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Critique, traduction et propagande dans la presse française de l’Occupation : l’exemple de Comoedia (1941-44)

ARTICLE

« Si on veut écrire en ces temps, la prudence s’impose.

Mais on n’est pas obligé d’écrire. »

(Joseph-Barthélemy, Mémoires [1] )

La période de l’Occupation allemande en France (1940-44) vit se déployer une intense activité de traduction en français, majoritairement d’ouvrages d’auteurs germaniques (littérature, philosophie, science, art, etc.) subventionnées par l’Occupant dans le cadre d’un programme de traductions prioritaires [2] . Les traductions littéraires y ont fait l’objet d’une attention toute particulière : la presse de l’époque fut en effet souvent le théâtre de vives discussions, comme en témoignent les colonnes consacrées à la littérature étrangère traduite ainsi que la couverture critique dont de nombreux ouvrages en traduction ont bénéficié dans la presse (toutes obédiences confondues), aussi bien en zone nord que sud.

On s’intéressera ici à Comoedia, hebdomadaire spécialisé dans la littérature, les spectacles et les arts qui put, en son bref temps d’existence sous l’Occupation (juin 1941-août 44), s’enorgueillir de signatures prestigieuses (A. Adamov, E. M. Cioran, P. Hazard, M. Betz, J. Giraudoux), et où la revue des traductions tient une place importante. À travers l’étude des recensions d’ouvrages traduits entre 1941 et 1944 dans la chronique « Bibliothèque européenne », nous tenterons d’esquisser quelques traits d’une rhétorique journalistique spécifique à une publication qui se trouve, à bien des égards, sous influence, et de mettre en évidence les a priori idéologiques de Comoedia dans son discours sur l’étranger en temps de guerre.

La revue Comoedia sous l’Occupation : essai de description

Comment parler de l’étranger quand on est une revue littéraire paraissant dans un pays en guerre et soumis à un régime d’Occupation militaire ? Telle est exactement la question qui se pose à Comoedia, magazine hebdomadaire renommé, spécialisé dans la littérature, les spectacles et les arts durant sa période de parution entre juin 1940 et août 1944 [3] . Depuis le début du XXe siècle, Comoedia fut le titre, parfois modifié (Comoedia illustré, Comoedia-journal, Paris-Comoedia) de plusieurs publications à la fréquence et à la longévité aléatoires : créé à Paris en 1906, suspendu à l’été 1914, le journal reparut entre 1919 et 1937, pour sombrer ensuite durant la crise des années 1930. À peine un mois après l’armistice, le 21 juin 1940, Comoedia ressuscite une nouvelle fois sous l’égide du journaliste René Delange. Hebdomadaire paraissant le samedi, Comoedia va rapidement devenir une référence dans le monde intellectuel des « années noires [4]  », comme en témoignent les signatures souvent prestigieuses qu’on y rencontre : E. M. Cioran, J.-P. Sartre, H. Montherlant, J. Giono, P. Claudel, J. Cocteau, Colette, etc. Le journal se positionne en effet sur une ligne a priori apolitique où seul doit compter l’Art : sans aucune référence explicite aux événements du moment, le contexte de la guerre semble devenu complètement irréel. Par ailleurs, en ces temps de restrictions générales, l’abondance des illustrations (notamment des photos) signe l’image de marque d’un titre qui se veut haut de gamme. Ainsi, on peut comprendre la remarque de J. Jackson, selon laquelle « lancé en 1941 […] Comoedia a rapidement attiré la crème du Paris littéraire, bien plus que la NRF » [« launched in 1941 […] Comoedia was soon attracting the cream of literary Paris much more than the NRF [5] . »]

La structure d’ensemble du magazine se distribue comme suit [6] :

  • la page de « une » contient les informations culturelles ou littéraires les plus marquantes de la semaine ;
  • page 2, rubrique « Du côté des Lettres » consacrée à la littérature française avec, en rez-de-chaussée, la chronique « Dans la vitrine du libraire » (cinq colonnes sur l’actualité des parutions) ;
  • page 3, feuilleton (récit inédit en pleine page) ;
  • page 4, « Les spectacles…
  • page 5, … et la musique »
  • page 6, « Et puis, voici Paris » (page sur la mode, les variétés)
  • page 7, « Connaître l’Europe » (pleine page sur la littérature, la musique, les arts plastiques européens [7] )
  • pages 8, « Programmes de Paris » pour les théâtres, les cinémas, les cabarets, etc.

