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D'une anthologie à l'autre : que transmettre de la poésie allemande en français pendant/après l'Occupation ?

ARTICLE

La période de l’Occupation (1940-1944) est un moment de redéfinition en profondeur du marché éditorial français ; sous l’impulsion des listes Otto (qui bannit de la librairie les ouvrages considérés comme « indésirables » en France) et Matthias (liste de quelques 500 ouvrages allemands à traduire en français, constituée sous les auspices de l’Institut Allemand de Paris et son Directeur Karl Epting), l’offre littéraire se réoriente de manière significative vers les auteurs allemands. L’éventail des livres allemands publiés en traduction française (qui va de l’histoire à la philosophie, en passant par l’art, le droit, la littérature, etc.) fait une large place à la poésie.

Seule cette dernière, en effet, serait susceptible de faire réellement connaître l’âme d’un peuple, selon les poncifs de l’époque en usage [1] . Cet intérêt pour la poésie (on verra plus loin les auteurs qui l’incarnent durant la période) accompagne un discours officiel des autorités d’Occupation, selon lequel la connaissance de la poésie française et allemande serait un prérequis indispensable pour asseoir une meilleure compréhension franco-allemande – ce qui n’est, en fait, que pure propagande, puisque les initiatives culturelles menées en France durant les années 1940-1944 ont pour visée d’établir une domination sans partage de l’Allemagne dans le domaine de la culture, et de réduire de facto la France à n’être qu’un état vassal. La traduction poétique va servir d’instrument à ce dessein. L’offre de poésie allemande traduite, très diversifiée, occupe tous les segments de l’édition de l’époque : recueils, revues (ex. Les Cahiers franco-allemands), anthologies, numéros spéciaux des Cahiers de l’Institut Allemand, sans parler des conférences (Dichterlesungen) régulièrement tenues dans les locaux de ce même Institut.

C’est l’« objet anthologie » qui retiendra ici notre attention ; en effet, et à plus forte raison en temps de guerre dans le contexte d’une occupation militaire et politique, l’anthologie est, pour ainsi dire, un témoin qui reflète le climat intellectuel d’une époque, où tout, du choix des auteurs et des textes jusqu’à leur présentation, est signifiant. C’est du sens à donner à cette initiative éditoriale qu’il sera question dans l’étude qui va suivre sur l’Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours, publiée en version bilingue, par René Lasne et Georg Rabuse chez Stock à Paris, en 1943, puis rééditée sous le seul nom de René Lasne durant l’après-guerre (1950, 1951 et 1967).

 

 

L’anthologie Stock (1943)

L’Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours se présente sous la forme de deux épais volumes (respectivement 287 et 281 pages chacun) ; lors de sa parution en automne 1943, elle aurait été tirée à 6000 exemplaires [2] , un chiffre qui, dans une époque de rationnement drastique du papier, était loin d’être négligeable. Il faut dire qu’une attention toute particulière a été portée par l’Occupant à la publication d’un ouvrage qui devait incarner le meilleur de la Collaboration : préface circonstanciée du Directeur de l’Institut Allemand [3] , traduction et notes soignées, vaste choix de textes, qui va des Minnesänger aux auteurs les plus contemporains (les derniers auteurs cités sont nés entre 1906 et 1914). S’agissant d’une anthologie à vertu officiellement « pédagogique », on ne s’étonnera pas de voir y figurer un nombre importants de poètes classiques (Goethe, Schiller, Hölderlin, Eichendorff, Mörike, Lenau, George, Trakl, Rilke, pour ne citer que quelques grands noms). Néanmoins, la visée propagandiste se révèle dans le dernier tiers de l’ouvrage (vol. II), qui fait la part belle aux écrivains nationaux-socialistes ou sympathisants, de Hermann Stehr à Börries von Münchhausen, en passant par Will Vesper, Agnes Miegel, Gerhard Schumann [4] ou Baldur von Schirach. On pourra également relever que le nom de certains poètes présents dans l’anthologie (par ex. Stefan George, Christian Morgenstern, Rainer Maria Rilke, Georg Britting, Ricarda Huch) apparaît déjà épinglé dans la liste rouge de 1935 du Ministère de la Propagande sur la production littéraire allemande [5] , ce qui ne laisse pas indifférent [6] . Signalons par ailleurs que les notices biobibliographiques situées à la fin de chaque volume minorent souvent certains aspects potentiellement gênants de la vie de leurs auteurs : c’est le cas par exemple (et entre autres) d’Agnes Miegel (« restée fidèle à la terre de ses ancêtres », auteur de « vigoureuses ballades »), d’Ina Seidel (principalement décrite comme un auteur pour enfants), ou de Börries von Münchhausen (« aristocrate de pied en cap », « virtuose de la ballade »), quand les entrées du récent Literatur in Nazi-Deutschland [7] sont bien plus explicite au sujet de leur engagement politique sous le IIIe Reich. À l’inverse, certaines prises de position contre le régime NS de R. Huch, H. Hesse, F. G. Jünger (frère d’E. Jünger), également présents dans l’anthologie, sont elles aussi passées sous silence.

