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Grotesque et "postmodernité"

ARTICLE

Genèse du projet

Ce projet de thèse est issu de mon mémoire de master que j'avais consacré à La Conférence de Cintegabelle de Lydie Salvayre. Lors de mes recherches, j'avais été frappée de la récurrence des termes concernant le grotesque employés par les critiques. L'auteur était souvent associée à Rabelais, ses textes rapprochés de la « verve rabelaisienne » et caractérisés de « grotesques ». L'effet que ces textes ont sur le lecteur semble, effectivement, s'apparenter à celui que procure le grotesque des textes rabelaisiens.

Lydie Salvayre possède un caractère rabelaisien, puisqu'elle construit ses textes en référence à la culture antique et classique mais en utilisant un vocabulaire contemporain ou des techniques narratives récentes. Par exemple, dans La Conférence de Cintegabelle, elle construit un discours rhétorique pompeux qui laisse échapper des moments de monologues intérieurs sur la vie personnelle du protagoniste. Elle fait référence à la fois aux ouvrages de la culture de masse et à ceux de Platon, et fait cohabiter les différents niveaux de langues... Toutes ces cohabitations dans un style oral forment une sorte de grotesque.

Définition du grotesque
Une définition culturelle

J'ai donc regardé plus précisément les raisons de cette perception analogue des textes de Rabelais et de Lydie Savlayre, ce qui m'a permis de mettre en lumière le fait que le grotesque était lié aux bouleversements dans la culture et la société au XVIe siècle ; j'ai eu l'impression que sa réapparition aujourd'hui pouvait être liée aux mêmes raisons.

Dans les textes rabelaisiens, deux modes culturels coexistent : celui de la culture savante, de l'italianisme qui prend de l'ampleur à l'époque de Rabelais, et celui de la culture populaire encore largement partagé. Le grotesque est donc représentatif des changements culturels de la Renaissance. Deux cultures coexistent aujourd'hui de façon grotesque en raison de la situation culturelle actuelle. Les changements sociaux opérés depuis les débuts de la société de consommation (ou plus anciennement de l'industrialisation), ont vu apparaître une forme de culture inédite : la culture de masse qui cohabite avec la culture savante possédée par quelques personnages sensibles dans les textes de Lydie Salvayre.

Ce point de départ d'une relation entre grotesque et société au XVIe et XXe me permet de justifier le fait que l'esthétique grotesque est à lier à des développements culturels et sociaux. On peut donc aborder une définition du grotesque à travers une perspective anthropologique et culturelle. Pour le définir selon ces perspectives, il est particulièrement utile d'analyser la relation de deux moments de cette relation grotesque-société : le XVIe siècle et le XXe. Il me semble que le grotesque répond à un besoin anthropologique ou culturel, et on peut postuler l'existence d'un grotesque particulier à notre époque, plus particulièrement des années 80 à nos jours.

Le grotesque défini comme un effet

Dans le débat qui vise à considérer le grotesque soit dans le sens restreint d'un grotesque qui posséderait une définition stylistique, soit dans un « sens plus large qui conduirait à la reconnaissance d’une esthétique grotesque – autrement dit d’un mode de figuration » [1] , je me suis positionnée en choisissant d'aborder le grotesque sous cette seconde perspective du mode de figuration.

En effet, si je devais répondre rapidement à la question : « Qu'est-ce que le grotesque ? », je dirais que le grotesque est un effet. Je me baserais alors sur la réception pour pouvoir définir le grotesque. Je parlerais de l'inquiétante étrangeté freudienne ou du comique absolu de Baudelaire. C'est un sentiment qui procède parfois du rire mais surtout de l'angoisse, c'est un effet qui forme un malaise à travers la mise en cohabitation de perspectives qui s'opposent.

Problématique

Pour fonder ma problématique, je me suis donc intéressée à la société contemporaine et me suis aperçue que la société est profondément grotesque en elle-même, mais qu'elle n'est plus saisissable comme telle par ses habitants. La perception du sens grotesque semble s'être altérée. Il faut en effet noter que notre société de consommation développe une culture de l'équivalence, en faisant cohabiter des éléments culturels en les privant de leur différence et de leur identité, dans une « tolérance » excessive. Comment le grotesque peut-il exister dans ces conditions ? Puisqu'il est une esthétique qui met en exergue les différences, les hiérarchies et joue avec la subversion critique et politique. La problématique fondamentale de mon travail pourrait être résumée sous la question suivante : le grotesque peut-il encore exister de nos jours ? Dans quelles conditions et pour quelles raisons ? Dans la mesure où la société ne peut plus se saisir comme grotesque, le grotesque comme esthétique peut-il encore exister de nos jours ?