Au total, l’impression qui prédomine est celle d’une ligne éditoriale savamment pensée et pesée, qui se veut proche du monde artistique au sens large, afin d’éviter des questions que pose alors une actualité autrement plus brûlante. On peut ainsi comprendre dans un premier temps le point de vue formulé par Marcel Arland et rapporté par Jean Grenier dans ses souvenirs des débuts de la guerre : « Comoedia est un journal neutre, libre d’attaches allemandes [8] . » Une autre remarque « sur le vif » du même Grenier, mais en date de mai 1943, permet de se faire une idée de la popularité de Comoedia : « D’après une marchande de journaux de la rue de Grenelle, les 25 Comoedia qu’elle reçoit sont aussitôt vendus, et encore les cache-t-elle derrière son comptoir [9] . »

Nous serions donc ici en présence d’une publication qui, en affichant d’emblée son caractère apolitique par le choix de la littérature et de l’art, aurait réussi le tour de force de maintenir sa neutralité dans un contexte très étroitement surveillé par la propagande allemande en zone occupée et soumis à un régime de censure des plus stricts. Un tel pari éditorial était-il tenable, ou seulement viable ? On va voir qu’en dépit des apparences, la réalité a un visage autrement plus complexe car l’art ne saurait être séparé des vicissitudes du monde dans lequel il s’inscrit, s’il est vrai qu’il « il n’y a pas de neutralité. Pour personne. Encore moins pour l’écrivain. Même celui qui se tait prend part à la lutte [10] … »

Comoedia et l’Europe

Outre son intérêt pour la vie artistique française, Comoedia affiche un parti-pris qui n’est pas uniquement hexagonal. C’est ce dont témoigne la page « Connaître l’Europe » qui ambitionne de faire connaître à ses lecteurs des écrivains, des musiciens, des artistes célèbres hors de nos frontières. Il y aurait sans doute une réflexion digne d’intérêt à mener sur le panorama artistique qui va être ainsi offert pendant près de quatre ans par la rédaction de Comoedia au public parisien. On s’intéressera cependant ici à l’aspect spécifiquement littéraire de cette page « Europe », à savoir la rubrique « Bibliothèque européenne » : elle y figure de manière quasiment ininterrompue entre juin 1940 et août 1944. Cette « Bibliothèque » occupe cinq colonnes en rez-de-chaussée de la page sept jusqu’en juin 1943, date à laquelle elle migrera en page trois, au bas du feuilleton. Sous la forme d’une petite chronique, explique son responsable Philippe Lavastatine dans le premier numéro, elle proposera des comptes rendus sur des livres semblant « présenter un intérêt européen [11] . » « L’Europe, aujourd’hui, commence [12]  » proclame-t-il solennellement. Pour ajouter : « Bibliothèque européenne ! On devrait pouvoir en entasser des miches de pain dans cette grande huche [13] . »

Si Philippe Lavastatine tient la rubrique de façon quasi exclusive durant les premiers mois, le panel de chroniqueurs s’étoffe ensuite de divers noms : André Thérive, René Lasne, Meran Mellerio, Eugène Bestaux, André Meyer, André Bay, Christian Michelfelder, pour ne citer que les plus récurrents [14] . La plupart de ces derniers sont d’ailleurs actifs dans d’autres journaux moins respectables (ce qui posera ultérieurement la question de la « véritable » identité de Comoedia). Le propos de la « Bibliothèque européenne » est assez diversifié : il y est rendu compte d’auteurs étrangers mais aussi français ou francophones (Belges notamment) ; l’éventail de références, large, inclut également des ouvrages d’histoire et de philosophie (K. Jaspers, Fichte, Kierkegaard, les Présocratiques). Néanmoins, l’écrasante majorité des œuvres est littéraire, qu’il s’agisse de la littérature allemande (très nettement prédominante, avec des classiques tels que Goethe, Schiller, Grillparzer, Grimm, E. T. A Hoffmann, Hölderlin, etc. mais aussi des contemporains comme I. Seidel, F. Sieburg, G. Britting, E. Jünger ou même B. von Schirach), italienne (d’Annunzio, G. Papini) espagnole (Lazarillo de Tormes, Unamuno, Ortega y Gasset), anglaise (Shakespeare, Shelley), hongroise (C. de Tormay), finlandaise (J. Linankoski, J. Ahno, P. Haanpââ), suédoise (S. Lagerlöf), norvégienne (S. Undset), flamande (Multatuli), portugaise (Eça de Queiroz) ou encore danoise (Andersen) [15] .

