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Les frontières culturelles de la confession au XIXe siècle : littérature et « publication de soi » entre Est et Ouest
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Le but de cet article est de retracer la généalogie d’une scène imaginaire, la confession publique, en montrant que celle-ci fait partie, en Russie, d’un répertoire de mythologies culturelles. Notre première hypothèse sera de suivre les analyses proposées par le courant des études culturelles qui s’inspirent des travaux de Michel Foucault pour penser l’histoire des dispositifs d’aveu. Issue des descriptions patristiques d’un rite, l'exomologèsis, la notion de « publication de soi » se verra ensuite extirpée de son contexte religieux initial pour être appliquée à l’étude de plusieurs textes romantiques et postromantiques du XIXe siècle. Le dialogue intertextuel entretenu par Dostoïevski avec l’œuvre de Lord Byron permettra notamment de penser la « publication de soi » comme une nouvelle condition de l’écrivain en régime médiatique et postromantique.
This article aims to trace the genealogy of an imaginary scene, the public confession, by showing that it takes part of a Russian repertoire of cultural mythologies. We shall first follow the cultural analysis inspired by Michel Foucault's history of penitential practices. Based on the patristic depictions of a ritual, the exomologèsis, the notion of "publication of the self" will be transferred from its original religious context to the study of several romantic and post-romantic literary works of the nineteenth century. The dialogue between Dostoevsky and Byron will allow us to consider the "publication of the self" as a new social condition for the writer living in the postromantic media era.

ARTICLE

      À la fin du mois de mars 2018, les événements tragiques survenus dans la ville de Kemerovo suscitent une forte indignation dans la plupart des grands centres urbains de la Fédération de Russie ainsi que sur les réseaux sociaux. Ces événements ont par ailleurs réactualisé, de manière surprenante, une scène emblématique de l’imaginaire national russe. Au lendemain de l’incendie meurtrier qui a détruit le principal centre commercial de cette ville minière sibérienne en provoquant la mort de plus de soixante-dix personnes, le vice-gouverneur de la région de Kemerovo, Sergueï Tsiviliev, doit faire face à la colère des habitants réunis sur la place publique pour dénoncer la négligence des autorités. Les caméras et les téléphones portables enregistrent ce jour-là l’image incongrue et pour le moins anachronique d’un haut fonctionnaire de l’État se mettant à genoux face au peuple en colère. Les vidéos circulent rapidement sur internet. « Jadis, en Russie, les gens s’agenouillaient pour demander pardon [1] . » [Izdavna na Rusi ljudi vstavali na koleni, čtoby poprosit’ proŝenija], déclare Tsiviliev pour éclairer la signification politique de ce geste emphatique et théâtral.
      Bien que dégradée, cette scène de confession publique fait partie d’un répertoire de mythologies culturelles russes. Dans son essai de 1938 intitulé Les Sources et le sens du communisme russe, le philosophe en exil Nicolas Berdiaev écrit des lignes importantes sur le sens de cette singularité de l’imaginaire national :

Ce sentiment si fort d’une faute commise par la classe supérieure à l’égard de la classe inférieure, que nous trouvons à la base du populisme, est directement issu de l’état d’esprit du « raskol », du vieux schisme de la première période romanovienne. Il découle d’un défaut d’adaptation, de cette incapacité qu’a toujours montrée la société russe à s’organiser, à s’équilibrer. Aucun peuple d’Occident n’a vécu avec autant de force les motifs de la pénitence. C’est en Russie, précisément dans les classes dites privilégiées, que naît ce type si particulier du « gentilhomme repentant ». Repentant, non d’une faute qu’il aurait commise personnellement, mais de la faute, du péché social [2] .