Bien que publiée sous les auspices de René Lasne et Georg Rabuse (respectivement français et allemand, l’un germaniste, l’autre romaniste) auxquels doit être rattachée la plupart des traductions produites, l’anthologie réimprime également les textes d’autres traducteurs, dont certains déjà consacrés : c’est le cas notamment de Gérard de Nerval pour la Lénore de Bürger, de Maurice Betz, de Jean-François Angelloz et d’Armand Robin pour l’oeuvre de Rilke, d’Alexandre Vialatte pour Nietzsche, ou bien de Jean Tardieu pour L’Archipel de Hölderlin [8] . Ces traductions mises à part, les versions proposées par R. Lasne se veulent dans l’ensemble « aussi exactes que possible, aussi libres parfois qu’il était nécessaire » [9] . Pour ce faire, peu ou pas de rimes, recours aux « moyens et libertés dont dispose un poète français d’aujourd’hui » [10] , mais aussi volonté de forcer ponctuellement le français « pour rendre sensible l’enchaînement parfois abrupt de la poésie allemande » [11] . Donc un dosage original entre traduction cibliste et sourcière, qui recourt ponctuellement à la prose (même si le choix du vers, libre ou blanc, reste prédominant) et qui n’exclut pas certaines libertés métriques, comme par exemple, la version du poème « Deuil au ciel » de N. Lenau, où les alexandrins voisinent avec des vers de mesure irrégulière (octosyllabe, décasyllabes, vers de 13 syllabes) :

[…] Le ciel las gronde son humeur sombre

et cligne et cligne encore de ses grands cils obscurs.

Ainsi tressaillent des yeux quand il leur faut pleurer,

et cela bat. Un rayon morne s’y convulse. [12]

Cette anthologie eut une réception des plus controversées (selon que les recensions émanaient de la critique « officielle » ou des milieux de la Résistance), comme en témoignent les comptes rendus parus à l’époque [13] . On pouvait donc légitimement s’imaginer qu’un ouvrage aussi marqué du point de vue idéologique ne survivrait pas à la période troublée de l’après-guerre. Pourtant, les éditions Stock ne vont pas hésiter à le faire réapparaître très rapidement au tout début des années 1950.

 

 

L’anthologie Stock bis (1950, 1951)

Bien que toujours publiée en deux volumes bilingues, l’édition de 1951 [14] présente néanmoins un nombre important de changements qui se manifestent dès l’ouverture du premier tome : la préface de K. Epting a disparu, ne laissant à sa place qu’un court avertissement de l’éditeur. L’année de copyright du volume, 1951, semble ne pas vouloir se souvenir de l’édition parue durant la guerre. Un regard plus averti aura cependant tôt fait de reconnaître les emprunts à l’avertissement de 1943 qui se trouve parfois repris tel quel [15] et/ou paraphrasé. L’épigraphe de l’édition de 1951 cite par ailleurs un mot célèbre de Hölderlin (« Was bleibet aber stiften die Dichter » [mais ce qui reste est l’oeuvre des poètes]) qui était déjà présent dans la préface de K. Epting. Si le Directeur de l’Institut Allemand de Paris sous l’Occupation n’est plus officiellement le « garant » de l’anthologie rééditée, son ombre portée reste tout de même indiscutable pour qui a la version de 1943 en main, ce d’autant plus que dans le premier volume (qui va du Moyen-Âge à N. Lenau), la sélection d’auteurs en 1951 est strictement identique à celle de 1943. La différence, dans le tome 1, est plutôt à chercher du côté des notes biobibliographiques, plus développées et actualisées en ce qui concerne les références critiques. Il est toutefois à relever que la totalité des références bibliographiques allemandes renvoyant à la librairie d’outre-Rhin des années 1940 a disparu.