Si les ouvrages cités ne sont pas tous nécessairement disponibles en français (au grand dam de leurs chroniqueurs qui appellent alors à les faire traduire – ainsi, dans les premiers numéros de 1941, P. Lavastatine rendant compte d’ouvrages du philosophe italien fasciste Julius Evola sur l’impérialisme romain souligne : « Une œuvre de cette importance mérite d’être révélée au public français [16] »), d’autres, présents sur le marché en traduction, sont parfois l’occasion d’une réflexion « traductologique » avant la lettre, en mettant en avant les mérites de tel ou tel traducteur, en discutant des choix de traduction, voire même en s’intéressant à différentes versions d’un même texte dans un esprit véritablement comparatiste. Le 28 mars 1942, le même Lavastatine s’interroge ainsi à propos de l’Anthologie de la Nouvelle Europe d’A. Fabre-Luce : « La meilleure façon […] de traduire Volktheit ne serait-ce pas : l’âme du peuple [17]  ? ». Le 25 juillet de la même année, à propos de la traduction simultanée du Vase d’or d’E. T. A Hoffmann (chez Gallimard par J. Duren, et chez Payot par B. Gidon), Lavastatine commente : « L’édition Payot a l’avantage d’offrir le texte original en même temps que sa version. Mais la traduction de M. Jean Duren est excellente [18]  ». R. Lasne, bien connu pour son Anthologie bilingue de la poésie allemande publiée chez Stock à la fin de 1943, exprime pour sa part, à l’occasion d’un compte-rendu de la sortie du Pierrot pendu (Galgenlieder) de C. Morgenstern traduit par A. Thérive son admiration pour une traduction « qui rappelle […] la souveraine aisance avec laquelle nos poètes pouvaient traduire avant que Malherbe vint [19]  ». La revue de l’ouvrage Der Arbeiter d’E. Jünger, dont le sous-titre est Herrschaft et Gestalt, inspire à son commentateur, en janvier 1942, le regret que ces deux termes soient « déjà ! intraduisibles [20]  ».

On pourrait ainsi multiplier les exemples. Bornons-nous ici à en citer un particulièrement parlant, l’article de Pierre du Colombier sur « Faust et ses traducteurs ». Prenant prétexte de la sortie à Montpellier d’une édition de luxe de Faust comprenant, pour la première partie, la traduction de G. de Nerval, pour la deuxième, celle d’A. Arnoux, le chroniqueur se livre à une comparaison très informée de différentes versions françaises de l’œuvre goethéenne (G. de Nerval, F. Sabatier, S. Paquelin, H. Lichtenberger [21] ), affirmant que si la version de Sabatier a suscité l’enthousiasme allemand quand la version de Nerval était jugée « entièrement insupportable [22]  », il ne fallait pas pour autant oublier celle de Suzanne Paquelin :

Une version remarquable, dont on parle rarement, je ne sais pourquoi […]. C’est pourtant celle qu’il convient de recommander à des lecteurs qui connaissent la langue allemande, mais non pas assez pour lire couramment Faust dans le texte. La traductrice a, en effet, accompli cette prouesse de rendre la tragédie vers pour vers [23] .

De telles pages ne font qu’accuser le décalage flagrant entre les préoccupations « éthérées » de Comoedia (dont le titre lui-même aurait, dans le contexte, presque l’air d’une provocation) et la cruelle réalité du quotidien de ces années en zone occupée (régime policier, rationnement sévère, traque des Juifs, dénonciations, exécutions d’otages, etc.). Peut-on à ce point s’abstraire de la réalité, faire comme si rien d’autre, à part la littérature et l’art, n’existait dans le Paris allemand des années 1940 ? Si cette tentation fut sans doute bien réelle pour nombre d’écrivains ou d’intellectuels, elle ne doit cependant pas masquer l’existence d’un tout autre discours dont Comoedia sut aussi se faire le relais, entachant de manière définitive la volonté de neutralité affichée officiellement par le journal.