Certains auteurs et cinéastes mettent en place une esthétique grotesque, à visée politique, puisqu'elle souligne les éléments de contradictions de la société contemporaine. De façon assez évidente, me sont venus les noms de Tim Burton et de Terry Gilliam, qui proposent des films qui jouent avec les différents styles culturels : dans Edward aux mains d'argent, Tim Burton mêle, par exemple, le gothique d'un personnage tout droit sorti de l'imaginaire d'un inventeur du XIXe siècle aux banlieues pavillonnaires conformistes américaines ; Terry Gilliam propose dans Fisher King d'associer à l'univers new-yorkais le mythe de la quête du Graal. J'ai aussi conservé Lydie Salvayre, qui joue avec les différents niveaux de langue et illustre la novlangue des milieux capitalistes.

Développement

J'ai jusqu'à présent pu approfondir deux thématiques qui jouxtent mon sujet : le postmodernisme et le simulacre.

« postmodernité » - postmodernisme

C'est la notion de « postmodernité », très à la mode, qui a d'abord retenu mon attention puisqu'elle semblait définir dans un sens large un nivellement ou un égalitarisme de toutes les formes culturelles depuis les années 60. En approfondissant la notion, il m'a paru difficile d'arrêter une définition satisfaisante de la « postmodernité » qui est utilisée dans des sens différents et parfois contradictoires, tantôt négative, tantôt positive, chaque critique étant obligé de former sa propre définition de la postmodernité encore différente d'une autre. J'ai donc décidé de prendre du recul par rapport à ce terme et à la complexité qu'il transporte ce qui explique les guillemets autour du terme dans le titre de ma communication.

J'ai cependant étudié le postmodernisme, qui est un terme uniquement applicable à l'architecture et une notion à la définition assez univoque. Il souligne des problématiques contemporaines intéressantes. Je rappelle que le postmodernisme est un mouvement architectural conceptualisé dans les années 50 et 60, notamment par Robert Venturi et Paolo Porthoghesi. Les architectes postmodernes sont pour un mélange des formes artistiques qui peut se concrétiser selon plusieurs théories, leur point commun étant la mise en relation des formes stylistiques nobles et populaires. Paolo Portoghesi l'exprime ainsi : « confronter deux réalités, celle de l'architecture 'noble' et de l'architecture 'banale' » [2] . L'architecte explique cette nouvelle sensibilité par le tournant de la démocratie au XXe siècle, et notamment par le nouveau pouvoir des masses auxquelles il faut s'adresser dans leur propre langage. Ce nouvel intérêt pour le langage mass-médiatique est la grande nouveauté et le principe sur lequel repose le postmodernisme. Il faut, d'après Paolo Portoghesi, abandonner l'ancien système qui s'efforçait de maintenir l'art dans un état supérieur et accepter de le lier à la culture vulgaire de masse. Il s'ensuit un égalitarisme dans les différentes formes culturelles. Le grand exemple en est Las Vegas, une ville qui a été inventée sur ce nouveau mode communicatif destiné aux masses.

Simulacre et culture de l'équivalence

Ces notions du postmodernisme comme culture de l'équivalence peuvent être employées pour qualifier la culture et la société à l'époque de la société de consommation. Le corpus s'étendant des années 80 à nos jours, plusieurs noms me sont venus à l'esprit pour essayer d'interpréter cette période culturelle : Jean Baudrillard, Gilles Lipovetsky, Umberto Eco qui ont lancé les bases d'une critique du « simulacre ».

Jean Baudrillard postule que la réalité a été remplacée par une « hyperréalité » artificielle et factice qui recouvre les faits réels. Ce que Jean Baudrillard appelle l'hyperréalité est une société constituée de « simulacres ». Le simulacre est un produit de la société de consommation. La réalité est constituée de référents qui sont cachés par le signe qui prend toute l'importance. Les signifiants prennent le pas sur les signifiés, le simulé devient la réalité. Les signes peuvent fonctionner indépendamment de leur signification, c'est notamment ce qui se passe dans le postmodernisme. Ces signes dépourvus de sens, de référents, de symbolique, confortent la nouvelle réalité dans un état immanent. Jean Baudrillard le souligne : « Il n'y a plus le souffle de la transcendance. Il n'y a plus que la tension de l'immanence. » [3] . Privé de sa profondeur, le réel ne peut plus offrir l'expérience du sublime ou du grotesque.

