Agrégation

Formes de l'action poétique : présentation

ARTICLE

 

Programme proposé par Carole Boidin, Eve de Dampierre et Emilie Picherot, membres du groupe LGC-Mondes Arabes.

Présentation du corpus et explicitation de la question

Ce programme regroupe trois grandes figures poétiques du xxe siècle qui, aux prises avec l’Histoire et la mise à mal des identités collectives, ont proposé des pratiques de la poésie redéfinissant, chacune dans sa propre perspective, les rapports entre création artistique individuelle, prise en charge d’une énonciation collective et transformation du monde.

Leur réflexion sur l’engagement par la poésie, portée par un style singulier pour chacun d’entre eux, leur vaut d’être considérés comme classiques dans leur langue, au terme d’un travail de renouvellement linguistique et esthétique des traditions littéraires dont ils sont héritiers. On peut d’ailleurs suivre, d’un poète à l’autre, l’utilisation de références communes (le substrat biblique ou la poésie antique par exemple), qui relativisent les particularismes qui pourraient inquiéter des lecteurs non spécialistes. Issus de trois générations successives, et portés par un succès international, ces poètes se font écho de façon parfois inattendue ; leur association dans ce programme invite les candidats à étudier de façon croisée des façons d’agir poétiquement, à la fois en relation avec chaque contexte d’écriture, et dans une interrogation commune sur les modalités d’expression d’un Je à portée collective. Seront ainsi remises en question des représentations trop simplistes du poète, comme celle du chantre national souvent associée à Mahmoud Darwich, du poète folkloriste imposée à Lorca, ou de l’expérimentateur hermétique dans le cas de Char. Postulant, par-delà les difficultés posées par la traduction ou le rassemblement de textes hétérogènes, la lisibilité de ces œuvres, ce programme soumet à l’étude des projets poétiques visant tous à une forme d’universalité, au-delà de leur singularité manifeste.

Les trois poètes développent des formes d’actions poétiques différentes, qui se répondent et se complètent, à partir de situations historiques spécifiques. Le Romancero Gitan de Lorca, publié en 1928, se rattache à l’avant-garde espagnole de cette période, qui cherche à renouveler les pratiques artistiques en associant des expérimentations savantes et modernistes à des formes traditionnelles de poésie propres à la Péninsule. Le choix d’allier le romance, considéré comme l’un des supports privilégiés de l’identité espagnole, au domaine gitano, accorde également une place aux particularismes et à différentes formes de marginalité dans une poésie dédiée en partie à refonder un canon littéraire. Il construit ainsi une nouvelle identité poétique collective, portée par une avant-garde, mais développée dans une langue et un système de symboles susceptibles de toucher tous types de lecteurs, bien que singuliers.

Le recueil de René Char, quant à lui, développe une voix qui elle aussi « rassemble quoique solitaire » pour reprendre les termes d’Albert Camus [1] . Regroupant des poèmes écrits entre 1938 et 1947, dans les affres de la guerre et à distance des milieux littéraires surréalistes auxquels Char s’était en partie associé auparavant, Fureur et mystère présente l’évolution d’une poétique impatiente et tourmentée, qui cherche l’action, voire la révolution poétique, par des voies nouvelles, plus individuelles, mais visant là encore à laisser des « traces » lisibles auprès des lecteurs.

L’œuvre de Mahmoud Darwich, entamée dans les années 1960 alors que le poète fait ses premières armes politiques, pose des questions comparables sur l’engagement poétique et ses limites. Dans ses entretiens, il cite à plusieurs reprises Federico García Lorca et René Char comme des modèles pour sa réflexion sur la façon de dégager sa poésie de sa seule fonction militante, circonstancielle, et de proposer des modalités d’action poétique capables de viser à l’universel tout en restant ancrée dans le monde. L’anthologie proposée, validée par le poète qui a lui-même choisi les poèmes qui la composent et les accompagne d’une longue préface, donne un aperçu de sa production entre 1966 et 1999, et regroupe ses œuvres les plus célèbres, faisant entendre une poésie à la fois personnelle et marquée par les « changements des temps, [et les] cadences du paysage poétique universel [2] . »

Ce programme a été élaboré en accord avec notre pratique de la littérature comparée :

- un comparatisme élargi qui ne s’interdit pas d’intégrer des œuvres de littérature arabe et

- un comparatisme différentiel qui souhaite éviter d’écraser les œuvres sous le poids de rapprochements thématiques trop massifs et qui masquent l’originalité des productions littéraires. Il faut donc être particulièrement attentif à leur contextualisation propre, l’idée n’étant pas de dire qu’elles sont similaires.