Pour Berdiaev, aucun peuple et aucune littérature nationale n’ont vécu avec une telle intensité les motifs du repentir public et de la confession comme mode d’expression de ce dernier. Du point de vue strictement socio-historique, le repentir de classe propre à l’intelligentsia de la seconde moitié du XIXe siècle s’explique par le maintien, au cœur de la Russie impériale, d’un mode de production économique de type féodal, ce jusqu’aux années 1860. À l’origine du tournant populiste de la littérature des années 1860-1870, la prise de conscience de ce péché social des élites envers le peuple structure durablement le discours littéraire.

Exagoreusis ou exomologèsis

      Une autre interprétation se trouve néanmoins esquissée par Berdiaev dans son essai de 1938. Après lui, l’étude des origines religieuses de la confession publique s’inspire des derniers travaux de Michel Foucault. Pour le philosophe, la singularité du christianisme fait de cette dernière religion la principale matrice des nombreux « rituels de discours [3] » qui sont associés, de près ou de loin, au sacrement de pénitence depuis la fin de l’antiquité. Sur ce sujet, dans le champ historiographique des Soviet Subjectivities, il convient de distinguer la recherche fondamentale menée par l’historien russe Oleg Kharkhordin. Dans son livre The Collective and the Individual in Russia, publié à Berkeley en 1999, Kharkhordin tente d’explorer les modalités de dissémination des procédures d’aveu dans l’espace culturel russo-soviétique. À partir d’une distinction, dégagée par Foucault, entre exagoreusis et exomologèsis, l’historien propose une généalogie des différentes pratiques de subjectivations mises en place par le régime soviétique. Les nombreux cours et conférences associés à la rédaction du quatrième tome d’Histoire de la sexualité plongent les lecteurs de Foucault dans l’analyse des Pères de l’Église. Publiés au début de l’année 2018, le manuscrit des Aveux de la chair synthétise ces orientations de recherche en accordant une place considérable au commentaire des textes patristiques de Tertullien, Évagre le Pontique ou encore Cassien [4] . La lecture de toute cette littérature de pénitence permet au philosophe de discerner, aux origines du christianisme primitif, deux dispositifs de confession absolument dissemblables.
      Insérée d’après Foucault dans les règles de direction spirituelle à partir des premières communautés monastiques en Égypte, l’exagoreusis consiste en un « dispositif complexe où le devoir de s’enfoncer indéfiniment dans l’intériorité de l’âme est couplé à l’obligation d’une extériorisation permanente dans le discours adressé à l’autre [5]  ». Depuis les origines bibliques, les pratiques codifiées de l’aveu en confession se sont transmises du monachisme oriental au monachisme occidental, avant de se répandre dans tout l’univers chrétien. Pour Foucault, la confession-exagoreusis se serait néanmoins imposée au détriment d’un tout autre modèle de pénitence : l’exomologèsis. Cette dernière se trouve abondamment décrite chez Tertullien, saint Ambroise ou encore saint Jérôme. C’est au premier que se réfère particulièrement Michel Foucault lorsqu’il désigne la pénitence comme un acte de « publication de soi [6]  » [publicatio sui], c’est-à-dire comme une « expression globale et publique », de nature essentiellement non-verbale, ayant pour rôle de « manifester, dans la dramaticité la plus intense possible, à la fois l’être pécheur du pénitent et le mouvement qui l’affranchit de sa faute [7] ».
      Oleg Kharkhordin voit dans cette opposition entre confession privée et publication de soi les deux destinées de la subjectivation moderne : à l’Ouest, le premier dispositif aura sans doute fondé toute une tradition psychologique de l’introspection, associée à l’examen minutieux du for interne de chaque sujet, tandis qu’à l’Est, la théâtralité non-verbale de la pénitence publique aurait finalement contribué à la transformation de l’homme russo-soviétique en véritable « bête pénitente [8]  » [penitent beast].

