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La (r)écriture poétique de mythes pour évoquer l’horreur : Yannis Ritsos et Sándor Weöres en comparaison différentielle

ARTICLE

La présente analyse se situe au sein d’une étude comparative intitulée « Récrire les mythes sous l’oppression. Poétiques croisées de Yannis Ritsos et de Sándor Weöres ». Elle s’intéresse plus précisément au croisement des poétiques qu’ont déployées l’auteur grec Yannis Ritsos (1909-1990) et le Hongrois Sándor Weöres (1913-1989), autour de la Seconde Guerre mondiale. Pour se référer à cette période, ainsi qu’à l’après-guerre, les deux poètes mobilisent leur expérience de façon spécifique, en fonction de la réalité historique de l’époque mais aussi de la réalité politique au moment même où ils écrivent rétrospectivement sur les évènements. En effet, Yannis Ritsos et Sándor Weöres « (r)écrivent » les mythes grecs et latins au moment de la guerre froide. Cette étude comparative se base sur un procédé décrit par Ute Heidmann :

Le terme de (r)écriture explicite aussi le fait que l’analyse littéraire n’a pas pour objet prioritaire le phénomène du mythe « en tant que tel », mais son écriture et ses écritures. Dans cette optique, on peut considérer l’écriture comme une forme de représentation particulière des mythes, à côté des formes de leurs représentations rituelles, culturelles et iconiques. […] Énoncées dans des langues et à des époques différentes, ces nouvelles créations se distinguent forcément par leurs façons d’inscrire les récits ou motifs anciens dans les systèmes de genres poétiques et discursifs propres aux cultures dont elles émanent [1] .

Φιλοκτήτης (Philoctète) de Yannis Ritsos a été écrit plus de quatorze ans après la guerre civile grecque, entre mai 1963 et octobre 1965. Minotauros de Sándor Weöres a été composé en 1956, onze années après la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de se référer à l’armistice après une évocation détaillée de l’horreur de la guerre, Ritsos et Weöres dépeignent les évènements qui suivent une fin uniquement « officielle ». Ritsos aborde la guerre civile grecque succédant à la Seconde Guerre mondiale. Weöres fait subtilement allusion à l’arrivée de l’armée russe en Hongrie, ayant déjà, en 1956, vécu l’insurrection de Budapest. L’évocation d’un passé antique par le détournement d’intertextes grecs et latins permet d’accentuer la gravité de l’actualité. Ces différentes relations chronologiques permettent de décrire un présent, qui est celui de la guerre froide.

Ces rapports temporels et contextuels amènent à considérer les « regards croisés » dans une optique « différentielle [2]  », en donnant une importance particulière à chaque texte qui se distingue ainsi des autres productions littéraires, dans une relation « non-hiérarchique ». Le symbolisme revendiqué par Weöres dans la continuité de Stéphane Mallarmé qu’il a traduit en hongrois, placerait ses poèmes parmi les « regards distancés ». En revanche, Ritsos étant un poète politiquement engagé à gauche, ses textes sont classés dans le champ des « regards engagés ». Il ne s’agit pas de remettre en question les convictions personnelles des poètes, mais plutôt d’élargir de telles catégories, en interrogeant leurs textes.

Répétitions, Philoctète, Ajax, Agamemnon de Yannis Ritsos : mémoires de guerre inscrites dans les sens

Dominique Grandmont, traducteur de Ritsos, par un travail minutieusement élaboré à partir du grec moderne, nuance une lecture qui simplifierait la poétique déployée par l’auteur :

[…] un Yannis Ritsos trop vite réduit au rôle ingrat de seul témoin ou même de propagandiste quand il est lui aussi un poète de la connaissance, un poète qui pousse l’expérience brechtienne (sinon freudienne) en souplesse, avec une mobilité dialectique qui lui permet continûment, imperceptiblement, de se dépasser lui-même, et d’intégrer des pans entiers de l’ancienne métaphysique aux combats constants pour la liberté […] [3]