Le programme a été construit aussi de façon à répondre au mieux aux attentes de futurs collègues enseignant dans le secondaire : Char et Lorca sont des auteurs du programme officiel, la question palestinienne apparaît elle aussi dans les programmes et Mahmoud Darwich est l’un des plus grands poètes arabes contemporains, il est sans doute aussi le plus reconnu en France. Il s’agit donc d’un groupement très classique qui aborde la question de la « littérature engagée » même si ce n’est pas en ces termes qu’elle est formulée.

Il faut mettre d’emblée à distance l’engagement tel que l’a défini Sartre par exemple puisqu’une des caractéristiques communes aux trois auteurs, au-delà de leur appartenance non contrôlée par eux-mêmes à une sorte de bibliographie communiste et révolutionnaire, est justement de refuser cet étiquetage, de questionner la rhétorique engagée et d’affirmer de manière récurrente leur voix propre.

Federico Garcia Lorca était un républicain, fervent défenseur de la Première République d’Espagne. Il appartient à cette « génération de 27 » qui semble, par son nom, désigner un groupe structuré autour d’idées communes. Il n’en est rien, la « génération de 27 » désigne des poètes rassemblés pour la commémoration de la mort de Góngora et est utilisée par les historiens de la littérature espagnole comme un outil pratique pour nommer une époque. Lorca est d’abord proche des surréalistes espagnols, notamment de Dali, mais c’est justement la publication des Complaintes gitanes en 1921 qui l’en écarte, en lui rendant cette forme de liberté que l’appartenance au groupe lui aurait fait peut-être perdre. Si le titre même du recueil porte un certain engagement, puisqu’il intègre les Gitans, marginaux, à une forme ressentie comme définitionnelle de l’Espagne, Lorca ne fait qu’effleurer cela dans sa lecture conférence du 6 octobre 1935 :

« Le livre dans l’ensemble, bien qu’il s’appelle gitan, est le poème de l’Andalousie, et je l’appelle gitan parce que le gitan est ce qu’il y a de plus élevé, de plus profond, de plus aristocratique dans mon pays, de plus représentatifs de sa manière et ce qui conserve la braise, le sang et l’alphabet de la vérité andalouse et universelle. Ainsi donc, le livre est un retable de l’Andalousie avec des gitans, des chevaux, des archanges, des planètes, avec sa brise juive, avec sa brise romaine, avec des rivières, avec des crimes, avec la commune du contrebandier et la note céleste des enfants nus de Cordoue qui narguent Saint Raphaël. Un livre où est à peine exprimée l’Andalousie que l’on voit et où frémit celle que l’on ne voit pas. » (Œuvres complètes, Pléiade, tome I, p. 968.)

Il faut attendre ce qui précède la lecture de la Complainte de la garde civile espagnole pour entendre Lorca effleurer peut-être la question de la relégation sociale des Gitans :

« Mais quel est ce bruit de chevaux en marche et de brides que l’on entend du côté de Jaen et dans la montagne d’Alméria ? C’est la Garde Civile qui arrive. Voilà le thème fort du recueil et le plus difficile car il est incroyablement anti-poétique. Pourtant il ne l’est pas. » (Ibidem, p. 973).

Lorca n’explicite donc pas ce « thème anti-poétique » et il serait dangereux de réduire Complaintes gitanes à un simple message politique, même si l’œuvre en elle-même, détachée du poète par le jeu de l’édition, lui échappe rapidement. Elle reste en effet offerte à l’interprétation voire aux mésinterprétations, quoiqu’il puisse en dire.

« Un fait poétique, comme un fait criminel ou un fait juridique ne deviennent des faits que lorsqu’ils vivent dans le monde, lorsqu’ils sont véhiculés, en somme interprétés. C’est pourquoi je ne me plains pas de la fausse vision andalouse que l’on a de ces poèmes du fait de diseurs sensuels et de bas étage, ou d’ignorants. » Ibid.p. 968.

Les préparateurs et les membres du jury de l’agrégation peuvent sans doute exiger des candidats de n’être ni des « diseurs de bas étage » ni des « ignorants », et il convient de faire attention à ce que les poètes ont pu dire de leur propre rapport à la poésie, au-delà de tout fantasme sur la « littérature engagée ».