La confession de l’homme du sous-sol

      Si un nouveau rideau de fer en Est et Ouest semble désormais séparer l’expression de la subjectivité dans le champ des études culturelles, qu’advient-il de l’acte littéraire de confession et de cette « analogie […] entre deux façons spectaculaires d’agir et de se risquer [9]  » que Michel Leiris croyait déceler entre la littérature du moi et le spectacle de la tauromachie ? Qu’advient-il surtout des frontières tant géographiques que génériques de cet acte de pénitence devenu texte ? Tout l’intérêt de la démarche généalogique d’Oleg Kharkhordin consiste à postuler un lien historique essentiel entre les pratiques pénitentielles orthodoxes et les actes d’autocritique [samokritika] qui s’avèrent caractéristiques du pouvoir stalinien à partir de la fin des années 1920. Les limites d’une telle approche culturaliste sont toutefois évidentes dès lors qu’il s’agit de les appliquer à l’étude de textes littéraires. De fait, la perspective comparatiste s’efforce de lutter contre tout stéréotype susceptible de se transformer en un cliché qui essentialiserait l’âme russe. La littérature de l’aveu ne peut être assignée à un lieu, encore moins à des frontières données, de même qu’il paraît difficile de la tenir cantonnée d’un seul côté de la frontière séparant les faits des fictions.
      En 1923, André Gide relevait à juste titre, dans l’œuvre de Dostoïevski, la centralité d’une idée : celle d’« une confession non dans l’oreille d’un prêtre, mais bien d’une confession devant n’importe qui, devant tous [10]  ». Gide intègre ce thème transversal à la liste des singularités du caractère national russe, censées expliquer, selon lui, la puissance de défamiliarisation du romancier. Dans l’œuvre de Dostoïevski, cette référence à l’acte de confession publique ne détermine pas l’appartenance générique du récit ; elle est une scène, au double sens d’épisode narratif et de scénographie énonciative. La trajectoire historique et géographique de cette scène de confession se révèle particulièrement confuse, comme on peut s’en apercevoir dans ce passage des Carnets du sous-sol (1864) :

Я, например, над всеми торжествую; все, разумеется, во прахе и принуждены добровольно признать все мои совершенства, а я всех их прощаю. Я влюбляюсь, будучи знаменитым поэтом и камергером ; получаю несметные миллионы и тотчас же жертвую их на род человеческий и тут же исповедываюсь перед всем народом в моих позорах, которые, разумеется, не просто позоры, а заключают в себе чрезвычайно много « прекрасного и высокого », чего-то манфредовского. Все плачут и целуют меня (иначе что же бы они были за болваны), а я иду босой и голодный проповедовать новые идеи и разбиваю ретроградов под Аустерлицем. Затем играется марш, выдается амнистия, папа соглашается выехать из Рима в Бразилию ; затем бал для всей Италии на вилле Боргезе, что на берегу озера Комо, так как озеро Комо нарочно переносится для этого случая в Рим [11]
Par exemple, je triomphe du monde entier ; le monde entier, bien sûr, se retrouve dans la poussière et se voit obligé de reconnaître toutes mes perfections et moi, je leur pardonne, à tous. Je tombe amoureux alors que je suis un poète célèbre et chambellan ; je reçois des masses de millions, j’en fais une offrande immédiate au genre humain et, devant le peuple assemblé, je confesse mes hontes lesquelles hontes, bien sûr, ne sont pas que des hontes car elles contiennent une quantité impressionnante de « beau » et de « sublime », le genre Manfred. Ils pleurent tous et ils m’embrassent (sans quoi ils seraient vraiment des crétins) et moi, pieds nus, le ventre creux, je pars répandre les idées nouvelles et je bats les rétrogrades à Austerlitz. Après, on joue une marche, on décrète l’amnistie, le pape accepte de quitter Rome pour le Brésil ; puis c’est un bal pour toute l’Italie à la villa Borghèse, laquelle se trouve au bord du lac de Côme, puisque le lac de Côme est transféré à Rome pour la circonstance [12]