Comoedia : une rhétorique journalistique sous influence

Rappelons d’abord qu’en cette période d’Occupation où les restrictions sont la règle, le processus d’édition a tout d’un parcours du combattant : outre les questions de censure, l’approvisionnement en papier, sévèrement contingenté, comptait sans doute parmi les défis majeurs à relever lorsqu’il s’agissait de publier un ouvrage. Or il se trouve que Comoedia figure « parmi les onze revues sélectionnées par les autorités allemandes comme devant être privilégiées sur le plan de l’allocation du papier [24]  ». Cette « faveur » singulière s’explique-t-elle par la neutralité proclamée du titre ? Ou bien est-elle le résultat de tractations moins visibles entre la rédaction et l’Occupant [25]  ? Bien qu’ayant affirmé, comme on a pu le noter plus haut, la liberté d’attaches de Comoedia, Jean Grenier nuance son propos :

Le seul lien [avec l’Occupant] est la page « Connaître l’Europe » qui est le gage parce qu’on y étudie et loue surtout des auteurs allemands ou liés à l’Allemagne ou de pays associés ou soumis [26] .

J. Jackson va même plus loin : « [La page « Connaître l’Europe »] n’était pas une Europe neutre […] La page européenne était contrôlée par l’Institut allemand. » [« This was not an innocent Europe […]. The European page was under the control of the German Institute [27] . »]

Que cette page soit par ailleurs sous le contrôle d’un critique littéraire très en vue à l’époque, André Thérive, comme l’affirme J. Verdès-Leroux [28] , n’est pas sans incidence, dans la mesure où il en fut lui-même l’un de ses chroniqueurs les plus assidus. Un regard plus attentif sur le contenu de la « Bibliothèque européenne » permet en effet de déceler la présence de filtres ou de parti-pris plus ou moins subtilement exprimés qui vont dans le sens d’une mainmise idéologique allemande sur la ligne éditoriale du magazine.

On relève tout d’abord dans le choix des ouvrages recensés une nette prédilection pour l’Allemagne ou les idées allemandes, qui revêtira différents aspects. Ainsi, un ouvrage d’Hans Fallada [29] sera le prétexte pour évoquer le souvenir des souffrances de l’Allemagne après 1918, ou bien, dans le cas d’E. Dwinger, celui du massacre de minorités allemandes en Pologne [30] . Mais dès le premier article de la « Bibliothèque européenne », le ton est pour ainsi dire donné, avec l’évocation d’un « livre monumental », Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur de Ch. Steding [31] . Face à cette « maladie de la culture européenne » qui se voit liée à l’abandon de la « tradition », on ne peut que constater l’intérêt récurrent de la « Bibliothèque européenne » pour la notion d’Empire et d’impérialisme : Die höfische Kultur et Der staufische Ritter de Hans Neumann sont l’occasion de revenir sur le passé glorieux du Saint Empire Romain germanique et sur son héritage chrétien [32]  ; dans la chronique consacrée à Überlieferung de Leopold Ziegler, se lit l’aspiration à retrouver une tradition européenne, car « l’Europe est déchue en deçà de toute tradition [33] » ; un parallèle tout à fait intéressant sera fait entre l’Espagne et l’Allemagne à propos du livre España invertebrada de J. Ortega y Gasset (paru à Madrid en 1922) [34]  : on y lit une vibrante défense de l’impérialisme « facteur essentiel de la vie », afin de rendre ses « vertèbres » à une Europe qui se défait.

A cette apologie de l’idée d’Empire fait écho une exaltation répétée de l’action et de l’homme en acte (qui trouve très certainement ses racines dans une lecture orientée de Nietzsche), notamment dans Le Prince de Hombourg d’H. von Kleist, évoqué à l’occasion d’une nouvelle traduction chez Montaigne [35]  ; la même idée se retrouve répétée lors d’une revue consacrée à S. Kierkegaard : « Ce qui ne peut se traduire par des actes n’est rien [36]  ».

Les idées nationales-socialistes sur l’État et l’ordre social se diffusent également à travers des chroniques telles que celle publiée sur Georg Weippert, qualifié de « jeune théoricien […] féodal-socialiste [37] » pour ses deux études Das Prinzip der Hierarchie (Le Principe de la hiérarchie) et Umriss der neuen Volksordnung (Esquisse de l’ordre social nouveau) : « L’État total – et lui seul – se présente donc aujourd’hui comme le défenseur de nos libertés. » Plus visiblement encore, la chronique d’un recueil de discours de B. von Schirach [38] , nazi notoire, chef des Jeunesses Hitlériennes et Reichsleiter à Vienne, accrédite l’idée que la neutralité de Comoedia sur le plan idéologique est toute relative. On en trouve une nouvelle confirmation lorsque le critique et germaniste A. Thérive rappelle le souvenir de Das innere Reich, revue fondée par P. Alverdes avant la guerre, où l’on rencontrait déjà des « signatures qui depuis lors sont devenues amies pour beaucoup de Parisiens, celle de M. Karl Epting, de F. K. H. Bremer [39] … »  – qui sont précisément les noms des deux principaux dirigeants de l’Institut allemand de Paris pendant l’Occupation.