Si René Char avant la guerre a exprimé ses doutes quant à la validité de l’action politique des surréalistes, il redit encore après la libération sa méfiance vis-à-vis de cet « engagement » collectif :

« A mon peu d’enthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte d’affolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité. […] Quand quelques esprits sectaires proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre et l’attellent à leur destin pour le mener à la perfection la Pythie est condamnée à disparaître. Ainsi commencent les grands malheurs. » (Recherche de la base et du sommet, Gallimard, p. 18)

Mahmoud Darwich, que le monde arabe a désigné comme son « porte-parole » n’échappe pas à la lecture simplificatrice de ses poèmes, qui les assimile à des slogans et en réduit ainsi la puissance poétique. Pourtant le poète a su mettre en garde ses lecteurs contre cette interprétation univoque de sa poésie, parce qu’elle le condamne à n’être qu’une victime et non pas un poète. Or l’enjeu d’exprimer une parole authentique, inspirée par le vécu, c’est avant tout de quitter le circonstanciel étriqué et de faire en sorte que ses poèmes soient universels :

« Prenez l'un de mes poèmes les plus accessibles: « Je me languis du pain de ma mère ». Ce poème n’a aucun lien avec quelque cause que ce soit, ce qui ne l'a pas empêché de bouleverser, et de continuer à bouleverser, des millions d’êtres humains. Je n'y parle pourtant que d'une mère bien précise et non d'une patrie. Mais cette mère parvient, grâce à l'image poétique, à se transformer en une multitude d'autres symboles, ce à quoi tend involontairement tout poète. Voilà un poème sans Histoire, sans souffle épique. Une simple ritournelle. Un homme chante sa mère, et son chant parvient à toucher les cœurs. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.103).

« Mais moi, lorsque j’ai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je n’aspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque j’ai chanté mon exil, les misères de l’existence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la ‘poésie de résistance’. » (La terre nous est étroite, Gallimard, p. 10)

Il faut pourtant éviter l’écueil biographique, ou le repenser, pour chaque auteur. On pourrait craindre que les difficultés à articuler chaque œuvre à des contextes historiques complexes, chez les enseignants comme chez les étudiants, conduisent à des rapprochements paresseux et des comparaisons hâtives, précisément entre ces contextes historiques. Comme souvent, la triangulation des œuvres permet de percevoir immédiatement ce que les situations ont d’incomparable, tout en nous alertant sur notre devoir, méthodologique et éthique, de ne pas imposer aux textes ce que nous n’imposerions pas à ce qui relève de l’extra-littéraire. C’est aussi l’une des raisons qui ont guidé le choix du corpus :

- Lorca publie son Romancero gitano sous le contexte de la dictature de Primo de Rivera, sans que l’on puisse parler de résistance ni de contexte de guerre.

- Char publie Fureur et Mystère, objet composite, après la guerre et y associe des sections qui se font écho bien que loin d’avoir toutes été composées dans la chaleur des combats (entre 1938 et 1947). Si l’expérience de la guerre y est bien présente, elle est aussi réfractée en interrogation universalisante sur l’essence du Mal et la place du verbe poétique.

- L’anthologie de Darwish groupe des poèmes composés entre 1966 et 1999. Si elle se veut elle aussi le reflet d’une guerre qui n’en finit pas, elle ne procède pas de la même logique : si l’ennemi est identifié, il n’est jamais le mal absolu, mais a partie liée avec soi, avec l’étrangeté de soi et des proches – remettant en cause la possibilité même d’une parole communautaire univoque. En ce sens, c’est la figure d’une expérience existentielle de l’exil ou de l’étrangeté, à l’occasion d’une situation certes invivable, mais pas impensable ni indicible, qui se formule dans cette anthologie.

Il s’agit donc de comparer des textes pour mieux saisir leur singularité – en vertu d’un comparatisme différentiel. En cette période troublée, c’est aussi une voie salutaire que de prendre le temps de la différenciation, de la remise en contexte et de l’écoute de ce que la poésie peut dire du monde.

Formes de l’action poétique

« Action » est à comprendre dans son sens le plus proche de l’actio de la rhétorique antique (gestes et profération), ce qui le rapproche du terme plus contemporain de « performance ». Cependant, avant même de tenir compte des mises en profération et des performances de tel ou tel poème, il s’agit avant tout de s’interroger sur cette effectivité, cette performance, à partir de la feuille et de la lecture. On peut ici renvoyer aux études sur le rythme d’Henri Meschonnic et rappeler ce que Lorca affirme sur les « faits poétiques » qui ne deviennent des faits que lorsqu’ils « vivent dans le monde ». Il s’agit donc d’une expérience de la rencontre et de la lecture, variable en fonction des récepteurs et des contextes.

