685), par exemple, Diogène et Mercure couvrent de leurs sarcasmes les romanciers et les romancières françaises qui débarquent chez eux. Boileau y déclare par leur biais la mort du roman baroque… Plus extravagant encore, le portugais Francisco Manuel de Melo met en scène dans son Hospital das letras (1654) une bibliothèque aménagée en hôpital, où les personnages de Lipse, Boccalini, Quevedo et l’« Auteur » entendent remédier aux pathologies littéraires de l’époque, examinant toutes les productions. Or, les trois premiers critiques sont des morts. De nouveau, on est en présence d’un quasi-dialogue des morts.
      Le dialogue des morts peut aussi revenir dans le giron de la satire narrative par inclusion sous forme modulaire, comme s’il s’agissait d’un membre. Dans le Cane di Diogene de Francesco Fulvio Frugoni (1687), fresque de quatre mille cinq cents pages divisées en sept « Aboiements » [Latrati], le chien Saetta, qui fait le tour de l’Europe à la recherche de son maître Diogène, est transporté au ciel lors d’un épisode où il écoute les délibérations des dieux – Mercure, Charon, Némésis et d’autres – jugeant les âmes qui parviennent au palais de la Justice. Ce ciel satirique ressemble fort aux enfers de Lucien : on auditionne et condamne nombre de défunts, la plupart anonymes, représentant un groupe social (un brahmane, un satrape, un homme d’État, un médecin, un homme de loi, etc.), même si interviennent aussi des allégories telles que celle du « Mépris » [Dispetto], possible voix de l’auteur. La présentation formelle distingue bien les dialogues, numérotés et titrés en fonction des personae dramatis (comme dans le recueil de Fontenelle paru quatre ans plus tôt), alternant avec des interstices narratifs où prédomine le discours indirect. Étant donné le volume de ce recueil de quarante dialogues (plus de sept cents pages) constituant les « Sixième aboiements » du chien, sous-titrés La Barca di Caronte, on est manifestement en présence d’une œuvre emboîtée dans une autre.
      Plus subtile est l’insertion dans un récit satirique d’un épisode bref, sans démarcation formelle. On peut rencontrer ce cas de figure dans des textes de polémique, comme le Nouveau Panurge attribué à Guillaume Reboul (1615), où à la faveur d’une nekuya, le héros emprunté à Rabelais assiste à un dialogue satirique entre Luther et Calvin, bien démarqué formellement. Mais aussi dans des satires plus philosophiques, comme dans le Voyage du monde de Descartes du jésuite Gabriel Daniel (1690), où l’on croise sur la surface de la Lune, avant de rencontrer l’âme de Descartes partie au Troisième ciel, les âmes de Socrate, Platon, Aristote ou Duns Scot, qui disent tout le mal qu’ils pensent du philosophe français, lequel prétendait faire table rase de ses prédécesseurs. La conversation avec Aristote est l’occasion de rendre hommage au procédé de Lucien et de « notre nouveau Lucien [20]  », à savoir Fontenelle, qui avait ridiculisé Descartes comme imposteur philosophique en le faisant figurer l’appariant dans ses Nouveaux dialogues des morts à un obscur imposteur politique, le Troisième faux Démétrius de Moscovie. Mais dans le Voyage du Père Daniel, Descartes n’est pas mort en 1650 à Stockholm, comme on le croit généralement : son âme aurait trouvé le moyen de se séparer de son corps, de sorte que le narrateur, lorsqu’il parvient à elle, dialogue avec un mort-vivant philosophe…
      Si le dialogue des morts s’intègre volontiers en tant que simple topos d’une satire narrative, comme un membre de la famille s’inviterait chez ses parents, l’inverse peut advenir. Ainsi dans la Geschichte des Philosophen Peregrinus Proteus de Christoph Martin Wieland (1791). Auteur de remarquables Gespräche im Elysium, par ailleurs traducteur des œuvres de Lucien en allemand, Wieland procède à une réécriture de la biographie satirique de Pérégrinus, imposteur religieux dénoncé par Lucien dans une œuvre éponyme (qui ne relève pas du dialogue des morts). Dans la version de l’écrivain allemand, l’âme de Lucien rencontre aux Champs-Élysées celle de Pérégrinus, qui corrige un certain nombre d’erreurs faites à son sujet par le satiriste grec. On écoute donc la pseudo-autobiographie de Pérégrinus, digne d’un Bildungsroman avorté, entrecoupée des remarques, questions et objections de Lucien, personnage ironique du dialogue régissant le récit. À proprement parler, c’est ici le « nouveau » roman satirique de Pérégrinus qui est contenu dans un unique dialogue des morts de plus de mille six cents pages.