Ritsos, que ce soit pour la réception grecque ou pour la réception française qui l’a connu par le biais de Louis Aragon [4] , est un poète engagé. La proximité avec le Parti Communiste apparaît dès ses premiers écrits. Puis, progressivement, il affine son écriture, utilisant une technique proche de la dissimulation. C’est-à-dire qu’il feint de traiter avec désinvolture la guerre civile qui a débuté le 12 février 1946, l’année où Ritsos est licencié du Théâtre national. En 1948, Ritsos est arrêté à Athènes lors des « rafles de juillet » et déporté à Limnos, dans le camp de Kondopouli, puis transféré au camp de concentration de Makronissos. Exilé à Aï Stratis, Ritsos y écrit Ημερολόγιο κ᾽ επιστολές ενός φαντάρου [5] (Journal et lettres d’un soldat) en 1951. C’est la publication de la Lettre à Joliot-Curie composée sur la même île [6] qui contribue à sa libération en 1952. Mais le poète est de nouveau exilé lors de la dictature des colonels. Envoyé clandestinement à Paris en 1969, son recueil Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα (Pierre Répétitions Barreaux [7] ) comporte de courts poèmes faisant allusion à la guerre dont Mετὰ τὴν ἥττα (Après la défaite) écrit en mars 1968, Mετὰ τὸ σπάσιμο τῆς συνθήκης Λακεδαιμονίων καὶ ᾽Αθηναίων (Après la rupture de l’alliance entre Lacédémoniens et Athéniens) introduit par une référence à Thucydide, Σεπτήρια καὶ Δαφνηφόρια (Septéries et Daphnéphories). Ils figurent dans la deuxième partie du recueil, Ἐπαναλήψεις (Répétitions) dont le titre se réfère à l’histoire humaine en perpétuelle répétition.

 

L’écriture de Yannis Ritsos portera le sceau de sa première expérience d’exil à Limnos. Le choix de récrire Philoctète de Sophocle, dont les scènes sont situées à Limnos, pourrait être mis en relation avec le vécu de l’auteur. Dans la tragédie de Sophocle, Ulysse rappelle à Néoptolème qu’il n’est qu’un soldat chargé d’exécuter, un ὑπηρέτης:

᾽Αχιλλέως παῖ, δεῖ σ᾽ἐφ᾽ οἶς ἐλήλυθας

γενναῖον εἶναι, μὴ μόνον τῷ σώματι,

ἀλλ᾽ ἤν τι καινὸν ὧν πρὶν οὐκ ἀκήκοας

κλύῃς, ὑπουργεῖν, ὡς ὑπηρέτης πάρει.

(Sophocle, Philoctète, 50-53) [8]

Ta mission, fils d’Achille, exige du courage,

et non pas du courage physique seulement. Il se peut que tu

entendes un propos tout nouveau pour toi. Tu dois t’y

conformer : tu es en service.

Ritsos exploite le rôle attribué au personnage par Sophocle et délègue entièrement la parole au jeune homme, tout en gardant une certaine imprécision autour de son identité : « Il possède certains des traits d’Achille, mais un peu plus affinés, comme s’il était son fils, Néoptolème » [« Ἔχει κάτι ἀπ᾽ τὰ χαρακτηριστικὰ τοῦ Ἀχιλλέα, μὰ κάπως πιὸ ἐκπνευματωμένα, σὰ νἆναι ὁ γιός του, ὁ Νεοπτόλεμος »] Son discours revêt la forme complexe d’un monologue « théâtral [9]  » dans le long poème Φιλοκτήτης (Philoctète [10] ) écrit à Athènes puis à Samos. Ce texte [11] fait partie du recueil de la Quatrième dimension (Τέταρτη Διάσταση) qui regroupe d’autres longs poèmes composés de vers libres, également encadrés par un prologue et un épilogue. Ces deux parties narratives en italiques associent la forme de la prose avec celle de la didascalie.

 

Dans le long poème de Ritsos, Néoptolème ne cherche pas à convaincre Philoctète. Il s’agit plutôt de l’évocation de souvenirs qui ont marqué la mémoire. C’est une autre manière de « réparer la faute » [« λύσων ὅς᾽ ἐξήμαρτων »] du vers 1224 de Sophocle, énoncé par Néoptolème qui regrette d’avoir obéi à Ulysse, à l’armée et d’avoir fait acte de trahison. Ritsos se concentre sur une succession de scènes insignifiantes, parfois quotidiennes. Dès le prologue, le discours est situé à « peut-être Limnos » [« Σε μιὰν ἐρημικὴ ἀκρογιαλιὰ νησιοῦ - ἴσως τῆς Λήμνου »] en tout cas, sur une île déserte, « Rivage solitaire d’une île » dans la traduction française. Le monologue est parsemé d’allusions à la guerre civile qui est présentée progressivement et implicitement au fil du texte :