C’est dans le deuxième tome de l’édition de 1951 que les nouveautés sont manifestes. Ce volume était originellement le plus sensible, on l’a vu, puisqu’il se proposait de donner à connaître au public français des années de guerre un échantillon des poètes « officiels » du régime NS. La sélection a été revue et corrigée ; parmi les « partants » notoires, on notera le nom de Richard Wagner (!) et ceux de nombreux poètes trop nettement estampillés du point de vue politique : Paul Alverdes, Baldur von Schirach, Heinrich Anacker, Hanns Johst, etc. Le contingent d’« entrants » permet de rectifier le tir du point de vue idéologique : des auteurs tels qu’Heinrich Heine, Berthold Brecht, Franz Werfel, René Schickelé, Max Brod, Erich Kästner, etc. [16] , considérés comme persona non grata en 1943, sont accueillis en bonne place. En revanche, et ce en dépit de l’épuration à laquelle l’anthologie a visiblement été soumise, on remarque que les auteurs sympathisants du IIIe Reich sont loin d’avoir tous disparu. Parmi ces derniers, et non des moindres, figurent H. Carossa, A. Miegel, I. Seidel, J. Weinheber, F. J. Klaehn, B. von Münchhausen, représentants, à des degrés divers, du courant völkisch (« Blut und Boden »), et tous listés dans le dictionnaire biographique Literatur in Nazi-Deutschland [17] . Il va sans dire que les notices bibliographiques les concernant, qui chantaient en 1943 leur engagement au service du Reich, ont été soigneusement expurgées en 1951, comme en témoignent les exemples suivants :

 

1943

J. Weinheber : L’orphelinat, la misère, l’indifférence d’une patrie où l’applaudissement n’allait alors qu’aux écrivains qui servaient les fins des deux internationales, la capitaliste et la communiste. Le poète ne sort de l’ombre qu’en 1933[…]. [18]

 

F. J. Klaehn : Né à Kiel, Klaehn rêvait d’être marin. Vint la guerre, et il fut soldat, après quoi il fit le coup de main dans différentes formations nationalistes, puis entra aux SA […]. [19]

1951

Né à Vienne d’une vieille famille autrichienne. L’orphelinat, la gêne, des emplois de domestique et de subalterne, et si peu de succès […] que le poète faillit céder au désespoir […]. L’Université de Munich lui décerne cependant le prix Mozart […] en 1933. [20]

 

Né à Kiel, Klaehn rêvait d’être marin. Vint la guerre, qui l’a marqué pour toujours […]. [21]

 

Des modifications ont également été apportées aux choix de poèmes effectués pour chaque auteur : il y a quelques retraits, mais aussi des ajouts allant dans le sens d’un accroissement du corpus – peut-être une manière de compenser les coupes faites au sein des écrivains NS sans remettre en cause l’équilibre des deux volumes. Enfin, on constate que certaines traductions ont été refaites, tandis que d’autres (la majorité) se voient reprises telles quelles. Un regard plus attentif permet de repérer les nouvelles traductions proposées en 1951: c’est le cas, entre autres, du poème « Chevalier errant » d’A. Miegel traduit par Eugène Bestaux en 1943 puis retraduit en 1951 par R. Lasne, d’« Avertissement » de F. J. Jünger traduit par Eugène Bestaux en 1943 et retraduit en 1951 par R. Lasne, ou bien de « Le Cimetière au soleil » de R. von Schaukal, traduit en vers par le germaniste bordelais Robert Pitrou en 1943, que R. Lasne reprend en vers (libres) dans la nouvelle édition. La traduction de Christian Morgenstern par André Thérive en 1943 connaît un sort analogue : sur le choix de 12 poèmes proposés, seules 2 versions de Thérive sont conservées (contre 5 en 1943). Faut-il en conclure que les traductions ont été refaites principalement lorsqu’elles étaient signées en 1943 par des noms de personnes (en général des germanistes) bien engagées dans la Collaboration ? Il est certain que R. Lasne – qui en faisait lui-même partie – a veillé à faire disparaître les traces les plus compromettantes de son précédent opus : exit le nom de son collaborateur Georg Rabuse, ancien membre de l’Institut allemand sous l’Occupation, reconverti dans les années 1950 en Professeur Ordinaire spécialiste de Dante à l’Université de Vienne [22] . Exit également la précision bibliographique à propos de l’oeuvre de Klaehn (qui laisse bien entrevoir sa couleur politique) : « Aus : "Das Gastmahl", Zentralverlag der NSDAP, F. Eher, Nachf., Berlin » [23] , plus sobrement raccourcie en « Aus : "Das Gastmahl", F. Eher, Nachf., Berlin » en 1951.