Dans le roman : la partie plutôt que le tout, l’esprit plutôt que la forme

      On reste avec les trois exemples précédents dans le cadre de formes satiriques d’ascendance lucianesque. Étonnamment, des passages similaires semblent être passés inaperçus dans deux grands classiques rattachés par un raccourci de l’histoire littéraire au domaine familier du roman, alors qu’ils s’inscrivent surtout dans la filiation des Histoires véritables de Lucien. Ainsi, Rabelais s’est essayé au dialogue des morts dans un chapitre du Pantagruel où Épistémon, qui a eu la « coupe têtée » dans le combat contre l’armée de Loup garou, est ressuscité par l’acte chirurgical de Panurge lui recousant le chef sur les épaules. Et le personnage de relater sa vision des Champs-Élysées : il a vu Alexandre rapetassant des vieilles chausses, Xersès vendant la moutarde à la criée, Romulus, Numa, Énée, Achille, Agamemnon, Ulysse, Lucrèce, Didon… Cette liste burlesque constitue comme une bande annonce du personnel antique qu’on verra défiler dans les dialogues des morts ultérieurs. La réduction carnavalesque de ces hommes et femmes illustres à des métiers fort humbles est tout à fait dans l’esprit de Lucien, et de ces Enfers où l’on voit « la vérité du tout [21]  », comme le dit Panurge dans une belle équivoque (nulle vérité ou toute vérité ?), notamment celle des « coquins de Roix » et des clowns de philosophes, devenus « gros seigneurs » par-delà [22] . Rabelais propose apparemment une variante, sous forme d’actes sans parole inspirés par Ménippe, ou la Necyomancie, § 15-19 ; mais il ajoute aussi de brefs extraits de conversations, rapportant par exemple les répliques d’Épictète refusant d’accorder plus d’un écu à Cyrus, qui faisait la manche pour s’acheter des oignons…
      Inspiré par Lucien, Rabelais et Fontenelle, Jonathan Swift s’essaye lui aussi au dialogue des morts dans les Voyages de Gulliver, pseudo-récit de voyage dont la vraisemblance est constamment violée par l’allégorie, la satire, le fantastique. Dans la Troisième partie, Gulliver débarque chez les nécromants de Glubbdubdrib, qui invoquent les morts (chap. 7-8). Cette parodie de nekuya introduit au défilé du personnel classique des dialogues des morts, chacun y allant de sa confession : Alexandre, Hannibal, César, etc... On fait l’éloge de Brutus. Le narrateur présente Scot et Ramus à Aristote, il assiste au débat de Descartes et de Gassendi. Les véritables ressorts de l’histoire lui sont révélés : la plupart des hommes éminents ont dû leur ascension à leurs crimes, au hasard ou à l’indulgence d’historiens commissionnés pour chanter leurs louanges ; la plupart des hommes vertueux sont morts dans l’oubli, et leurs noms nous sont désormais inconnus. Dans la forme comme dans le fond, on est en présence d’un micro-recueil de dialogues des morts intégré à une ensemble narratif et satirique plus vaste. Sans doute ce genre ne mérite-t-il pas plus de deux chapitres pour Swift, qui préfère en abstraire la quintessence plutôt que d’en produire à la chaîne : « il serait ennuyeux de déranger le lecteur en relatant le grand nombre de personnes illustres convoquées [23] […] » [It would be tedious to trouble the Reader with relating what vast number of illustrious personnes were called up], avertit Gullliver. Prétérition, ou pique à l’attention d’imitateurs plus laborieux, qui voudraient figer dans un moule une forme inspirée, labile, qui se plaît aux métamorphoses ?
    L’adaptabilité est la clef de la survivance moderne. Déjà usitées au XVIIe siècle, les mises en scène romanesques sont appelées à se multiplier. Nouvelle du seuil, le Bobok de Dostoïevski fait la transition : son narrateur, dégoûté du monde contemporain, erre une nuit dans une cimetière où, attiré par des voix étranges, il se penche sur les pierres tombales pour écouter les conversations ridicules entretenues par une société de morts notables ou anonymes soucieux de leur réputation, complaisants envers leurs propres vices, puis tentés par une débauche collective… Ou, comment intégrer un genre dans un autre, en le tenant à distance. Empire de l’informe, ogre à l’appétit aussi insatiable qu’indifférent aux matières dont il se nourrit, le roman avale, digère et régurgite l’imaginaire des Enfers satiriques, comme dans Dall’inferno de Manganelli (1985), à mi-chemin entre les dialogues des morts classiques et le réalisme magique (on pense à Pedro Páramo de Juan Julfo). Est-ce bien le genre du dialogue des morts qui revient dans le roman contemporain [24]  ? N’est-ce pas plutôt son fantôme ? L’esprit, il est vrai, a toujours plus compté que la forme.