[…] Ἐμεῖς

οἱ νεότεροι

ποὺ κληθήκαμε, ὅπως λένε, τὴν ὕστατη στιγμὴ γιὰ νὰ δρέψουμε τάχα

τὴ δόξα τὴν ἑτοιμασμένη μὲ τὰ δικά σας ὅπλα,

μὲ τὶς δικές σας πληγές, μὲ τὸ δικό σας θάνατο,

γνωρίζουμε κ᾽ ἐμεῖς κι ἀναγνωρίζουμε, κ᾽ ἔχουμε, ναί, κ᾽ ἐμεις τὶς πλη –

γές μας

σ᾽ ἄλλο σημεῖο τοῦ σώματος — πληγὲς ἀθώρητες,

χωρὶς τὸ ἀντίβαρο τῆς περηφάνειας καὶ τοῦ ἀξιοσέβαστου αἵματος

τοῦ χυμένου ὁρατά, σὲ ὁρατὲς μάχες, σὲ ὁρατὰ ἀγωνίσματα.

(Φιλοκτήτης, Τέταρτη διάσταση, p. 247, str. 2, 1-10)

[…] Nous, les plus jeunes,

qui avons été appelés, comme on dit, au moment ultime pour

soi-disant glaner

la gloire préparée par vos armes,

par vos blessures, par votre propre mort,

nous en avons connaissance et reconnaissance, et nous

avons, certes, nous aussi, nos blessures,

en une autre partie du corps – des blessures invisibles,

sans qu’il y ait pour les compenser la fierté et le sang prestigieux

versé visiblement, dans des combats visibles, dans des concours visibles.

(Philoctète, trad. Gérard Pierrat, p. 12, str. 2, 2-13) [12]

Au niveau énonciatif, Ritsos accentue la première personne du pluriel « Nous » [« Ἐμεῖς »] et l’oppose à la deuxième personne du pluriel : « vos armes » [« τὰ δικά σας ὅπλα »], « par vos blessures » [« μὲ τὶς δικές σας πληγές »], « par votre mort » [« μὲ τὸ δικό σας θάνατο »]. Le choix de Néoptolème en tant qu’énonciateur s’adressant à Philoctète, accentue le non-sens de la guerre où de jeunes hommes sont sacrifiés. Dans sa (r)écriture de Sophocle, Yannis Ritsos leur attribue la voix par l’intermédiaire de Néoptolème. C’est aussi la sensibilité du personnage que le poète grec moderne a cherché à relever afin de montrer que l’expérience de la guerre, inscrite dans le corps, est perceptible par les sens. Parallèlement, l’écriture, seule arme du poète exilé, est posée en antithèse par rapport à l’effort de guerre.

Ἀπ᾽ ἔξω ἀπ᾽ τὶς κρεββατοκάμαρές μας τύμπανα καὶ σάλπιγγες,

κόκκινες σπίθες καὶ μουγγὲς σφυριὲς σὲ μυστικὰ σιδηρουργεῖα

ὅπου νυχτόημερα σφυρηλατοῦσαν ἀσπίδες κι ἀκόντια,

κι ἄλλες σφυριὲς σὲ ὑπόγεια ἐργαστήρια

γιὰ προτομὲς κι ἀνδριάντες πολεμικῶν θεῶν, πολεμικῶν ἀνθρώπων, κι

ὄχι διόλου

ἀθλητῶν καὶ ποιητῶν·[…]

(Φιλοκτήτης, Τέταρτη διάσταση, p. 248, str. 6, 1-7)

Par-delà nos chambres à coucher, des tambours et des clairons,

des étincelles rouges et des coups de marteau étouffés dans des forges secrètes

où l’on fabriquait nuit et jour des boucliers et des javelots,

et d’autres coups de marteau dans des ateliers souterrains

pour des bustes et des statues de dieux guerriers, de mortels guerriers, mais jamais

d’athlètes et de poètes ; […]

