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Grandes découvertes, plaisanterie géographique et créativité fictionnelle : l’exemple de la psittacorum regio

ARTICLE

Introduction. Cartographies par imagination, « histoires véritables » et toponyme errant

Nous qui vivons dans un monde clos depuis quelques temps – monde global qui est aussi un monde-bocal – pouvons-nous imaginer le sentiment d’illimitation qui étaient celui des auteurs écrivant du XVIe au XVIIIe siècle ? Les grandes découvertes ont immédiatement suscité la création de nouveaux mondes fictionnels [1]  : en témoigne le début de l’Utopia de More, où Hythloday, le philosophe fabulateur, est présenté comme un compagnon de Vespucci. Le référent géographique a toujours sollicité la rêverie spatiale du roman, et dans le cas de la période qui nous intéresse, la pertinence d’une géopoétique romanesque ou de l’étude des relations entre imaginaires romanesques et cartographiques n’est plus à démontrer [2] . Il en va de même pour l’étude de la littérarité inhérente au récit de voyage, ou des approches soulignant les frontières poreuses entre le témoignage et l’invention, l’authentique et l’apocryphe, le fait et la fiction [3] .
C’est qu’en sus de l’enthousiasme, il y avait la suspicion entachant fatalement le récit de voyage, ou la perplexité suscitée par certaines légendes colportées par les grandes cosmographies humanistes. L’imagination pouvait vaquer sur les zones encore blanches des cartes, mais le sens critique avait matière à s’activer lorsque les géographes faisaient du remplissage avec les monstres légendaires issus du fond antique. L’exemple de Guillaume le Testu, de l’école de Dieppe, complétant « par imagination », comme il l’indique en marge, ses cartes de la Terre de Feu et de la « Grande Jave » (Sumatra, conçue comme un prolongement de la Terre Australe), constitue à tout prendre un cas de probité aussi rare que paradoxal, symptomatique d’une souplesse épistémologique faisant de l’usage de la fiction un mélange de conjecture, de jeu et d’aveu, en l’attente de nouvelles découvertes [4] . Les incertitudes sont réelles : le passage du Nord-Ouest, l’« île » de Californie, ou encore la mer de Verrazzano, cette mer interne à l’Amérique du Nord devenue « mer de l’Ouest » que le français Buache s’applique encore à reproduire sur ses cartes du monde au milieu du XVIIIe siècle. Que dire des forgeries, comme ces îles d’Estotiland, de Frislandia et d’Icaria, ajoutées en 1558 à la carte de l’Atlantique Nord par le vénitien Niccolò Zeno, avant d’être reprises dans les cosmographies de Mercator et d’Abraham Ortelius [5]  ? Les impostures ont la vie dure, comme le montre encore le cas de Psalmanazar, publiant à Londres, en 1704, une fascinante description de Formose, incluant cartes, alphabet et grammaire, tout aussi imaginaires que les voyages de l’auteur, qui seront pourtant l’objet d’enseignements pendant plusieurs années tant le succès avait été grand [6] .
Il y avait matière à créativité littéraire, surtout dans le vaste domaine des « voyages imaginaires ». Il ne faut pas s’étonner si les premiers lecteurs de Robinson Crusoé ont pu s’interroger sur le statut du texte, présenté comme un récit authentique du marin de York. Mais les romanciers ne cherchent pas toujours à susciter une adhésion sans réserve. Parfois, ils cherchent à troubler : Gabriel Foigny, auteur de la Terre australe connue (1676), joue le jeu de la mimèsis étroite en interpolant des passages du récit de voyage authentique du portugais Pigafette au Congo, avant que son narrateur ne soit enlevé dans les airs par l’oiseau Urg, qui le dépose chez des Australiens utopiques. À l’extrême, un Jonathan Swift, prolongeant le jeu de menterie incrédule initié par Lucien de Samosate dans ses Histoires véritables, multiplie dans les Voyages de Gulliver les plaisanteries plus ou moins satiriques (cartes imaginaires, pseudo-attestations, rhétorique de la véracité, reproches adressés aux autres voyageurs et aux géographes en manière de parodie d’un topos des récits de voyage). À l’« empirisme naïf » et spontané des voyageurs, la fiction pouvait donc opposer une forme de « scepticisme extrême » et ironique [7] , dans lequel ce n’est plus le savoir géographique qui fournit des nouveaux mondes au roman, mais le roman qui révèle la nature fictionnelle des mondes parfois inventés par les voyageurs et les géographes aux marges d’un réel connu et reconnu, aux dimensions encore élastiques.

 

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Notes

  • [1]

    Voir Françoise Lavocat, « Fictions et paradoxes. Les nouveaux mondes possibles de la Renaissance », dans F. Lavocat (dir.), Usages et théories de la fiction. Le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens (XVIe-XVIIIe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 87-112.

  • [2]

    Voir Frank Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002, et Tom Conley, The Self-Made Map: Cartographic Writing in Early Modern France, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.

  • [3]

    Voir le classique Percy Adams, Travel Literature and the Evolution of the Novel, Lexington, The University Press of Kentucky, 1983 (1962), chap. 3, « The Truth-Lie Dichotomy », p. 81-102.

  • [4]

    Guillaume Le Testu, Cosmographie universelle, éd. F. Letringant, Paris, Arthaud, 2012 (1556), f. XL et XLI.

  • [5]

    Voir Numa Broc, La Géographie de la Renaissance (1420-1620), Paris, Bibliothèque Nationale, 1980, chap. XI, « Terres nouvelles et terres imaginaires », p. 159-172 (p. 166-168 sur Zeno).

  • [6]

    Voir Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs. Voyages aux confins de l’utopie littéraire classique, Paris, PUPS, 2003, p. 127-128.

  • [7]

    Nous reprenons les termes de Michael McKeon, The Origins of the English Novel, 1600-1740, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1987.