Les interventions ciblées de René Lasne dans la nouvelle version de l’Anthologie de la poésie allemande permettent de mesurer le poids de la réorientation idéologique des années d’après-guerre en France. S’il est évident qu’il a été incité par Stock à revoir en profondeur sa copie initiale, à aucun moment, en revanche, R. Lasne, éditeur des « deux volumes déshonorés de 1943 » [24] ne marque une quelconque intention de faire amende honorable sur ses activités passées.

 

 

L’anthologie Marabout (1967)

Mais l’histoire éditoriale de l’Anthologie de la poésie allemande va connaître un nouveau rebondissement. En 1967 paraît à Bruxelles chez Marabout Université, en version de poche et toujours sous la signature de R. Lasne, l’Anthologie bilingue de la poésie allemande en deux tomes : le premier intitulé « Des origines à Hölderlin », le deuxième « De Heine à nos jours ». À la différence des volumes précédents publiés chez Stock, cette nouvelle édition est richement illustrée ; les notes biobibliographiques, auparavant rejetées en fin de volume, sont cette fois intégrées au texte, ce qui permet une introduction immédiate aux auteurs ; l’anthologie proprement dite est précédée d’un avertissement d’André Meyer et d’une notice introductive étoffée sur l’histoire de la poésie allemande de la plume de R. Lasne, datée de 1967. À noter également cette mention marginale de l’éditeur : 

Le texte de l’édition originale, publiée par la librairie Stock, Delamain et Boutelleau, Paris, sous le titre Anthologie de la poésie allemande, a été remanié par l’auteur en vue de la présente édition.

Où l’on peut constater, ici encore, que la date de la toute première édition (1943), sans doute gênante, n’a pas été mentionnée. De fait, Marabout reprend surtout la réédition Stock des années 1950 : la liste des poètes entrants et partants est similaire en 1951 et en 1967, et les notices biobibliographiques déjà retouchées, on l’a vu, dans l’édition Stock d’après-guerre, sont imprimées telles quelles en 1967. Néanmoins, le choix de textes a pu être ponctuellement modifié entre ces deux dates : ainsi, la traduction de « L’Archipel » de Hölderlin par J. Tardieu qui figurait dans les éditions de 1943 et de 1951, disparaît de l’anthologie en 1967. La sélection de poèmes de Goethe passe de 23 en 1943 et 1951 à 15 en 1967 (la célèbre chanson de Mignon, par exemple, n’y apparaît plus) ; de même disparaît du choix des poèmes de Rilke la traduction de la 5e Elégie de Duino par A. Robin. Notons par ailleurs que l’édition de 1967 n’introduit pas de nouveaux traducteurs par rapport aux précédentes : à part la traduction devenue canonique de « Lénore » par Nerval, c’est à R. Lasne que l’on doit attribuer la paternité de toutes les versions françaises.