      L’agglutination des références intertextuelles et toponymiques fait de ce scénario fantasmatique l’antithèse du fameux épisode de confession publique qui achève le parcours de Raskolnikov à l’intérieur du sixième livre de Crime et châtiment (1866). Lorsqu’il évoque le processus de « carnavalisation » chez Dostoïevski, Mikhaïl Bakhtine insiste beaucoup sur la « place publique » comme cadre privilégié d’un certain nombre de pratiques spectaculaires qui ne connaissent « ni le plateau ni la rampe de théâtre [13]  ». À la place du marché aux Foins de Pétersbourg, où Raskolnikov s’agenouillera devant le peuple assemblé pour embrasser la « terre sale [14]  » [grjaznuju zemlju], s’oppose néanmoins le non-lieu de la scène des Carnets du sous-sol. Celui-ci entremêle Rome, Austerlitz, le Brésil et le lac de Côme en recourant à la figure rhétorique de l’adynaton. Dans les deux cas, la scène de confession publique n’est pas un segment textuel parmi d’autres : elle entretient une relation d’analogie avec la scène d’énonciation englobante qu’elle met, d’une certaine manière, en abyme. Dans le contexte des Carnets du sous-sol, texte au mode d’énonciation éminemment subjectif, à la frontière de l’essai et du récit, l’effet de mise en abyme est évident. Dans Crime et châtiment, la scène de pénitence publique de Raskolnikov intervient à la fin d’un récit que l’écrivain concevait initialement comme une « confession [15]  » [ispoved’] de son personnage principal.
      Si la pénitence publique de Raskolnikov ressemble bel et bien à une exomologèsis, au sens défini par Michel Foucault dans sa lecture des Pères de l’Église le discours de l’homme du sous-sol n’a rien de spécifiquement religieux. Bien au contraire, le narrateur cherche à rassembler ici plusieurs clichés littéraires associés, selon lui, au culte romantique laïc « du beau et du sublime ». Son objectif est bien de carnavaliser, au sens défini par Bakhtine, une mise en scène de soi stéréotypée, d’origine occidentale et littéraire. Tel est le sens de la référence à Manfred, personnage éponyme d’un célèbre poème dramatique de Lord Byron publié en 1817. Même si le texte de Manfred s’impose comme l’un des principaux intertextes romantiques convoqués par Dostoïevski, la référence à Byron passe plus ou moins inaperçue dans cette œuvre où l’attention des critiques semble plutôt attirée par le dialogue intertextuel entretenu avec le projet autobiographique d’un Rousseau [16] . Contrairement à ce qu’en dit une certaine vulgate critique, le rapport de Dostoïevski au byronisme ne se résume pas à une simple réflexion sur le type du héros romanesque, qu’il s’agisse de l’« homme de trop » [lišnij čelovek] ou du « gentilhomme repentant » [rasskajujsj’a dvorianin], types incarnés dans des figures classiques telles l’Onéguine de Pouchkine, le Pétchorine de Lermontov ou encore le Bazarov de Tourgueniev. Au centre du dialogue de Dostoïevski avec Byron se trouve une interrogation spécifiquement dostoïevskienne sur l’acte de publier et, partant, sur les nouvelles modalités de la visibilité auctoriale. Cette interrogation porte en somme sur la littérature du XIXe siècle considérée comme un acte de « publication de soi » dans un contexte historique de sécularisation mais aussi de crise profonde du destinataire, dont les écrivains ignorent de plus en plus l’identité.