Or, quelle rencontre les candidats vont-ils faire de ces textes et comment aborder ce programme en effet ambitieux pour tirer parti de cette expérience dans notre démarche pédagogique ?

La première expérience, qui est en soi un décentrement salutaire, est celle d’une lecture en version originale pour Char, et en traduction pour Lorca et Darwich. Outre que l’idée de version originale puisse être discutée pour les feuillets de Char, les propos d’Elias Sanbar nous rappellent que la traduction n’est pas une perte, mais au contraire comme une « interprétation » au sens musical du terme.

« On voit ainsi comment un traducteur original et créatif détient la force de construire ou de démolir. Le poème traduit n’est plus la seule propriété de son auteur mais aussi celle de son traducteur, qui devient également son poète. Et peu nous importe de savoir dès lors si la pièce traduite est supérieure ou inférieure à l’original. » (Ibidem, p.8)

Plus qu’une menace pour le lecteur, le fait d’aborder la poésie en traduction devient une invitation à s’autoriser plusieurs lectures, et à construire sa propre interprétation dans ce réseau d’actualisations des textes.

Le travail sur l’anthologie est un autre aspect saillant du corpus, qui regroupe un recueil, une compilation de recueils conçue par un auteur, et une anthologie conçue par un traducteur et validée par l’auteur. C’est le lot de tous les programmes d’agrégation que de poser ce genre de question. S’il est sans doute décevant, pour ce qui concerne Darwich, de ne travailler que sur une anthologie traduite, l’élaboration même de ce livre, en accord avec le poète lui-même, est chargée de sens. De plus, la présentation diachronique de la poésie de Mahmoud Darwich, sans doute moins familier au lecteur francophone et qui ne bénéficie que de peu d’études critiques, permet de mesurer à la fois l’évolution et la permanence de sa voix.

Reste cependant à construire la comparaison entre ces ouvrages. Comment, dans cet effort, comprendre l’intitulé du programme ?

Par le pluriel, le terme « formes » rappelle qu’il ne s’agit pas d’uniformiser les pratiques poétiques comme des réponses semblables à la question que poserait le monde au poète. L’action du poème sur le monde n’est pas un acte comme les autres, il passe par une formalisation verbale, sonore, symbolique, etc. Mais, si le terme de « Formes » désigne sans doute d’abord la « forme poétique », syntagme volontairement suggestif et à même de faire naître des analyses littéraires textuelles fécondes, en écho d’ailleurs aux commentaires méta-poétiques nombreux dans nos œuvres, il ne faudrait pas non plus y réduire le programme. « Formes » désigne aussi, plus simplement, les « modalités » de cette action poétique, qu’il faut peut-être d’abord présenter pour bien comprendre la place que l’on peut accorder à la forme.

On peut comprendre le syntagme « Action poétique » de deux façons, selon le sens que l’on accorde à l’épithète « poétique ».

Action de la poésie

C’est la compréhension immédiate de l’intitulé : quelles formes prend l’action de la poésie, l’action menée dans la poésie ?

Il s’agit d’une question sur la forme, c'est-à-dire le choix d’un support poétique à partir de formes existantes, avant même que le poète ne cherche son propre rythme. La forme romance pour Lorca, la forme qasida ou au contraire « vers libres » pour Darwich, les formes de l’aphorisme, des poèmes en prose, ou des vers libres pour Char sont autant de notions à expliquer dans nos cours. Le choix est varié dans le programme et il n’a pas toujours le même sens :

Pour Lorca on peut se référer à ce qu’il en dit :

« Dès 1919, époque de mes premiers pas en poésie, je me préoccupais de la forme du « romance » parce que je me rendais compte que c’était le moule où se coulait le mieux ma sensibilité. Ce genre était resté stationnaire depuis les derniers « romances » exquis de Góngora jusqu’au moment où le duc de Rivas le rendit fluide, doux, familier et où Zorrilla l’emplit de nénuphars, d’ombres et de cloches englouties. Le « romance » typique avait toujours été un récit et c’est le récit qui donnait du charme à sa physionomie, car, lorsqu’il devenait lyrique, sans écho d’anecdote, il se transformait en chanson. J’ai voulu fondre le narratif et le lyrique sans que ni l’un ni l’autre ne perdent leurs qualités et j’y suis parvenu dans quelques poèmes du Romancero comme dans celui que j’intitule, Romance somnambule où il y a une grande sensation d’anecdote, une vive atmosphère dramatique, alors que personne ne sait ce qui s’y passe, pas même moi, car le mystère poétique est également mystère pour le poète qui le communique mais qui souvent l’ignore. » (Lorca, Œuvres complètes, Pléiade, tome I, p. 969)