(Philoctète, trad. Gérard Pierrat, p.13, str. 6, 1-9)

L’opposition entre l’intérieur intime des chambres à coucher [« κρεββατοκάμαρές »] et l’extérieur [13] où résonnent tambours et clairons [« τύμπανα καὶ σάλπιγγες »] se réfère à la réalité du poète, d’abord exilé, puis assigné à résidence. Les deux espaces sont posés en antithèse de façon récurrente dans les textes de Ritsos. Ainsi, la création poétique se déploie parallèlement et par opposition à l’activité de guerre. L’usage particulier de l’intertexte antique contribue à cet effet d’antithèse. Ritsos utilise les vers 1055-1056 de Sophocle : « Nous n’avons plus besoin de toi puisque nous avons tes armes » (trad. Paul Mazon) [« Οὐδὲ σοῦ προσχρῄζομεν, τά γ᾽ ὅπλ᾽ ἔχοντες ταῦτ᾽ »]. Il détourne l’intervention d’Ulysse qui dit avoir seulement besoin des armes de Philoctète afin de dénoncer la mobilisation de la population pour servir l’effort de guerre, aux dépens de la condition humaine :

[…] Γνώριζες, ἄλλωστε, πὼς μόνον

τὰ ὅπλα μας χρειάζονται, κι ὄχι τοὺς ἴδιους ἐμᾶς (ὅπως εἶπες).

Ὅμως ἐσὺ εἶσαι τὰ ὅπλα σου, τὰ τίμια κερδισμένα

μὲ τὴ δουλειά, τὴ φιλία καὶ τὴ θυσία, δοσμένα ἀπ᾽ τὸ χέρι

ἐκείνου ποὺ στραγγάλιασε τὴν Ἑπτακέφαλον, ἐκείνου ποὺ σκότωσε

τὸν φύλακα τοῦ ῞Αδη. Καὶ τὄδες

μὲ τὰ σου τὰ μάτια· καὶ τὄζησες: κληρονομιά σου

καὶ τέλειο ὅπλο σου. Αὐτὸ νικάει μονάχα. Τώρα,

παρακαλῶ σε νὰ μοῦ δείξεις τὴ χρήση.  Ἡ ὥρα ἔφτασε.

(Φιλοκτήτης, Τέταρτη διάσταση, p. 261, str. 49, 3-11)

[…] Tu savais d’ailleurs que l’on avait uniquement

besoin d’armes et non de nous-mêmes (selon tes propres paroles).

Néanmoins, tu es ces armes, ces armes loyalement gagnées

par le travail, l’amitié et le sacrifice, transmises par la main

de celui qui a vaincu l’Hydre de Lerne, de celui qui a tué

le gardien des Enfers. Tu l’as vu de tes propres yeux ; tu l’as vécu : ton héritage

et ton arme parfaite. Elle seule peut vaincre. À présent,

je te prie de m’en montrer l’usage. L’heure est venue.

(Philoctète, trad. Gérard Pierrat, p. 33-34, str. 49, 5-14)

L’arc et les flèches de Philoctète, ne contribuent pas à l’effort de guerre, mais à la création poétique. À l’arme matérielle s’oppose l’arme du poète, la langue. En plus de dissimulation, Ritsos a recours à la « matérialisation [14]  ». C’est-à-dire qu’il se concentre sur les objets. Et c’est le cas dans son poème où les armes deviennent « prétexte » matériel pour aborder un sujet aussi grave que la réalité de la guerre expérimentée par le poète grec. En plaçant au même niveau les armes et les hommes, dans un procédé de « matérialisation », Ritsos reprend la logique intéressée d’Ulysse dont la seule préoccupation est l’arme qui servira à la victoire, aux dépens de la douleur humaine ressentie par Philoctète. Il accentue la déshumanisation par une comparaison entre les armes mises en antithèse avec « nous-mêmes » : « Tu savais d’ailleurs que l’on avait uniquement besoin d’armes et non de nous-mêmes » [« Γνώριζες, ἄλλωστε, πὼς μόνον τὰ ὅπλα μας χρειάζονται , κι ὄχι τοὺς ἴδιους ἐμᾶς »]

 