Le paradigme Manfred

      L’adjectif formé par Dostoïevski, « čego to manfredovskogo », littéralement « quelque chose de manfredien », nous invite à nous poser cette question : de quoi Manfred est-il le nom dans l’histoire littéraire européenne du XIXe siècle ? Davantage qu’un Chateaubriand ou même qu’un Goethe, deux écrivains avec lesquels l’auteur de Manfred n’a cessé de vouloir rivaliser, le nom de George Gordon Byron incarne le triomphe en Europe d’une nouvelle « culture de la célébrité [17]  ». Selon l’historien Antoine Lilti, cette forme inédite de reconnaissance sociale excède les cadres traditionnels de la notoriété littéraire. Associée au thème du scandale, la célébrité s’est substituée aux modalités traditionnelles d’accès à la gloire poétique à partir de la seconde moitié du xviiie siècle. Byron connaît en effet, de son vivant, un succès commercial sans précédent pour une œuvre poétique en Europe. Son épouse, la mathématicienne Annabella Millbanke, forgera le néologisme de « byromania [18]  » pour désigner le phénomène d’engouement quasi hystérique que l’écrivain suscite, dans un premier temps, au sein du public londonien, puis rapidement, à la faveur des traductions, sur tout le continent européen. Au début du XIXe siècle, l’augmentation du lectorat résulte en Europe occidentale de la poussée démographique et des progrès de l’alphabétisation urbaine. Les innovations techniques augmentent le nombre de tirages tandis que la libéralisation de la presse débouche, en Grande Bretagne comme en France, sur une première révolution médiatique.
      Une véritable stratégie publicitaire se manifeste dès lors chez Byron dans la gestion concertée d’une image de soi. Avec la complicité de l’éditeur londonien John Murray, Byron reconfigure les modalités de la communication littéraire. S’il considère ses écrits comme « un miroir où se réfléchissent tous les mouvements de son âme », Amédée Pichot, l’un des premiers traducteurs français du poète, note que « c’est Lord Byron lui-même qui le premier a appelé le public dans la confidence de son existence domestique, de ses chagrins secrets, de ses ressentiments [19]  ». Entraîner le public au sein d’une intimité fantasmée avec la personne de l’écrivain, telle est la fin ultime de cette étrange entreprise poético-biographique qui caractérise une partie importante de l’œuvre de Byron. Orgueilleux, révolté, mélancolique et marginal, le personnage byronien ne change guère de traits de caractère d’un poème à l’autre. La construction du héros en type prête à l’identification de l’auteur et de ses personnages. Depuis le chant IV de Childe Harold (1812) jusqu’à Don Juan (1819-1824), en passant en passant par Le Corsaire, Lara (1814), les poèmes multiplient, qui plus est, les allusions biographiques à la vie scandaleuse de l’écrivain. Manfred (1817) prend donc part à la rumeur publique qui explique les raisons du divorce de Byron en véhiculant un certain nombre de bruits sur les amours incestueuses du poète avec sa demi-sœur.
      Dans l’essai qu’elle consacre à Byron en 1839, George Sand dénonce l’exposition médiatique de la vie intime des écrivains : « Rien, d’ailleurs, ne s’oppose à la publicité de ces misères du foyer domestique ; tout y aide au contraire, et, dans le même jour, mille voix diffamatoires s’élèvent pour les promulguer, cent mille oreilles, avides de scandales, s’ouvrent pour les accueillir [20] . ». Dans les textes de Byron, ces « cent mille oreilles avides de scandales » sont souvent figurées sous les traits d’auditeurs intradiégétiques. Dans l’acte III de Manfred, par exemple, ce rôle appartient à l’abbé de Saint-Maurice. Les poèmes narratifs mettent souvent en œuvre une poétique du secret fondée sur la tension énigme-révélation. Eu égard à cette dynamique du poème byronien, c’est la dramatisation pathétique du discours d’aveu, à l’heure du dénouement, qui conduit le lecteur à faire du héros un double de son auteur. Dans Le Giaour, poème épique publié en 1813, le personnage éponyme finit par trahir son secret dans une scène de confession où il s’adresse à une figure de prêtre anonyme. Longuement différée par le récit, le passé du héros nous est révélé sous la forme d’un récit à la première personne, inscrit dans une situation de communication vive :

Such is my name, and such is my tale,
Confessor – to thy secret ear,
I breathe the sorrows I bewail,
And thank thee for the generous tear
This glazing eye could never shed [21] . 

Tu connais, confesseur, mon nom et mon histoire :
J’ai confié mes douleurs à toi seul ;
Tu m’as promis le secret.
Je te remercie de la larme généreuse que tu as accordée à ma misère ;
Mon œil glacé ne put jamais en répandre [22] .