Quand la « Bibliothèque européenne » ouvre ses colonnes à des auteurs autres qu’allemands (le plus souvent des écrivains issus de pays alliés ou occupés), elle ne le fait pas davantage sans arrière-pensées. Ainsi l’écrivain finlandais Penti Haanpââ est-il loué, sous la plume du célèbre linguiste A. Sauvageot, comme le digne représentant d’une littérature « vraiment nationale [40]  ». La revue par E. Bestaux du roman Un homme en trop du Danois Peter Tutein souligne de manière appréciative sa mise en scène des « hommes rudes du Nord [41]  ». Quant à l’écrivain belge Franz Hellens, A. Thérive y voit le « génie flamand [42]  » dans la tradition des romantiques allemands. Et lorsqu’il s’agira pour P. Lavastatine de commenter une traduction de mystiques italiens et allemands [43] , la palme reviendra aux allemands, les italiens se voyant moqués pour leur « mystique baroque et toute enfarinée ». Il est ainsi visible, et à plusieurs reprises, que le discours critique sur les œuvres est lui-même soumis à un biais dont le comparant implicite est presque toujours un auteur de langue allemande. Nous n’en citerons qu’un exemple des plus significatifs. À l’occasion d’une chronique sur le Prométhée délivré de P. B. Shelley paru dans la traduction de L. Cazamian, C. Michelfelder souligne immédiatement ce qu’il considère comme l’« infériorité » du poète anglais par rapport à un autre grand poète romantique, mais allemand :

Sa conception poétique du monde est tout à l’opposé de celle de Novalis par exemple. On pourrait […] lui reprocher de sacrifier totalement la nuit et l’ombre ; sa clarté, à mon goût, est par trop séraphique, elle n’est pas acquise sur les ténèbres : ainsi, tout un côté du monde se trouve par lui négligé […] [44]

Que C. Michelfelder soit issu du corps enseignant français (ici en philosophie) pose la question épineuse du positionnement idéologique de ce dernier durant l’Occupation, à plus forte raison lorsque certains professeurs menèrent en parallèle une activité suivie de chroniqueurs dans les media. C’est notamment le cas de germanistes comme A. Meyer, R. Lasne, R. Pitrou, dont les signatures apparaissent très régulièrement. Que le germanisme français ait été un enjeu d’importance dans la politique culturelle de l’Occupant apparaît clairement dans un journal pourtant théoriquement aussi apolitique que Comoedia. À propos de la sortie chez Aubier d’un Cahier de l’Institut d’Etudes Germaniques, l’accent est mis par F. Herrel sur la nécessité d’une rénovation du germanisme français, avec notamment l’exemple du recteur de l’Académie de Dijon, J. E. Spenlé, « l’un des rares germanistes qui ait eu dès avant cette guerre le courage de voir dans l’Allemagne du IIIe Reich autre chose qu’un chaos barbare [45]  ». L’exemple le plus éloquent de rhétorique journalistique minée en profondeur par un discours idéologique parasite se trouve sans doute dans l’article intitulé « En marge d’une anthologie », que R. Lasne consacre à la sortie, fin 1943, de sa très controversée [46]  Anthologie bilingue de la poésie allemande des origines à nos jours chez Stock :

[La poésie allemande] établit mes rapports avec l’occupant sur le plan de l’éternité. Il n’y avait à partir de ce moment-là ni rancœur ni brouille possible et j’ai vécu en parfait accord avec moi-même et avec ceux que j’ai fréquentés. Je voudrais qu’on prît un peu cette anthologie comme telle, comme un moyen d’exalter le réel et d’échapper par là à ce qu’il peut avoir pour les uns ou pour les autres de douloureux. […] Un poème, c’est comme une île, on y aborde ou on en fait le tour des yeux, et il faut toujours un peu de chance pour arriver au port. […] Nous n’avions pour règle […] de ne rien admettre qui ne fût de qualité […]. Nous tenions au reste que cette anthologie pût être pratiquée indifféremment par des lecteurs de France et d’Allemagne, et de servir de lien entre les deux peuples. […] Cet ouvrage […] a été pour moi, en même temps qu’une incantation salutaire, un moyen de servir, au sens le plus ambitieux de ce mot [47] .