Il faut situer Φιλοκτήτης (Philoctète) dans sa cotextualité pour saisir l’importance des détails parsemés à travers des œuvres en « dialogue » les unes avec les autres. Ce texte côtoie dans le recueil de la Quatrième dimension (Τέταρτη Διάσταση), d’autres poèmes mythologiques traitant de la guerre dont Ἡ Ἑλένη (Hélène) ou Ὀρέστης (Oreste). Dans le monologue d’Ismène (Ἰσμήνη), Polynice et Etéocle personnalisent la guerre civile grecque. Dans le même recueil, figure Αἴας (Ajax) écrit à Léros, puis Samos, entre août 1967 et janvier 1969. Ajax qui est le monologue du chef de guerre devenu fou, est l’unique énonciateur après avoir massacré les bêtes innocentes. Cet autre long poème est en « dialogue » avec le monologue de Philoctète :

Τί νὰ τὶς κάνεις πιὰ τὶς δόξες, τὰ ἔπαθλα, τὰ ἐγκώμια. Τίποτα δὲν εἶναι.

Τίποτα κ᾽ ἡ ἀποτυχία κ᾽ ἡ χλεύη. Χάνονται κι αὐτὰ μαζί  μας.

Δὲ ζήτησα ποτέ μου σκλάβους, θαυμαστές, ὑποτελεῖς. Μόνο ἕναν ἄντρα

θέλω

σὰν ἴσος μὲ ἴσο νὰ τὰ ποῦμε· — ποὖναι τος; Μονάχα ὁ θάνατος μας

εἶναι τοῦ καθενός μας ὁ ἴσος. Ὅλα τ᾽ ἄλλα πρόχειρη λάμψη,

συμβιβασμοί, προσχήματα, ἐθελοτυφλίες.

(Αἴας, Τέταρτη διάσταση, p. 241, str. 32, 1-7)

À quoi bon désormais les gloires, les prouesses, les louanges ? Ça n’est rien.

Rien, l’échec et la risée. Cela aussi disparaît avec nous.

Je n’ai jamais recherché des esclaves, des admirateurs, des vassaux. Je cherche seulement un

[homme

pour que nous parlions d’égal à égal, - où est-il ? Seule notre mort

est l’égale de chacun de nous. Tout le reste n’est qu’éclat furtif,

compromis, prétexte, refus de voir.

(Ajax, trad. Gérard Pierrat, p. 84, 32e strophe, vers 1-9)

Il est également en « dialogue » avec un autre chef de guerre, dans le même recueil, Ἀγαμέμνων (Agamemnon), écrit à Athènes, Sicyon, Héraion, Samos, entre décembre 1966 et octobre 1970. Alors que chez Eschyle, Agamemnon a une partie limitée de dialogue, Ritsos lui délègue entièrement la parole avant son assassinat par Clytemnestre, non nommée dans cette (r)écriture. Le monologue « théâtral » d’Agamemnon est mis en scène dès le début à l’aide d’une forme narrative associant prologue et didascalie :

[…] ὁ πολέμαρχος χαιρετάει τ᾽ ἀλαλάζοντα πλήθη, μὲ μιὰ κίνηση σχεδὸν ἀδημονίας. Μὲς στὴν κρυστάλλινη χειμωνιάτικη λιακάδα ἀκούγονται τὰ τύμπανα στὴν πιὸ κάτω πλατεία, οἱ κρότοι ἀπ᾽τὶς ὁπλὲς τῶν ἀλόγων, τὸ πλατάγισμα τῶν σημαιῶν καὶ οἱ φωνὲς τῶν δούλων ποὺ ξεφορτώνουν τὰ λάφυρα ἀπ᾽ τ᾽ ἁμάξια.

(Ἀγαμέμνων, Τέταρτη διάσταση, p. 57, str. 1, 2-6)

[…] le général en chef salue la foule en liesse d’un geste où perce l’impatience. Dans la lumière cristalline de l’hiver, on entend les tambours en bas sur la place, le bruit des sabots des chevaux, le claquement des drapeaux et les voix des esclaves qui déchargent le butin des charrettes.