À « l’oreille discrète » du confesseur s’oppose ainsi la nouvelle masse des lecteurs romantiques qui ensemble forment le public. En reprenant le concept proposé par José-Luis Diaz, on peut parler pour ce texte d’une « scénographie auctoriale [23] » intimiste fondée sur la mise en scène du rite religieux.
      Mise en valeur par l’analyse du discours, cette analogie théâtrale, qui pense l’acte de communication comme une scène, se trouve singulièrement resémantisée dans Manfred, poème que Byron qualifie lui-même de « drame métaphysique [24]  ». La même situation d’énonciation, que nous venons d’observer dans Le Giaour, se retrouve à l’intérieur du texte de 1817 : cette fois-ci, Manfred refuse de livrer son secret à l’abbé de Saint-Maurice, venu l’exhorter au repentir et à la pénitence. Dans les premières pages d’Histoire de ma vie, publiée en 1855, George Sand revient sur ce type du héros byronien, présenté aux auteurs de sa génération comme un modèle « hors de portée » :

Quand on s’habitue à parler de soi, on en vient facilement à se vanter, et cela, très involontairement sans doute, par une loi naturelle de l’esprit humain, qui ne peut s’empêcher d’embellir et d’élever l’objet de sa contemplation. […] l’enthousiasme de soi-même qui inspire ces audacieux élans vers le ciel n’est pas le milieu où l’âme puisse se poser pour parler longtemps d’elle-même aux hommes. Dans cette excitation, le sentiment de ses propres faiblesses lui échappe. Elle s’identifie avec la Divinité, avec l’idéal qu’elle embrasse ; s’il se trouve en elle quelque retour vers le regret et le repentir, elle l’exagère jusqu’à la poésie du désespoir et du remords ; elle devient Werther, ou Manfred, ou Faust, ou Hamlet, types sublimes au point de vue de l’art, mais qui, sans le secours de l’intelligence philosophique, sont devenus parfois de funestes exemples ou des modèles hors de portée [25] .

La référence au personnage de Manfred permet là encore d’énoncer le paradoxe d’une présentation de soi romantique qui tente de concilier les valeurs d’intimité, de sincérité, propres au modèle religieux de la confession, avec le principe de publicité qui affecte désormais la vie du génie littéraire. Selon George Sand, toute œuvre romantique participe en quelque sorte d’une entreprise d’idéalisation publique de soi.
      Les Carnets du sous-sol s’érigent précisément contre cette logique de l’auto-idéalisation mise à l’honneur par « ces crétins de romantiques éthérés [26]  » [glupyh nadzvëzdnyh romantikov] venus d’Europe occidentale. Pour contrer l’influence romantique, Dostoïevski renoue avec une tradition littéraire antérieure : celle du récit picaresque espagnol qui fait de la voix narrative un contre-modèle, « une incarnation exemplaire de l’antihonneur [27]  », pour employer les termes du critique Maurice Molho. À l’instar de Sand, qu’il admirait, Dostoïevski n’a cessé de se heurter à cet oxymore que l’expression foucaldienne de « publication de soi », sortie de son contexte patristique, cherche ici à rendre manifeste. Il suffit de se rapporter au fameux texte de la « Confession de Stavroguine », issu de la redécouverte en 1922 d’un chapitre censuré de l’édition originale des Démons. Dans ce texte, le personnage éminemment byronien de Stavroguine se présente dans la cellule du starets Tikhone le « livre à la main [28]  », tel Jean-Jacques à l’heure du Jugement Dernier. Figure de lecteur intradiégétique, Tikhone lui reprochera, aussitôt après avoir achevé sa lecture, de « se mettre en représentation [29]  » [predstavit’ sebja], de « jouer un rôle [30]  » [lomat’sja], le texte autobiographique se trouvant assimilé à une scène de théâtre. Loin de s’apparenter de façon univoque au modèle religieux primitif de l’exomologèsis, la confession publique de Stavroguine se donne bel et bien comme une confession littéraire : elle s’apprête d’ailleurs à être distribuée, en trois-cents exemplaires, aux rédactions des principaux journaux du pays. Ceci revient à dire qu’à la faveur de la révolution médiatique qui s’est finalement accomplie en Russie au tournant des années 1850-1860, l’espace imprimé médiatique semble s’être définitivement substitué à l’ancienne place publique.