Lorca place bien sa poésie dans une continuité métrique et formelle qui donne une partie du sens de son recueil. Le Romancero est gitano comme il existait avant lui un romancero morisco. La dette envers Góngora, poète andalou mort en 1627 est mise en avant par le poète lorsqu’il insiste sur la continuité formelle qui existe entre les premiers romances et son propre recueil. La forme romance est en elle-même suffisamment peu contrainte pour permettre cette plasticité choisie par Lorca qui invente la forme.

Connue pour ses aphorismes, la poésie de Char dans Fureur et mystère utilise en fait aussi bien le poème versifié que l’aphorisme ou la prose poétique (voir les articles « aphorisme », « poèmes en prose » et « poèmes en vers » du Dictionnaire René Char, Danièle Leclair et Patrick Née, dir. Classiques Garnier, 2015, p. 440 – 446) :

« Quatre périodes marquent l’histoire de cette forme [le poème en prose] dans l’œuvre de Char : quand les années 1930 n’en offrent que les préludes, son essor massif s’inscrit dans le contexte décisif de la guerre ; les années 1950 et 1960 introduisent ensuite l’alternance systématique de la prose et du vers. » p. 441

Il est évident que peu de préparateurs comme d’agrégatifs auront accès aux vers arabes de Mahmoud Darwich.  On ne peut qu’encourager, d’abord, une expérience directe de ces vers, par exemple par l’écoute des mises en chanson de ses poèmes par Marcil Khalifé ou le trio Joubran. Inès Horchani propose aussi des lectures enregistrées de certains poèmes de l’anthologie à consulter en ligne. Evidemment, on peut avoir recours à des collègues arabisants des différentes universités pour solliciter une simple lecture. Tout cela, afin de goûter, même imparfaitement, aux rythmes et aux sonorités de la poésie arabe (ce qui vaut d’ailleurs tout autant pour Lorca). Pour aller un peu plus loin, on peut rappeler, comme l’indique aisément la bibliographie disponible sur la poésie arabe contemporaine, que Mahmoud Darwich utilise certes une prosodie héritée de la versification classique,  mais qu’il en invente une nouvelle pratique, orientant de ce fait la poésie arabe contemporaine dans une forme de « rupture » conscience de sa dette immense envers la poésie classique. On peut donc aborder sa poésie sans forcément posséder ces connaissances techniques et elles ne sont évidemment pas requises pour les épreuves, comme souvent pour les corpus de littérature comparée.

« Ce qui légitime le vers libre, c'est qu'il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d'autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité. C'est pourquoi j'entretiens un dialogue avec le poème en vers libres, mais il est implicite. Il reste que je cherche, et que je trouve, solution à ce problème au sein même de la métrique classique. Car un même mètre peut revêtir plusieurs formes. En réalité, il y a un mètre personnel dans chaque poème, et plusieurs cadences au sein d'un même mètre. […] Le mètre est un outil qui sert à maîtriser la cadence interne. Il n'est pas un principe immuable et n'a pas de forme définitive. C'est la voix du poète, sa cadence personnelle, qui confère au mètre sa musique. Regardez n'importe quelle partition, vous y trouverez des notes, mais vous ne trouverez pas deux interprètes qui les joueront sur le même tempo. Je n’ai aucun complexe avec les mètres. Mes cadences changent à chacun de mes poèmes. Même dans un poème à mètre unique, l'unité prosodique change selon la place que je lui assigne, selon ses rapports aussi avec le sens, la tonalité, qu’elle soit narrative, lyrique ... Rien ne limite ma liberté dans la recherche de mes propres cadences au sein du mètre. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.43-44.)