(Agamemnon, Le mur dans le miroir, trad. Dominique Grandmont, p. 135, str. 1, 2-7)

Agamemnon pressentant la fin, ne supporte pas les cris de la victoire et la chute de Troie demeure elliptique dans le texte. Cette autre mémoire de guerre dépeint une sensation de vanité commune aux autres poèmes mythologiques faisant allusion à cette période. C’est de nouveau un détail matériel, le sceptre, objet de pouvoir, qui permet de représenter allégoriquement la fatuité de la guerre :

Τ᾽ ἄλλα κρατῆστε τα· καὶ τὸ βαρὺ, ἀδαμαντοποίκιλτο σκῆπτρο —

προπάντων αὐτὸ — δὲ μοῦ χρειάζεται· — ἀσήκωτο. Σήμερα νιώθω

τὸ θυμὸ τοῦ ᾽Αχιλλέα· — ὄχι καθόλου ἀντιδικία μαζί μου — κούραση

εἶταν,

μιὰ κούραση  προδρομικὴ ποὺ ἐξίσωνε τὴ νίκη μὲ τὴν ἥττα,

τὴ ζωὴ μὲ τὸ θάνατο.

(Ἀγαμέμνων, Τέταρτη διάσταση, p. 59, str. 10, 1-6)

Le reste, gardez-le ; même ce sceptre massif, incrusté de diamants –

surtout lui – je n’en ai pas besoin  - il est trop lourd. Aujourd’hui je comprends

la colère d’Achille ; - pas du tout une querelle qu’il m’aurait faite – c’était de la fatigue,

une fatigue avant-coureuse qui rendait la défaite égale à la victoire,

la mort à la vie. »

(Agamemnon, Le mur dans le miroir, trad. Dominique Grandmont, p. 139, str. 10, 1-9) [15]

Dans la lignée des autres textes, le monologue d’Agamemnon souligne la vanité absurde de la guerre. Face à la mémoire de cette expérience demeure la seule échappatoire, celle de l’exploration des sens, matérialisée elle aussi par Ritsos :

Κεῖνο τὸ ρίγος — γυάλινο, γυάλινο, — ξέρεις,

κανεὶς δὲ θέλει νὰ πεθάνει, ὅσο καὶ κουρασμένος.

(Ἀγαμέμνων, Τέταρτη διάσταση, p. 60, str. 14, 14-15)

Ce frisson — de

verre, de verre, — tu sais,

personne ne veut mourir, aussi fatigué soit-il.

(Agamemnon, Le mur dans le miroir, trad. Dominique Grandmont p. 142, str. 14, 23-25)

Saisissant le détail matériel, Ritsos décrit de façon métaphorique la manière dont s’aiguisent les sens face à la mort, particulièrement en situation de crise. Dans les monologues de la Quatrième dimension (Τέταρτη Διάσταση) écrits au moment de la dictature des colonels, il se remémore les infimes détails de la guerre civile, en donnant une importance particulière à l’expérience humaine individuelle, personnelle et subjective, uniquement perceptible par l’affinement des sens.

Inter arma et Minotauros de Sándor Weöres : l’horreur à l’apogée du mythe

De façon contrastive, le poète hongrois, également auteur de traités philosophiques dont A teljesség felé (Vers la plénitude), s’intéresse à l’expérience humaine à l’échelle universelle. Sándor Weöres dénonce l’horreur pendant les années de la Seconde guerre mondiale. Son livre A hallgatás tornya (Tour du silence) [16] , publié en 1956, répertorie de façon chronologique ses poèmes écrits entre 1927 et 1956. Les textes traitant de la guerre y côtoient d’autres exercices rythmiques. Mais la cotextualité de ces poèmes variera ensuite, lorsqu’ils seront regroupés dans le recueil Inter arma, introduit par un extrait de Jerusalem. The Emanation of The Giant Albion de William Blake, mis en vers :

Poetry Fetter’d Fetters The Human Race.

Nations are Destroy’d or Flourish in

proportion as Their Poetry, Painting and

Music are Destroy’d or Flourish !

The Primeval State of Man was Wisdom,

Art and Science.

La Poésie a enchaîné et enchaîne encore l’Humanité. Les Nations sont détruites ou fleurissent selon la proportion avec laquelle la Poésie, la Peinture et la Musique sont détruites ou fleurissent. L’État Primitif de l’Humain était la Sagesse, l’Art et la Science.