      Afin de ne pas assimiler la scène de confession publique à un cliché de l’exotisme russe, nous avons voulu mettre à l’épreuve de le comparaison certaines perspectives culturalistes qui insistent sur le rôle de la ritualité pénitentielle chrétienne dans la genèse des discours d’aveu entre Est et Ouest. De fait, en détournant l’expression oxymorique « publicatio sui » de son double contexte patristique et foucaldien, il paraît possible de mettre en lumière plusieurs contradictions propres au mode de visibilité des auteurs du XIXe siècle, à leur présentation de soi stéréotypée et aux nouveaux rapports qui les lient au Public. Ces analyses vont tout à fait dans le sens de la lecture que firent George Sand et Fédor Dostoïevski du « paradigme Manfred ». Par-delà le cas russe, c’est toute la création littéraire de l’ère postromantique qui s’avère traversée jusqu’au triomphe des pratiques autofictives contemporaines par un paradoxe : celui d’une littérature-confession toujours susceptible de se transformer en ce que Paul Valéry appelle déjà en 1929, à propos de l’égotisme stendhalien, le « spectacle de Soi-Même [31]  ».

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Notes

  • [1]

    URL: https://lenta.ru/news/2018/03/27/tsivilev/, page consultée le 06 mai 2018.

  • [2]

    Nicolas Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe (1938), trad. L. Julien Cain, Paris, Gallimard, 1963, p. 110 (traduction modifiée d’après le texte original : Nikolaj A. Berdjaev, Istoki i smysl russkogo kommunizma (1937), Paris, YMCA-press, 1955, p. 49).

  • [3]

    Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 82.

  • [4]

    Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité 4. Les aveux de la chair, éd. Frédéric Gros, Paris, Gallimard, 2018.

  • [5]

    Michel Foucault, Histoire de la sexualité 4. Les aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018, p. 145.

  • [6]

    Tertullien, De Paenitentia, X, 1, suivi de De Pudicitia, trad. P. de Labriolle, Paris, Alphonse Picard et Fils, 1906.

  • [7]

    Michel Foucault, Histoire de la sexualité 4. Les aveux de la chair, op. cit., p. 97.

  • [8]

    Oleg Kharkhordin, The Collective and the Individual in Russia: a Study of Practices, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 228.

  • [9]

    Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1945), dans L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 18.

  • [10]

    André Gide, Dostoïevski (1923), dans Essais critiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 582.

  • [11]

    Fëdor M. Dostoevskij, Zapiski iz podpol’ja (1864), dans Polnoe sobranie sočinenij v tricati tomah [Œuvres complètes en trente volumes], Leningrad, Nauka, 1973, t. 5, p. 133-134.

  • [12]

    Fédor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol, dans Œuvres romanesques – 1859-1864, trad. du russe A. Markowicz, Arles, Actes Sud, coll. « Thésaurus », 2015, p. 1352-1353.

  • [13]

    Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (1963), trad. I. Kolitcheff, Paris, Seuil, 1970, p. 176.

  • [14]

    Fédor Dostoïevski, Crime et châtiment, dans Œuvres romanesques – 1865-1868, trad. du russe A. Markowicz, Arles, Actes Sud, coll. « Thésaurus », 1996, p. 588 – Fëdor M. Dostoevskij, Prestuplenie i nakazanie, dans Polnoe sobranie sočinenij v tricati tomah [Œuvres complètes en trente volumes], op. cit., t. 6, p. 405.