La manière de traduire connaît, pour sa part, peu de changements entre 1950 et 1967 : les vers libres ou blancs y sont le plus souvent privilégiés, mais certains textes font l’objet de variantes d’une édition à l’autre – signe que l’anthologie a également été retravaillée sur ce plan-là – parfois pour corriger des erreurs. Ainsi, la traduction de « Naissance de la philosophie » de C. Morgenstern par A. Thérive, fautive, est rectifiée :

 

[…] Sein Blick steckt an :

wir stehen wie im Schlaf ;

Mir ist, ich säh zum ersten

Mal ein Schaf.

[…] et nos regards figés

dans l’hypnose hagarde,

j’ai l’air de voir un veau

pour la première fois.

(Tr. A. Thérive, 1943)

Regard contagieux ! Face à

face nous sommes

dans l’hypnose. Je crois voir

le premier mouton.

(Tr. R. Lasne, 1951, 1967)

Si les modifications demeurent assez peu nombreuses au total, certaines corrections sont cependant intéressantes du point de vue traductologique. Ainsi, on signalera l’intervention de R. Lasne dans la première strophe du poème de W. von Niebelschütz « Lettre d’Avril » :

Hier blüht es schon in

manchem Garten,

Die Luft ist seidenweich

durchstrahlt.

Im Tal die Ulmenwälder

warten,

So wie Corot so oft

gemalt.

Ici des fleurs dans les

vergers,

Le soleil joue au ciel de

soie ;

Les bois d’ormes dans la

vallée,

Corot les aimait en ce mois.

(1943, 1951)

Ici des fleurs dans les

jardins,

Le soleil joue au ciel de

soie ;

Les bois d’ormes dans la

vallée,

Corot les aimait en ce

mois.

(1967)

On constate qu’ici, R. Lasne préfère renoncer, en 1967, à la rime vergers/vallée, pour davantage coller au sens de l’original qui est « jardin ». Dans le poème « L’escouade » de F. J. Klaehn [25] , Lasne modifie de nouveau son texte dans le sens de l’abandon de la rime :

[…] Fünf leerten aus dem

Becher

in grauer

Flandernschlacht.

Ich habe diese Zecher

mühsam zur Ruh’

gebracht. […]. [26]

[…] Cinq de nous ont

vidé la coupe

dans la brume, au

secteur de Flandre.

Quand ils eurent bu

tout leur saoul,

j’eus bien du mal à les

étendre. […]

(1951)

[…] Cinq de nous ont vidé

la coupe

dans la brume, au secteur de

Flandre.

Quand ils eurent bu tout leur

saoul,

les mettre au lit me donna

du mal. […]

(1967)

À chaque fois, le traducteur semble avoir tenté de s’approcher un peu plus de l’oralité du poème allemand, par l’usage de l’inversion au premier vers, du mot « saoul » (plus acceptable peut être que le sens de « Zecher », qui est ivrogne), par un registre de langue plus parlé (« les mettre au lit » vs « les étendre »), mais avec un succès très relatif, l’ensemble du poème demeurant assez éloigné de la prosodie percutante et de l’ironie mordante de l’original.

En dépit de ces aménagements de surface, il demeure que, pas plus dans la sélection de 1951 que dans celle de 1967, ne figurent des poètes nés après 1899 : P. Celan, G. Benn, R. Borchardt, N. Sachs, E. Lasker-Schüler, G. Eich, I. Bachmann, H. Ball, K. Tucholsky, H. M. Enzensberger, pour ne citer que quelques noms, sont les grands oubliés de toutes les rééditions d’après-guerre. Volonté des éditeurs successifs de remettre sur le marché un ouvrage à moindre frais ? Orientation personnelle du traducteur principal des deux volumes, issu, comme on l’a vu des milieux de la Collaboration pendant la guerre ? La question est d’autant plus lancinante qu’en 1967 encore, sont repris par Marabout des poèmes d’auteurs comme B. von Münchhausen, H. Carossa, A. Miegel, H. Lersch, J. Weinheber, G. Britting, F. J. Klaehn, etc., qui figurent en bonne place dans le panthéon de la littérature national-socialiste [27] . Par ailleurs, on peut trouver surprenant que l’avertissement liminaire de l’édition Marabout soit de la plume d’André Meyer.