Ces quatre dernières lignes de la gravure n°3 de Jerusalem, intitulée « To the Public » sont citées et accompagnées d’une traduction hongroise, à l’ouverture d’Inter arma [17] . Dans ce recueil, Sándor Weöres décline sous diverses variantes rythmiques l’horreur de la guerre, en lui attribuant une dimension eschatologique. Dénonçant les slogans nationalistes, le premier poème, XX. Századi Freskó (Fresque du XXe siècle), décrit une époque où règne l’égoïsme et la haine, personnalisée par « l’Ange du dégoût » [« Az Undor Angyala »] dont l’intervention en discours direct, sous la forme impérative, crée une rupture avec les vers. Puis, portant la date de mai 1944, Háborús jegyzetek I-III (Notes de guerre I-III) évoque la perdition et la mort, en faisant succéder six tercets (Notes I), un sonnet (Notes II) et cinq quatrains (Notes III). Sándor Weöres y insère des allusions explicites à l’histoire, comme dans le poème ironique Magyar tanulság (« Moralité hongroise »), une critique dénonçant l’attitude de la Hongrie pendant la guerre. Elesett katonák (Soldats tombés) fait parler les cadavres des soldats, par le recours à la première personne du pluriel. Parmi les autres poèmes de ce recueil consacré « aux temps de guerre », A reménytelenség könyve 1-10 (Le livre du désespoir 1-10) est rythmé par l’anaphore du vers « Sans espoir, tout est sans espoir » [« Reménytelen, minden reménytelen»]. Isolée, insérée sous forme de chiasme, la répétition du mot « désespoir » arrive à son paroxysme exprimé par le tercet :

Mert a förtelem beözönlött a lét szivéig,

mert az iszonyat betört a nemlét szivéig :

a halálban sincs béke többet.

( A reménytelenség könyve, Egybegyűjtött költemények I, p.429, 4, 10-12)

car l’abjection a afflué jusqu’au cœur de l’être

car l’horreur est entrée dans le cœur du non-être

même dans la mort plus de paix [18]

Désespoir, perte totale, horreur et mort déclinés par des exercices de rimes, caractérisent le recueil Inter arma. C’est dans la continuité de cet ensemble qu’il faut situer le texte Minotauros, publié en 1956 dans le recueil A hallgatás tornya (Tour du silence). L’argument cotextuel renforce ce rapprochement : alors que ces différents textes ont été répartis dans différents volumes par la suite, ils étaient encore regroupés et classés par dates, en 1956. Dans Minotauros qui fait également suite à des poèmes mythologiques comme Medeia et Orpheus, Weöres développe les vers 135 à 182 du livre VIII des Métamorphoses d’Ovide [19] en seize strophes de longueur variable, sous la forme de rimes plates. Le texte auquel j’ajoute ma traduction de travail en tant que support à l’analyse, débute ainsi :

Dobog, bőg a bika hosszú kardot szegezve,

falak között az út lány-mellekkel kövezve,

szétmarcangolt ölek, csavarodó belek,

gennyes hús-cafatok szanaszét bűzlenek,

és ő robog e telt csatornában tiporva,

útja fölött a menny letörpül alacsonyra,

fullasztó szűk az ég, csavaros ködburok,

kígyóként sziszegő, fojtogató hurok,

olyan közeli, hogy szarvával megkuszálja,

tornyosul a szügye, mintha hegy kelne lábra,

vaskos, sötét tömeg, de térd-ízülete

simán, gyorsan forog, mint egy gép kereke,

torkából szikra száll, gőz tódúl bodorodva

(Minotauros, A hallgatás tornya, p. 390, str. 1, vers 1-13)

Le taureau trépigne, mugit, une longue épée braquée,

entre les murs la route dallée de seins féminins,

girons déchirés, intestins tordus,

lambeaux de viande purulents puent de partout,

et lui gronde dans ce canal empli piétinant,

au-dessus de sa route les cieux s’affaissent,

étroit à s’étouffer est le ciel, enveloppe de brume tordue,

sifflant comme le serpent, nœud qui étouffe,

si proche, qu’il y emmêle ses cornes,

sa poitrine s’entasse telle une montagne qui s’élève,

masse robuste et sombre, mais l’articulation du genou

tourne vite uniment comme la roue d’une machine,

de sa gorge surgissent des étincelles, la vapeur afflue en bouclant [20]