Ces rapports placés, par la vertu de la poésie, « sur le plan de l’éternité » illustrent parfaitement la ligne directrice initialement choisie par Comoedia – et la prise en otage de la littérature qui l’accompagne ; ils signalent également le danger qu’il peut y avoir, sous le prétexte de l’art, à nier la réalité concrète, historique, quand celle-ci est infâmante, renforçant le fait que « le risque de culpabilité par association était particulièrement insidieux dans [le cas de Comoedia» [« the risk of guilt by association was particularly insidious in the case [of Comoedia] [48]  »].

Les réticences que marquèrent certains écrivains à collaborer à Comoedia s’éclairent désormais. Ainsi, à la lumière de ce qui précède, on comprend mieux pourquoi F. Mauriac hésitait à y donner sa signature, pourquoi J. Guéhenno l’excluait a priori, pourquoi Jean Blanzat redoutait la réaction négative de J. Guéhenno à une possible implication de sa part :

N’ose pas écrire dans Comoedia de peur de réprobation de Guéhenno [49] .

Guéhenno – Ecrire dans Comoedia pour lui équivaut à trahir – Etre veule – La page « Connaître l’Europe » justifiée par les pages précédentes […]. Il est pire d’écrire dans Comoedia que dans les journaux collaborationnistes – parce que c’est dire qu’on n’ose pas prendre position – Lâcheté [50] .

Pour ces auteurs, s’abstenir d’écrire était la seule attitude envisageable, puisque « même un article totalement apolitique […] pouvait servir de caution et avoir une influence indirecte néfaste [51]  ». Et, dans le cas de Comoedia,

the journal’s contributors corrupted themselves twice – once by writing for the publication and later by their casuistical double talk justifying what they did. Sartre at least saw through the façade and after reviewing Mody Dick declined to write for the paper again [52] . 

Les contributeurs du journal se sont corrompus deux fois – une fois en écrivant dans cette publication, et plus tard par leur double discours casuistique justifiant leur participation. Après son compte-rendu de Moby Dick, Sartre a percé la façade et n’a plus jamais écrit pour ce journal.

Comoedia emblématise de manière particulièrement forte les ambigüités de l’intelligentsia française des années d’Occupation [53] , tout comme elle révèle la difficulté qu’il y avait peut-être à l’époque à mesurer le degré de compromission d’un journal qui affichait si clairement une ligne de neutralité. Certes, et en vertu de ce parti-pris de départ, on peut dire qu’en effet, il n’y eut jamais dans Comoedia d’intention collaborationniste nettement affichée. La preuve en est que pour J. Paulhan, peu suspect pourtant d’intelligence avec l’ennemi, « Comoedia demeurera jusqu’au bout un lieu de publication légitime […] relais de la NRF désaffectée depuis la nomination de Drieu [54]  ». En revanche, Les Lettres françaises du germaniste résistant J. Decour virent dans Comoedia un titre « comme les autres [55] », ayant dû pactiser avec les nazis pour exister (de même que pour J. F. Sirinelli, il s’agit bien là d’un « fleuron de la presse collaborationniste [56]  »), alors même que La Gerbe ou la NRF l’accusaient au même moment de « mollesse [57]  » idéologique, et que dans Je suis partout, journal sous l’égide de R. Brasillach notoirement en faveur de la collaboration et antisémite, Comoedia se voyait traité de « vieux gaulliste [58]  » ! Que les opinions soient à ce point divergentes sur une même publication en dit long sur le la confusion qui régnait alors dans le monde des Lettres français.