André Meyer [28] est un professeur agrégé d’allemand qui compta, semble-t-il, parmi les premiers partisans de la Collaboration au sein du milieu enseignant, au même titre qu’E. Bestaux, M. Boucher, R. Pitrou, etc. On retrouve sa signature dans des publications subventionnées par l’Occupant, telles que Les Cahiers franco-allemands (Deutsch-Französische Monatshefte) ou bien la revue Deutschland-Frankreich lancée sur l’initiative de K. Epting et de l’Institut Allemand. Il se distingue par ses articles d’une rare virulence envers la France, coupable, selon lui, d’avoir ignoré la vraie culture allemande au profit d’« écrivassiers juifs et marxistes » [29] , s’indignant de ce que le « roman écoeurant » [30] Berlin Alexanderplatz d’A. Döblin ait été mis au programme de l’agrégation, au détriment des « authentiques artistes créateurs tels que Stehr, Schäfer et Kolbenheyer » [31] , hérauts de la propagande nazie. Dans un article publié par les Cahiers franco-allemands, Meyer attaque ainsi le livre sur la littérature allemande de Félix Bertaux, éminent germaniste de la Sorbonne, qui ferait, selon lui, la part trop belle aux « esthètes décadents » ou aux « agents de la propagande bolchevique » [32] . De même, Meyer n’hésite pas à affirmer que la compréhension de la véritable culture allemande serait favorisée par « l’élimination des Juifs » [33] . « Apôtre infatigable d’une critique de type raciste » [34] selon les mots de L. Richard, A. Meyer distille également ses commentaires antisémites dans Comoedia, et incite ses collègues germanistes à oeuvrer pour une vraie réconciliation franco-allemande sur les bases idéologiques du national-socialisme.

Que la signature d’André Meyer reparaisse en 1967 a donc de quoi surprendre, ce d’autant plus que sa préface reprend, mais sans le dire, les mots mêmes de celle de K. Epting en 1943, qui lui sert de canevas. Ainsi, lorsqu’il écrit : « Comme on l’a fait justement remarquer : ‘c’est par la poésie seule que l’on pénètre au coeur d’un peuple, c’est dans les poèmes et dans les chants que le génie d’un peuple revêt sa forme la plus directe.’ » [35] , derrière ce on se cache en fait K. Epting lui-même [36] . Plus loin dans la même page, Meyer cite à nouveau Epting sans le signaler explicitement :

Si la poésie allemande ne s’était encore jamais acclimatée en France, c’est « que ceux qui ont songé à tenter l’aventure ont eu conscience des difficultés de la transposition et ont bientôt renoncé à l’entreprise. » [37]

Il reprend également à son compte le cliché, déjà présent chez Epting, d’une langue française impropre à la traduction de la poésie allemande :

Pour rendre toutes les subtiles beautés de la poésie allemande, la langue française ne lui offrait qu’un instrument bien imparfait. [38]

On pourra également s’étonner de trouver sous la plume d’A. Meyer, en guise d’éloge du traducteur R. Lasne, une image qui prend aujourd’hui (mais n’était-ce pas déjà le cas en 1967 ?) un relief particulier avec le recul des années (et ce que l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale nous a appris) :

Il a su insuffler une vie nouvelle à chacune de ses transpositions et son recueil ne ressemble jamais à une fosse commune où l’on aurait entassé pêle-mêle des cadavres de poèmes. [39]

Que comprendre ? Doit-on penser que R. Lasne a lui-même fait appel à son collègue germaniste pour la nouvelle édition de l’Anthologie de la poésie allemande, comme on sollicite le concours d’un vieil ami d’autant plus proche qu’il est passé par les mêmes chemins de traverse que soi ? Cela est tout à fait plausible. Reste que la présence à la fin des années 1960 de ce tandem improbable, vestige d’un passé qui ne veut pas passer, pour reprendre les mots de l’historien et philosophe allemand Ernst Nolte [40] , dans un ouvrage de littérature allemande paru en Belgique et prévu pour l’enseignement supérieur français ou francophone, laisse une impression bien étrange.