Qu’il s’agisse de la poésie ancienne (les mu’allaqât  ou le zejel andalou par exemple) ou du rythme biblique ou du verset coranique, la poésie de Darwich est une poésie héritée que le poète transforme pour la léguer au temps présent. Il faut ainsi voir dans la forme poétique un signe de reconnaissance d’une communauté qui identifie les rythmes et les lie non pas seulement à une langue mais à une identité collective ; si les candidats à l’agrégation ne sont pas censés ressentir intuitivement cet héritage, l’enjeu du cours sera tout de même de tenir compte de cet horizon d’attente des lecteurs arabes de Darwich. On peut d’ailleurs saisir par analogie, même approximative, cet effet, sans pour autant être arabophone. Cet héritage poétique arabe mis au présent est associé intimement aussi, ne serait-ce que par la formation intellectuelle de Darwich, au patrimoine biblique et gréco-romain. L’on reconnaitra facilement tel intertexte grec ou biblique, et faire ainsi, d’une certaine façon, l’expérience de l’objet même de la poésie de Darwich : celle d’une poésie ancrée dans l’histoire mais universelle.

- Une autre lecture possible de la question insiste davantage sur le rapport des œuvres avec le monde, l’action par la poésie, ce qu’Henri Meschonnic essaie de définir comme la politique de la poésie :

« Dans ce jeu des images d’Epinal, l’inappartenance serait plutôt la-tour-d’ivoire, ou la confusion du poème avec le sentiment de la nature, le-printemps-les-petits-oiseaux-les-fleurs, la futilité d’une représentation non sérieuse de la poésie, ou la futilité réelle d’une poésie qui n’a rien à dire et qui ne tient que de le cacher, Aristote aussi l’avait déjà vu, parlant de ceux qui, « quand ils n’ont rien à dire, font semblant de dire quelque chose : alors c’est en poésie qu’ils le disent, comme Empédocle »[Rhétorique III, 5, 1407 a 33-35] ce qu’il comparait à ce que font les devins : de la frime. On n’y comprend rien, c’est fait pour. Alors qu’il y a des choses sérieuses, et qu’ailleurs c’est affaire de vie ou de mort. » (Politique du rythme, Verdier p. 32.)

Le programme pose donc la question de la capacité de la poésie à agir sur le monde. Que peut la poésie ? Cette question a pour corolaire celle de l’explicite ou l’inexplicite de la poésie, son intelligibilité, puisqu’il faut sans doute que le monde entende et comprenne le poème pour que celui-ci agisse sur lui. C’est sans doute un problème mal posé : René Char distingue précisément sur cette question le poète de sa poésie. Action et intelligibilité sont différentes. Si le poète, en tant qu’homme, résiste dans le monde, la poésie, elle, ne peut être aussi efficace immédiatement. La poésie authentique doit douter de sa capacité à changer le monde, au contraire des slogans de la poésie de la résistance, car elle ne peut que faire de « menus dégâts ». Pourtant, et Laure Michel le rappelle dans son article « Politique du poème chez René Char », Poésie et politique au XXe siècle, 2011, si Char refuse de publier de la poésie pendant la guerre, il écrit cependant ses Carnets d’Hypnos, c'est-à-dire qu’il ne renonce pas à la poésie et qu’elle semble complémentaire de l’action politique de l’homme.

Ainsi dans les Feuillets d’Hypnos on trouve de nombreuses représentations de cette alchimie de l’action,  incarnée parfois par des figures exemplaires, sans être nécessairement explicitée.

« Archiduc me confie qu’il a découvert sa vérité quand il a épousé la Résistance. Jusque-là il était un acteur de sa vie frondeur et soupçonneux. L’insincérité l’empoisonnait. Une tristesse stérile peu à peu le recouvrait. Aujourd’hui il aime, il se dépense, il est engagé, il va nu, il provoque. J’apprécie beaucoup cet alchimiste. » (Feuillet 30 des Feuillets d’Hypnos, dans Fureur et mystère, Gallimard, p.94)

C’est cette complémentarité problématique des formes d’action qui peut guider notre étude du programme.

Il faut donc se garder de couper les œuvres de leurs contextes d’écriture et de publication tout en n’y réduisant pas leur portée. On doit ainsi attirer l’attention des préparateurs et des agrégatifs sur une particularité importante du programme : la périodisation très différente des trois œuvres interdit toute lecture strictement circonstancielle et notamment celle d’une « poésie de guerre » ou « de résistance » (catégorie fermement rejetée par les trois poètes). Lorca fut l’une des premières victimes d’une guerre qu’il n’a, de fait, pas connue et s’il est témoin d’une époque troublée, celle des années 20 en Espagne, il ne rédige pas ses Complaintes gitanes dans un contexte guerrier. De même, réduire Fureur et mystère aux seuls Feuillets d’Hypnos reviendrait à ignorer le travail immense de constitution du recueil, qui justement déborde en amont comme en aval, la seule période de la guerre. La poésie de René Char est faite de reprises et de circularité que la consultation des recueils postérieur ne fait que confirmer. L’anthologie de Mahmoud Darwich, parce qu’elle regroupe des poèmes issues d’époques très différentes, interdit elle aussi cette lecture réductrice :