La privation des références et la création d'un univers, où les styles historiques sont privés de leur chronologie et adaptés aux désirs de représentation des masses, aboutissent bien souvent au  syncrétisme. Umberto Eco donne comme exemple le « Madonna Inn » en Californie, « Imaginons que Piacentini, pendant qu'il feuilletait un livre de Gaudi, ait pris une dose exagérée de LSD et se soit mis à construire une catacombe nuptiale pour Liza Minelli » [4] , ou bien le « Château de Hearst » construit par William Randolf Hearst, dont la surenchère des différents styles artistiques témoigne d'un désir de se constituer une identité, « Le sol du vestibule contient une mosaïque trouvée à Pompéi, aux murs il y a les Gobelins, […] la salle à manger est en style faux Renaissance, la bibliothèque gothique » [5] . Nous pourrions ajouter que la culture contemporaine est marquée par une tolérance sans pareille pour des éléments culturels nouveaux, provenant de la culture de masse ou des cultures étrangères qui revendiquent un statut analogue à la culture savante. Ce mélange et ce syncrétisme rendent la posture grotesque difficile.

Modifications de la relation à la réalité

Notons les traits principaux constitutifs de ce simulacre : l'absence de référents historiques de la société, la scission entre le sens et l'objet, la valeur indépendante du symbole. La novlangue et le politiquement correct participent de cette déréalisation, de même que les médias qui, par le traitement des informations et du réel, transforment la société en spectacle. Notons aussi les transformations infligées à l'imaginaire, qui passe d'un besoin anthropologique à une catharsis simplifiée et donc inefficace.

L'hyperréalité a modifié  le mode d'appréhension des hommes aux objets, à l'Histoire (au passé et au futur), à l'imaginaire et à la fiction. Tous ces simulacres sont responsables d'une société qui s'élabore sur le principe de la contradiction invisible. La société actuelle est problématique car elle encourage une forme de perception qui annihile les différences et les oppositions. Cette transformation du réel en simulacre empêche la relation dialectique entre les éléments du réel ou entre l'individu et son environnement. Le simulacre dénature les phénomènes d'interaction entre l'homme et sa réalité. Comment l'homme pourrait-il encore saisir le grotesque de la société en ayant perdu sa capacité à le sentir ? La constitution de simulacre aide à cette perte de distance avec les contradictions et les hiérarchies. L'esthétique grotesque devrait donc être impossible, car l'homme a perdu tout sens dialectique.

L'esthétique grotesque : une échappatoire à l'hyperréalité

L'esthétique grotesque est une échappatoire à ces problématiques du simulacre, elle est un moyen de les mettre en valeur et sert à sortir de la crise culturelle identifiée par Jean Baudrillard. Lydie Salvayre, Tim Burton et Terry Gilliam mettent en lumière ces problématiques, souvent en les exagérant ou en créant des situations où les paradoxes sont évidents. Les personnages schizophrènes sont nombreux, et les cinéastes mettent en valeur les problèmes d'adéquation entre le personnage et la réalité. Les auteurs superposent à la société de consommation et sa culture du kitsch une culture savante ou une culture dont les valeurs s'opposent à celles de la société de consommation, par exemple le gothique chez Tim Burton, la littérature de l'Antiquité chez Lydie Salvayre ou la mythologie européenne chez Terry Gilliam.  Les auteurs et cinéastes semblent lutter contre ce simulacre à travers une esthétique grotesque, le grotesque crée un malaise qui permet la réflexion politique puisqu'elle permet un retour sur les paradoxes de la société. Le grotesque offre donc une réponse esthétique à la mise en équivalence des phénomènes culturels et à l'hyperréalité.

Notes

  • [1]

    Rémi ASTRUC, Le Renouveau du grotesque dans le roman du XXe siècle, essai d’anthropologie littéraire, Paris, Classiques Garnier, Coll. Perspectives comparatistes, 2010.

  • [2]

    Paolo Portoghesi, Le Post-Moderne, l’architecture de la société post-industrielle [1982], Milan-Paris, Electa Moniteur, 1983.

  • [3]

    Jean Baudrillard, L’Autre par lui-même, habilitation, Paris, Galilée, Coll.Débats, 1987, p. 49.

  • [4]

    Umberto Eco, La Guerre du Faux [1975-77], Paris, Grasset, 1985, p. 31.

  • [5]

    Ibid., p. 28.