 

Aujourd’hui encore, l’Anthologie de la poésie allemande de R. Lasne continue à susciter un certain malaise au sein de la germanistique française. Faisant allusion à cet ouvrage, Jean-Pierre Lefèbvre, auteur luimême d’une Anthologie bilingue de la poésie allemande publiée en Pléiade en 1993, le qualifie dans sa préface de « pomme de discorde dont il serait malséant de ne pas parler » [41] , et rappelle le parrainage encombrant d’Otto Abetz ou de Karl Epting, ainsi que l’implication de nombre de germanistes français de l’époque de Vichy afin d’opérer une sélection d’auteurs ad hoc. Outre la question des critères présidant au choix des textes, toujours récurrente dans le cas d’un florilège quel qu’il soit, l’ouvrage pose en effet aussi la question de l’instrumentalisation de la poésie en temps de guerre [42] , ainsi que celle des « malentendus » qui subsistent dans les relations franco-allemandes, y compris poétiques.

Notes

  • [1]

    « Or c’est par la poésie seule que l’on pénètre au coeur d’un peuple, c’est dans les poèmes et dans les chants que le génie d’un peuple revêt sa forme la plus directe. », Préface de Karl Epting in Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours, Stock, Paris, 1943, vol. 1, p. IX.

  • [2]

    Chiffre donné par Frank-Rutger Hausmann in « French-German and German-French Poetry Anthologies 1943-1945 », Translation under Fascism, Christopher Rundle and Kate Sturge (dir.), Palgrave Macmillan, 2010, p. 203.

  • [3]

    Pour l’étude du paratexte de l’anthologie, cf. Christine Lombez « Translating German Poetry into French under the Occupation: the example of R. Lasne’s and G. Rabuse’s anthology (1943) », in Translation in Anthologies and Collections (19th and 20th centuries), John Benjamin, Amsterdam, 2013.

  • [4]

    Egalement appelé « le barde de la SA ».

  • [5]

    Il s’agit de l’« Anordnung über schädliches und unerwünschtes Schrifttum » du 15 avril 1935. Cf. à ce sujet Jan Pieter Barbian, Literaturpolitik im NS-Staat. Von der “Gleichschaltung” bis zum Ruin, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2010, p. 260.

  • [6]

    Cf. Christine Lombez « Translating German Poetry into French (…) », op. cit.

  • [7]

    Cf. Hans Sarkowicz, Alf Mentzer, Literatur in Nazi-Deutschland : ein biographisches Lexikon, Europa Verlag, Hamburg, 2002. A. Miegel, « zu weitreichenden Konzessionen bereit » (p. 312), est ici décrite comme l’un des chantres du pouvoir hitlérien, tout comme sa collègue I. Seidel. Quant à B. von Münchausen, il apparaît comme un antisémite notoire, que la critique NS célébrait comme « die beste Kraft deutschen Wesens ».

  • [8]

    A noter qu’Albert Béguin refusa pour sa part de donner des traductions pour l’anthologie. Cf. Isabelle Kalinowski, « Les limites du champ littéraire national : l’exemple de la réception de Hölderlin en France sous l’Occupation (1939-1945) », in Michael Einfalt, Joseph Jurt (dir.), Le texte et le contexte. Analyses du champ littéraire français (XIXe et XXe siècle), Etudes du Centre Français de l’Université Albert Ludwig de Fribourg, Berlin Verlag Arno Spitz, 2002, p. 282 (note).

  • [9]

    Anthologie (…), op. cit, vol. I, 1943, p. XIII.

  • [10]

    Ibidem.

  • [11]

    Anthologie (…), op.cit, vol. I, 1943, p. XIV.

  • [12]

    Ibidem, p. 264.

  • [13]

    Cf. Christine Lombez, « Translating German Poetry (…) », op.cit. Cf. également Lionel Richard, Nazisme et culture, éd. Complexe, Paris, 1988, p. 294-5.

  • [14]

    Il ne nous a pas été possible de consulter celle de 1950, qui figure dans le catalogue de la BNF.

  • [15]

    C’est notamment le cas de la phrase « On a pensé avant tout à l’honnête homme qui désirerait étendre ses lectures. Les traductions françaises récentes, et les travaux français ou traduits en  français, ont été recensés avec soin. » (1951, p. VIII) qui figure à l’identique dans l’édition de 1943. À ceci après que s’intercalait alors une phrase supplémentaire (« Aussi a-t-on cité, plutôt que les éditions critiques, les éditions et travaux allemands qu’il est aisé de se procurer » – 1943, p. VIII) qui a été supprimée en 1951.