« Si j'avais à réunir une anthologie de mes poèmes, s'il m'était demandé d'être mon propre critique, j'affirmerais qu'après la sortie de Beyrouth je me suis rapproché du rivage de la poésie. Contrairement à ce qu'on pense généralement, je considère que ma période beyrouthine fut ambiguë. A cause de la pression de la guerre civile principalement. A cause de la douleur aussi, des sentiments à fleur de peau, sans oublier le devoir d'élégie funèbre à la mémoire des amis qui mouraient littéralement dans mes bras. Ces élégies n'étaient pas commandées seulement par le devoir national, mais aussi par l'émotion, et, à Beyrouth, l'émotivité était exacerbée.  Il n'y a rien de plus dangereux pour la poésie que les variations brutales des sentiments. L'écriture poétique requiert une température stable avoisinant les vingt degrés ! Le gel et les canicules tuent la poésie, et Beyrouth était en ébullition. Bouillonnement des sentiments et des visions. Beyrouth fut un territoire de perplexité. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.56.)

- Il faut ainsi trouver d’autres réponses à cette question de l’action de la poésie sur le monde, en cherchant peut-être le monde dans le poème, et l’action dans les mots. On peut, sans le développer ici, se référer par exemple aux propos de Jean-Christophe Bailly, qui voit dans l’unité dynamique et rythmique du poème, en décrochage avec le régime commun du discours, le lieu d’une action spécifique possible.

« Et pourtant, c’est sur le poème que l’ombre portée de l’action s’exerce avec le plus de force. Non seulement parce que le poème, au sein du langage, est pure motricité – l’entraînement structurel du prosodique pouvant être comparé à une mise en tension du langage avec lui-même -, mais aussi parce que le rôle effectivement joué dans le passé par le poème dépose en avant de toute démarche poétique un télos qu’elle peut certes tenter de fuir, mais qui est inoubliable. » (« L’action solitaire du poème », dans JC Bailly, JM Gleize, C. Hanna, H. Jallon, M. Joseph, JH Michot, Y. Pagès, V. Pittolo, N. Quintane, Toi aussi, tu as des armes, poésie et politique, La Fabrique éditions, 2011, p.13)

Plutôt que l’action du poète, c’est l’action du  poème qu’il faut envisager, comme le produit d’une « situation de langage et, singulièrement, comme la situation d’être au monde avec le langage sans rien d’autre que lui, sans ces embrayeurs que sont la narration ou l’argumentation, le dialogue ou l’adresse » (Ibidem, p.16)

Ce produit d’une situation n’est jamais sûr de son efficacité, c’est un effort, que nos analyses doivent mettre au jour.

Récapitulation et pistes conclusives

Du duende de Lorca à la « transhumance du verbe [3] » de Char en passant par la « voix collective [4] » de Darwich, chaque poète expérimente des modes d’expression et des rapports au collectif et à l’Histoire, non seulement en travaillant des sources diverses d’inspiration poétique, mais aussi en se demandant comment agir sur le monde, destinataire de cette parole individuelle. Dans ce cadre, composer un poème, le lire ou le dire, en faisant ainsi transiter cette « vertu magique [5] », c’est agir sur le monde. Cet idéal de diffusion, de circulation  de la parole poétique, explique l’importance de la reprise des traditions et de l’intertextualité chez ces auteurs (dont l’influence de Char et Lorca chez Darwich n’est qu’un exemple), et s’incarne aussi dans l’accueil enthousiaste auxquelles ces œuvres ont donné lieu.

On peut ainsi proposer deux pistes de comparaison à titre d’exemples :

  1. l’action poétique : le poète et le monde

Le rapport au monde des trois poètes est complexe. Les candidats seront amenés à réfléchir sur les notions d’engagement et d’action poétique en étudiant d’une part la façon dont chaque œuvre s’inscrit dans un contexte de production, et d’autre part la façon dont il conçoit les modalités d’action propres au langage poétique. Les poètes composent leurs œuvres dans des contextes historiques précis, mais également en visitant des traditions parfois anciennes, qui forment un autre aspect de ce contexte de production :

- Char invente, dans les poèmes composés pendant la Seconde Guerre Mondiale, une forme poétique de l’urgence, produisant des formes inédites mais issues de réflexions sur des œuvres et traditions littéraires antérieures, associées à la brièveté, l’hybridité ou la fulgurance.