  • [15]

    Fédor Dostoïevski, « Les carnets de Crime et châtiment », dans Crime et châtiment, trad. du russe B. de Schloezer, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p 725 – Fedor M. Dostoevskij, Prestuplenie et nakazanie. Rukopisnye redakcii, dans Polnoe sobranie sočinenij v tricati tomah, op. cit., t. 7, p. 149.

  • [16]

    Voir Dominique Rabaté, « Portrait du lecteur en ennemi intime (le monologue chez Dostoïevski, Des Forêts, Camus) », dans Poétiques de la voix, Paris, José Corti, 1999, p. 77-95.

  • [17]

    Antoine Lilti, Figures publiques : l’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2014.

  • [18]

    Frances Wilson (dir.), Byromania : Portraits of the Artist in Nineteenth and Twentieth Century Culture, Basingstoke, Macmillan Press, 1999.

  • [19]

    Amédée Pichot, « Essai sur le génie et le caractère de Lord Byron », dans George Gordon Byron, Œuvres complètes, trad. A. Pichot, Paris, Ladvocat et Delangle 1827, t. 1, p. 5.

  • [20]

    George Sand, « Essai sur le drame fantastique  : Goethe-Byron-Mickiewicz », La Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1839, t. XX, p. 583-645, p. 623.

  • [21]

    Lord Byron, The Giaour (1813), dans Complete Poetical Works, éd. J. J. McGann, Oxford, Clarendon, 1981, t. 3, p. 81.

  • [22]

    Lord Byron, Le Giaour, trad. de l’anglais par Amédée Pichot, dans Œuvres, Paris, Ladvocat, 1822, t. 3, p. 43 (traduction modifiée).

  • [23]

    José-Luis Diaz, L’écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, H. Champion, 2007.

  • [24]

    Lord Byron, Manfred (1817), trad. de l’anglais G. Merle, Paris, Allia, 2013 – Lord Byron, Manfred, A Dramatic Poem, dans The Complete Poetical Works, op. cit., t. 4, p. 91

  • [25]

    George Sand, Histoire de ma vie (1855), dans Œuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, t. 1, p. 6.

  • [26]

    Fédor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol, op. cit., p. 1341 – Fëdor M. Dostoevskij, Zapiski iz podpol’ja, op. cit., p. 126.

  • [27]

    Maurice Molho, « Introduction à la pensée picaresque », dans Romans picaresques espagnols, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. XVIII.

  • [28]

    « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. » Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1782), Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 4.

  • [29]

    Fédor Dostoïevski, Les Démons, dans Œuvres romanesques – 1869-1874, trad. du russe A. Markowicz, Arles, Actes Sud, coll. « Thésaurus », 2016, p. 920 – Fëdor M. Dostoevskij, « Glava “U Tihona” », dans Polnoe sobranie sočinenij v tricati tomah, op. cit., t 11, p. 25.

  • [30]

    Ibid.

  • [31]

    Paul Valéry, « Stendhal », dans Variété II (1929), repris dans Œuvres, Paris Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. 1, p. 560.

Pour citer cet article

Nicolas Aude, Les frontières culturelles de la confession au XIXe siècle : littérature et « publication de soi » entre Est et Ouest, SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le .../.../..., URL : https://sflgc.org/acte/aude-nicolas-les-frontieres-culturelles-de-la-confession-au-xixe-siecle-litterature-et-publication-de-soi-entre-est-et-ouest/, page consultée le 25 Avril 2024.

Biographie de l'auteur

AUDE Nicolas

Ancien élève de l’ENS de Paris, agrégé de Lettres modernes, Nicolas Aude prépare actuellement une thèse de littérature comparée à l’université Paris Nanterre sur la scène de confession dans le roman du XIXe siècle (domaines anglais, français et russe). Il s’intéresse à l’histoire culturelle de la communication littéraire ainsi qu’aux interactions entre histoire de la subjectivité et évolution des pratiques narratives.