      On ne prétendra pas ici résoudre, avec autant de cas problématiques, la question de savoir ce qu’est un genre, ni dissoudre la notion. Il existe bien, pour revenir à notre point de départ, un corpus comprenant quelques dizaines de recueils, et plus d’une centaine de petits textes, formant genre dans la période allant de 1683, date de la parution des Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle, à la fin du XVIIIe ou même du XIXe siècle, car les exemples de « purs » dialogues des morts y sont encore nombreux, plus qu’on ne l’imagine. Nous n’en avons pas traité ici, puisque ces textes obéissent à l’ensemble des conventions fixées non pas tant par Lucien, que par l’auteur français qui se prétendait son simple « copiste [25]  ». Ce qu’il faut rompre, c’est l’illusion de la clôture. Sans même parler des transpositions vers le théâtre ou des migrations vers le roman, on relève de toutes parts de vastes zones d’interactions, d’immixtions, de compromissions, où les dialogues des morts existent sans se donner d’identité propre, en tant que forme néanmoins repérable. La pré-histoire et la post-histoire du genre nous le montrent, de même qu’une observation plus attentive du foisonnement expérimental qui se joue dans et autour de lui à l’âge classique. Un genre ne se constitue que dans ses relations sociales avec d’autres, et les formes qu’il accueille et codifie, il ne les fige pas, mais participe à leur transformation dans un certain sens, qui n’en exclut pas d’autres.

Bibliographie

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  • SWIFT, Jonathan, The Writings of Jonathan Swift, éd. R. A. Greenberg et W. B. Piper, New York-Londres, Norton, 1973.

Notes

  • [1]

    Johan Egislrud, Le « Dialogue des morts » dans les littératures française, allemande et anglaise (1644-1789), Paris, l’Entente Linotypiste, 1934.

  • [2]

    Voir par exemple Nicolas Correard, « Les Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle (1683) et l’invention d’un modèle classique du dialogue lucianesque », dans Littératures classiques, n° 75, 2011, p. 51-70.

  • [3]

    Voir Ariane Eissen, « Pour une étude diachronique du dialogue des morts », dans Otrante n°22, aut. 2007, p. 7-24.

  • [4]

    Étant donné le grand nombre de textes que nous évoquerons ci-dessous, nous nous contenterons, sauf exception (référence précise) de mentionner titre et première date de parution (ou date de rédaction supposée).

  • [5]

    Jacques Bompaire évoque une « réduction » de la ménippée au dialogue (Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, Les Belles Lettres / Turin, Nino Aragno Editore, 20001958, p. 561-562). Soulignant la variété des sources de Lucien, Michel Briand évoque une dialectique entre autonomisation et hybridité (« Les Dialogues des morts de Lucien, entre dialectique et satire : une hybridité générique fondatrice », dans Otrante, n° 22, op. cit., p. 60-72).

  • [6]

    Nous nous référons ici à la numérotation la plus courante des dialogues, mais l’ordre peut varier selon les éditions.

  • [7]

    Voir David Marsh, Lucian and the Latins, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1998, p. 30-31 et p. 42-75 (chap. 2, « The Dialogue of the Dead »).

  • [8]

    Luciani Samosatensis Opera…, Francfort, Egenolphus, 1536. La délimitation est plus claire dans l’une des premières traductions françaises des œuvres complètes, Les Œuvres de Lucian de Samosate, trad. Filbert Bretin, Paris, l’Angelier, 1583.