  • [16]

    Voici la liste exhaustive des auteurs ajoutés dans l’édition de 1951 : H. Heine, B. Brecht, F. Werfel, J. V. von Scheffel, W. Busch, H. Conradi, F. Wedekind, A. Mombert, O. zur Linde, R. Schikele, A. Wildgans, M. Brod, P. Zech, A. Lichtenstein, E. Kästner, G. Engelke.

  • [17]

    Hans Sarkowicz, Alf Mentzer, Literatur in Nazi-Deutschland : ein biographisches Lexikon, op. cit.

  • [18]

    Anthologie de la poésie allemande, vol. II, 1943, éd. cit., p. 278.

  • [19]

    Anthologie de la poésie allemande, vol. II, 1951, éd. cit., p. 288.

  • [20]

    Anthologie de la poésie allemande, vol. II, 1943, éd. cit., p. 278.

  • [21]

    Anthologie de la poésie allemande, vol. II, 1951, éd. cit., p. 289.

  • [22]

    Cf. Frank-Rutger Hausmann, ‘Auch im Krieg schweigen die Musen nicht’. Die deutschen wissenschaftlichen Institute im zweiten Weltkrieg, Vandenhoeck & Ruprecht, 2001, p. 124 (note 68).

  • [23]

    Anthologie de la poésie allemande, vol. II, 1943, éd. cit., p. 240.

  • [24]

    Les Bannis, éd. de Minuit, Paris, 1944, préface de Mauges (alias C. Bellanger), p. 10.

  • [25]

    Le titre original du poème est « Wir waren sieben Männer ».

  • [26]

    On notera qu’en 1943, la version proposée pour cette strophe était déjà différente : « […] Cinq de nous l’ont vidé, ce verre,/Dans l’âpre bataille de Flandre/Et c’est avec peine que j’ai/Mis à dormir ces cinq buveurs. […] ».

  • [27]

    Ici encore nous nous reportons à Hans Sarkowicz, Alf Mentzer, op.cit.

  • [28]

    Il n’est pas aisé de trouver des informations sur André Meyer – le catalogue général de la BNF l’identifie comme un germaniste traducteur mais ne donne pas ses dates. Il semble toutefois avéré qu’il a poursuivi sa carrière de traducteur bien au-delà de la guerre (entre autres, des traductions de Goethe, d’H. von Keyserling parues chez Stock entre 1950 et 1960 ; la traduction d’un traité de géopolitique de Karl Haushofer chez Fayard en… 1986 !).

  • [29]

    André Meyer, « Les Germanistes français et l’Allemagne », in Deutschland-Frankreich, 1942/1, p. 68.

  • [30]

    Ibidem.

  • [31]

    Ibidem.

  • [32]

    André Meyer, « Pour y voir clair dans la littérature allemande », in Cahiers franco-allemands, 1942/10-12, p. 356.

  • [33]

    André Meyer, « Les Germanistes français et l’Allemagne », op.cit., p. 77.

  • [34]

    Lionel Richard, op. cit., p. 298.

  • [35]

    René Lasne, Anthologie bilingue de la poésie allemande, vol. 1, « Des origines à Hölderlin », Marabout Université, Verviers, 1967, p. 5.

  • [36]

    Cf. note 1.

  • [37]

    Ibidem, p. 6.

  • [38]

    Ibidem. Epting comparait pour sa part « la grande voix des orgues » de la poésie allemande à sa « transcription pour piano » dans la traduction française (op. cit., 1943, vol. 1, p. XI.)

  • [39]

    Ibidem.

  • [40]

    Ernst Nolte, « Eine Vergangenheit, die nicht vergehen will », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6. Juni 1986.

  • [41]

    Jean-Pierre Lefèbvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1993, p. X.

  • [42]

    Comme le révèle l’exemple de Hölderlin en France durant les années 1940, « récupéré » à la fois par l’Occupant et les milieux de la Résistance. Cf. Isabelle Kalinowski, art. cit.