On peut néanmoins penser, à l’issue de cette étude restreinte (qui appellera dans l’avenir un développement plus conséquent sur l’ensemble des rubriques traitées dans la page « Connaître l’Europe »), que le terme de « soft collaboration [59]  » utilisé par J. Jackson pour décrire l’attitude de Comoedia pendant les années d’Occupation ne reflète que partiellement la réalité du terrain, tant il semble difficile de trouver des « degrés » de collaboration dans un monde devenu pratiquement manichéen. Il n’en demeure pas moins que l’on doit, in fine, reconnaître à cet hebdomadaire culturel une certaine habileté puisque son procès pour intelligence avec l’ennemi en 1946 se solda par un non-lieu, quand un autre verdict aurait été, dans le contexte de l’immédiat après-guerre, tout aussi envisageable. Il est loisible de penser que l’image de marque d’un titre entièrement dédié à l’Art a pu jouer en faveur de la décision des juges, quand d’autres, nettement plus impliqués sur le terrain politique et idéologique, n’ont pas eu, eux, le bénéfice du doute.

Notes

  • [1]

    Joseph-Barthélemy, Ministre de la justice – Vichy 1941-1943, Mémoires, Pygmalion, Paris, 1989.

  • [2]

    Voir sur ce point Christine Lombez, « Translating German Poetry into French under the Occupation: the example of R. Lasne’s and G. Rabuse’s anthology (1943) », 19th – and 20th – Century Anthologies and Collections (L. D’hulst, T. Seruya, A. Assis-Rosa, M. L. Moniz eds.), John Benjamins, 2013 ; id., « D’une anthologie l’autre : que transmettre de la poésie allemande pendant/après l’Occupation ? », in Traduction et partages : que pensons-nous devoir transmettre ?, dans Actes du XXXVIe Congrès de la SFLGC (Isabelle Poulin dir.), 2013, http://vox-poetica.com/sflgc/actes/traduction/4.4.%20Lombez.pdf

  • [3]

    Ces dates correspondent d’ailleurs peu ou prou à celles de l’Occupation allemande en France.

  • [4]

    L’expression est de Jean Guéhenno (voir. Journal des années noires 1940-1944, Gallimard, Folio, 2002 [1947])

  • [5]

    Julian Jackson, The Dark Years 1940-1944, Oxford University Press, 2003, p. 315.

  • [6]

    Il peut y avoir quelques petites variations mineures durant la période. Ainsi, la rubrique « Et puis, voici Paris… » se trouve parfois remplacée par « Du côté des arts… » ou autre, selon l’actualité du moment (cas par exemple du grand concours national de ténors en janvier 1942).

  • [7]

    On reviendra ultérieurement sur les contours à donner à ce terme.

  • [8]

    Jean Grenier, Sous l’Occupation, Editions Claire Paulhan, Paris, 1997, p. 284. Jean Grenier lui-même donnera de nombreux articles à Comoedia entre 1942 et 1944. Voir J. Grenier, op.cit., p. 283-4, note 3.

  • [9]

    Jean Grenier, op.cit., p. 336.

  • [10]

    Neue Deutsche Blätter (revue d’opposition antifasciste pragoise), cité par Lionel Richard, Le Nazisme et la culture, La Découverte, Paris, 1978, p. 281.

  • [11]

    Comoedia, n°1, 21/06/1941, p. 7.

  • [12]

    Ibidem.

  • [13]

    Ibidem.

  • [14]

    Il y a également Aurélien Sauvageot, spécialiste de littératures finno-ougriennes, Maurice Betz, connu pour ses traductions de Rilke, ou encore Solange de Bressieux, en charge du domaine italien.

  • [15]

    Liste d’auteurs non exhaustive. Parmi les auteurs de langue française cités : Lanza del Vasto, Gabriel Audisio et le comte de Gobineau.

  • [16]

    Comoedia, 2/08/1941, p. 7.

  • [17]

    Comoedia, 28/03/1942, p. 5.

  • [18]

    Comoedia, 06/03/1943, p. 7.

  • [19]

    Ibidem.

  • [20]

    Comoedia, 24/01/1942, p. 7.

  • [21]

    « Merveilleuse d’exactitude ». Comoedia, 17/10/1942, p. 7.

  • [22]

    Ibidem.

  • [23]

    Ibidem.

  • [24]

    Olivier Gouranton, Comoedia pendant la Seconde Guerre mondiale, mémoire de maîtrise sous la direction de J. L. Robert, Paris I, 1992. Cité par Gisèle Sapiro, « La raison littéraire… », in Actes de la Recherche en sciences sociales, 111/1996, p. 5. Voir également Olivier Gouranton, « Comoedia – Un journal sous influences », in « Des revues sous l’Occupation », La Revue des revues, n. 24, 1997.