  • [9]

    Ainsi du Diálogo entre Carón y el ánima de Pedro Luis Farnesio, attribué à Diego Hurtado de Mendoza (1547).

  • [10]

    Fontenelle s’explique de ces choix dans la lettre « À Lucien » précédant ses Nouveaux dialogues des morts, où il juge « usé » l’imaginaire mythologique (éd. J. Dagen, Paris, Didier, 1971, p. 98). 

  • [11]

    Ainsi dans l’anonyme Philosophical and Religious Dialogue in the Shades, Between Mr. Hume and Dr. Dodd de 1778, dont les paradoxes évoquent les Dialogues concerning Natural Religion.

  • [12]

    À la suite de Jacques Bompaire, Anne-Marie Ozanam relève l’abondance des indications « didascaliques » dans les Dialogues des morts, qui rappellent le drame satyrique et le mime (notice aux Dialogues des morts dans Lucien, Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 1218).

  • [13]

    Ainsi, dans le Théâtre philosophique de Bordelon (1691), la notion de « théâtre » fonctionne comme un désignateur métaphorique, plus proche des « théâtres » et « amphithéâtres » encyclopédiques : sont représentées des conversations entre les philosophes antiques dialoguant aux Champs-Élysées, dont les biographies sont données en note. Il s’agit donc d’une œuvre didactique, mais il n’est pas exclu qu’elle ait été conçue pour une possible mise en scène.

  • [14]

    Voir Pedro Ruíz Pérez, « El trasmundo infernal : desarrollo y función de un motivo dramático en la Edad Media y los Siglos de Oro », dans Criticón, n° 44, 1986, p. 75-109.

  • [15]

    Voir Martial Poirson, « 2. Molière allégorique : de la nécrologie à l’hagiographie », dans Martial Poirson (dir.), Ombres de Molière, Paris, Armand Colin, 2012, p. 76-110.

  • [16]

    Voir Nathalie Rizzoni, « Des ombres panthéonisées, ou de l’art de faire parler les morts au théâtre », dans Françoise Lavocat et François Lecercle (éd.), Dramaturgies de l’ombre, Rennes, PUR, 2005, p. 297-319.

  • [17]

    Ainsi de 1802, Dialogue des morts d’Ernest Renan, joué à la Comédie française en 1886.

  • [18]

    Voir Hervé Dubourjal, « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu : de Maurice Joly à sa représentation au théâtre », dans Otrante, n°22, op. cit., p. 109-116.

  • [19]

    Voir Lise Chapuis, « Formes italiennes contemporaines autour du dialogue des morts : Giogio Manganelli ou l’inlassable babil des ombres », ibid., p. 139-148.

  • [20]

    Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, Paris, Benard, 1691, p. 73.

  • [21]

    Pantagruel, chap. XXVI, dans François Rabelais, Les Cinq Livres, éd. J. Céardt et alii, Paris, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 2009, p. 503.

  • [22]

    Ibid., p. 509.

  • [23]

    The Writings of Jonathan Swift, éd. R. A. Greenberg et W. B. Piper, New York-Londres, Norton, 1973, p. 167-168.

  • [24]

    La thèse semble partagée par les contributeurs du numéro 22 de la revue Otrante, op. cit.

  • [25]

    Fontenelle, Nouveaux dialogues des morts, op. cit., « Jugement de Pluton », p. 426.

Pour citer cet article

Nicolas Correard, « Les dialogues des morts : forme, genre ou module générique ? », SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le .../.../2019, URL : https://sflgc.org/acte/correard-nicolas-les-dialogues-des-morts-forme-genre-ou-module-generique/, page consultée le 24 Avril 2024.

Biographie de l'auteur

CORREARD Nicolas

Nicolas Correard est Maître de conférences en littératures comparées à l’Université de Nantes depuis 2008. Ses recherches portent sur la littérature sério-comique en Europe, ses sources antiques (Lucien), ses formes (satires ménippées, éloges paradoxaux, dialogues des morts), ainsi que sur les relations entre histoire littéraire et histoire des idées et des savoirs. Il a publié cinq articles scientifiques sur les dialogues des morts.