- Chez Lorca, c’est l’identité espagnole, portée par une forme poétique ancienne, le romance, qui est remise en question par le poète grâce au rapprochement qu’il construit avec le rythme flamenco et l’importance de la culture gitane en Andalousie.

- Enfin, la voix individuelle de Darwich a été reçue par l’ensemble du monde arabe puis par le monde entier comme celle du colonisé et de l’exilé. Il remet sans cesse en question les mythologies identitaires vectrices d’oppression, en mettant en miroir les traditions poétiques proche-orientales, modernes et antiques, pour montrer leurs convergences et dénoncer leur appropriation par le discours majoritaire.

Outre ce rapport aux contextes de production de chaque œuvre, on pourra s’interroger sur les modalités énonciatives, figurales et sensibles de cette action. A quelles conditions la poésie peut-elle se vouloir efficace, et comment mesurer cette efficacité ?

Cette question permet d’aborder le programme sous l’angle de la performance :

- dans les références aux performances poétiques traditionnelles et modernes imaginées par les poètes et convoquées comme des modèles pour la composition des poèmes

- dans les textes eux-mêmes, qui redéfinissent sans cesse les modalités de leur lecture et le type de communication littéraire qu’ils cherchent à susciter. Ce dernier point invite à étudier le travail produit sur la langue mais aussi sur la disposition visuelle et sonore, composant de nouvelles formes de lyrisme.

  1. un lyrisme renouvelé

La catégorie du lyrisme, traditionnelle dans les études sur la poésie, peut retrouver une pertinence nouvelle à la lumière de cette comparaison. Elle oriente l’étude dans deux directions : celle de la construction énonciative des poèmes, et celle de leur composition sonore, musicale.

- Dans les trois œuvres, le Moi poétique se dissémine en diverses figures, singulières et collectives, unifiées ou éclatées, qui assument selon des modalités particulières l’énonciation poétique. Cet étude des figures énonciatives, gagne à être menée également dans la façon dont les œuvres ont été reçues, et dont cette réception a été préparée, conçue par les poètes.

Le Moi poétique prend en effet de nouvelles dimensions, après la diffusion du poème, quand celui-ci est repris par des communautés de lecteurs. Cette reprise peut être occasionnée par une lecture politique (dans le cadre de la résistance à la guerre, à l’aliénation territoriale ou identitaire) mais aussi par des pratiques plus diversifiées de diffusion des poèmes (liées notamment à des enjeux éditoriaux, traductologiques et artistiques). Il est essentiel de tenir compte, dans ce succès, de la façon dont les poètes eux-mêmes ont pensé cette diffusion et cette réception de leurs œuvres, comme des façons d’agir.

- Ces renouvellements énonciatifs s’accompagnent d’un travail sur la forme et la sonorité du poème. Il s’agit pour les poètes de formuler un rythme singulier susceptible d’avoir des effets à la lecture, comparables aux effets produits par d’autres pratiques artistiques ou spectaculaires. On peut comprendre ainsi l’exploration des pratiques gitanes pour Lorca, le travail sur les rythmes orientaux et la dislocation des vers chez Darwich ou les expérimentations prosodiques de Char. L’influence de la Bible ou de certaines traditions anciennes peut aussi y contribuer. Les traductions de Lorca et Darwich s’efforcent de faire sentir ce travail, que l’on peut également entendre dans les mises en musique auxquelles elles ont donné lieu.

Notes

  • [1]

    Albert Camus, préface à l’édition allemande des Poésies de Char, Dichtungen, Fischer Verlag, Francfort, 1959, traductions par Paul Celan, Johannes Hübner, Lothar Klüner et Jean-Pierre Wilhem.

  • [2]

    Mahmoud Darwish, op. cit., préface de l’auteur.

  • [3]

    René Char, Fureur et mystère, éd. cit., p. 19.

  • [4]

    M. Darwish, op. cit., préface de l’auteur, p. 10.

  • [5]

    Federico García Lorca, Jeu et théorie du duende, Line Amselem (trad.), Paris, Allia, 2008.

Pour citer cet article

Carole Boidin et Emilie Picherot, « Formes de l'action poétique : présentation », SFLGC, Agrégation, publié le 21 février 2018, URL : https://sflgc.org/agregation/boidin-carole-formes-de-laction-poetique-presentation/, page consultée le 20 Avril 2024.