  • [25]

    « Abetz l’a ravivé […] Comoedia pourrait être considéré comme l’un des plus grands succès culturels d’Abetz » [« Abetz revived it […] Comoedia might be reckoned one of Abetz’s greatest culturel successes »] écrit sans ambiguïté Frederic Spotts dans The Shameful Peace (Yale University Press, 2008, p. 54-55). Otto Abetz était l’ambassadeur allemand du Reich en zone occupée entre 1940 et 1944, ainsi que l’un des promoteurs de l’Institut allemand de Paris dirigé par Karl Epting.

  • [26]

    Jean Grenier, op.cit., p. 284. Une note explicative en bas de page signale par ailleurs que dans la rubrique « Connaître l’Europe », le premier article en haut à gauche – autrement dit le mieux placé – portait presque toujours sur une personnalité allemande.

  • [27]

    Julian Jackson, op.cit., p. 315. Jean Grenier (op.cit., p. 285) rapporte également à propos de M. Arland : « Il préfère ne pas avoir de rapports avec la page « Connaître l’Europe » contrôlée par l’Institut allemand ».

  • [28]

    Jeannine Verdès-Leroux, Refus et violences. Politique et littérature à l’extrême-droite des années trente aux retombées de la Libération, Gallimard, Paris, 1998, p. 214.

  • [29]

    Hans Fallada, Loup parmi les loups, roman traduit de l’allemand par P. Genty, Albin Michel. Comoedia, 13/09/1941, p. 7.

  • [30]

    Ernst Dwinger, La mort en Pologne, traduit de l’allemand par R. Martel, Denoël. Comoedia, 26/07/1941, p. 7.

  • [31]

    Comoedia, 21/06/1941, p. 7.

  • [32]

    Comoedia, 06/09/1941, p. 7.

  • [33]

    Comoedia, 22/01/1941, p. 7.

  • [34]

    Comoedia, 18/10/1941, p. 7.

  • [35]

    Comoedia, 11/10/1941, p. 7.

  • [36]

    Comoedia, 07/02/1942, p. 7.

  • [37]

    Comoedia, 07/03/1942, p. 7.

  • [38]

    Baldur von Schirach, Revolution der Erziehung (Révolution de l’éducation). Comoedia, 10/01/1942, p. 7.

  • [39]

    Comoedia, 26/09/1942, p. 7.

  • [40]

    Comoedia, 05/09/1942, p. 7.

  • [41]

    Comoedia, 21/11/1942, p. 7.

  • [42]

    Comoedia, 16/05/1942, p. 7.

  • [43]

    Jean Chuzeville, Les Mystiques allemands – Les Mystiques italiens, Grasset. Comoedia, 22/05/1943, p. 7.

  • [44]

    Comoedia, 04/03/1944, p. 4.

  • [45]

    Comoedia, 13/06/1942, p. 7.

  • [46]

    Voir notamment Christine Lombez, op.cit.

  • [47]

    Comoedia, 02/10/1943, p. 7.

  • [48]

    Julian Jackson, op.cit., p. 315.

  • [49]

    Jean Grenier, op.cit., p. 286.

  • [50]

    Jean Grenier, op.cit., p. 327. Note du 11/01/1943.

  • [51]

    Jean-François Sirinelli, Deux Intellectuels dans le siècle – Sartre et Aron, Fayard, 1995, p. 178.

  • [52]

    Frederic Spotts, op.cit., p. 55.

  • [53]

    Pour plus d’informations sur les raisons des choix politiques des écrivains, on se reportera à Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1999.

  • [54]

    Gisèle Sapiro, « La raison littéraire … », op. cit., p. 5.

  • [55]

    Les Lettres françaises, n. 11, nov. 1942. Le titre de l’article est « Comoedia, comme les autres… » et son auteur y note que dans un numéro consacré, peu auparavant, à la poésie germanique, le nom de H. Heine manque à l’appel.

  • [56]

    Jean-François Sirinelli, op.cit., p. 178.

  • [57]

    Jean Guéhenno, op.cit., p. 243.

  • [58]

    Je suis partout, 10/09/1943, p. 6.

  • [59]

    Julian Jackson, op.cit., p. 316.

Pour citer cet article

Christine LOMBEZ, "Critique, traduction et propagande dans la presse française de l’Occupation : l’exemple de Comoedia (1941-44)", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/christine-lombez-critique-traduction-et-propagande-dans-la-presse-francaise-de-loccupation-lexemple-de-comoedia-1941-44/, page consultée le 21 Décembre 2024.