Contrairement aux récritures, notamment théâtrales, du XXe siècle [21] présentant le Minotaure avec empathie, Sándor Weöres décrit un monstre matérialisé. Ses articulations tournent comme les roues d’une machine, des étincelles sortent, de la vapeur émane de sa gorge, le Minotaure apparaît comme une locomotive de la mort. Les sonorités dures du texte hongrois par la répétition des consonnes gutturales « g » et « k » accentuent l’effet mécanique. Par un effet d’accumulation dans la lignée d’Inter arma, Weöres se réfère à des scènes de guerre. En prêtant des attributs mécaniques au monstre, Weöres dénonce les progrès technologiques qui ont contribué à une déshumanisation extrême pendant la Seconde Guerre mondiale.

La description mécanique du monstre est mêlée à des allusions récurrentes de viol, dès les vers 15 et 16 : « et sur le chemin, où la graine masculine écoulée et le sang féminin avorté pourrissent mélangés » [« és az ösvényre, hol szétcsorgott férfi-mag s elvetélt női vér keveredve rohad »]. Le choix énonciatif participe à l’association entre guerre et viol. À la manière du texte ovidien, Sándor Weöres insère le discours direct dans le flux des vers, sans marqueur :

És árnyként magasúlt a megtiport elé

a szenny úrasszonya, dühös Pasiphaé :

Mit rángatózol itt ? Derekad mintha fájna :

oly igen meggyötört a menny tüzes bikája ?

Talán gyalázat ért, te béka-kocsonya,

mert hozzád lehajolt a magasság fia ?

(Minotauros, A hallgatás tornya, p. 393, str. 7-8, 1-6)

Et telle une ombre surplombe devant la piétinée

la dame de l’ordure, furieuse Pasiphaé :

Qu’as-tu à convulser ici ? Comme si tes reins te faisaient mal :

ainsi t’a martyrisé le taureau du ciel enflammé ?

Peut-être l’opprobre t’a touchée, toi gelée de grenouille,

car s’est penché vers toi le fils du haut [22] ?

Par la prise de parole de Pasiphaé empreinte de dédain, le viol est accentué. Plus bas, il devient explicite par l’allusion au déchirement de la chemise. Opprobre (« opprobrium » cité au vers 155 du livre VIII des Métamorphoses) et honte (« pudorem » qui clôt le vers 157 du livre VIII d’Ovide) sont associés dans le texte de Weöres. La victime qui tente de s’échapper devient à son tour énonciatrice dans le poème hongrois. L’horreur du monstre Minotaure, personnalisation d’une machine de guerre, devient l’horreur du viol, à travers une succession de scènes qui alternent l’énonciation de Pasiphaé et de la victime. À l’alternance des voix s’ajoutent des variations temporelles entre le présent du discours direct et des verbes au passé. Par ailleurs, le présent est atemporel dans le texte lorsqu’il décrit des actions ayant lieu dans une époque harmonieuse et heureuse. Il est interrompu par des verbes au passé qui brisent cet âge d’or cosmique et paisible :

apám hét városon, hetven falun király,

anyám gyümölcsöse a hegyek közti táj,

öregapám a Nap, kamrája telve mézzel,

reggel rám mosolyog s igéri, megvendégel,

öreganyám a Hold, oly vén, mint senki se,

hímzése földre hull, elbillen a feje,

őseim csillagok, homlokuk dísze lángol,

örök vígság van ott, háznépük egyre táncol,

apám ott mulatott, viszatért, hallgatott,

ránc gyűlt szeme körül, anyám sírt, jajgatott,

és jött nagy hadsereg, s mint ritka gyöngyöt, óva,

fehér-szárnyú hajón engem vittek adóba,

(Minotauros, A hallgatás tornya, p. 392, str. 5, 15-26)

mon père, de sept villes, de soixante-dix villages est le roi,

le verger de ma mère un paysage entre montagnes,

mon grand-père le Soleil, son cellier plein de miel,

le matin il me sourit et promet de me régaler,

ma grand-mère la Lune, plus vieille que quiconque,

sa broderie tombant, sa tête branle,

mes ancêtres les étoiles, leur ornement frontal flamboie,

gaieté éternelle là-bas, la maisonnée danse en choeur,

mon père y a festoyé, est revenu, s’est tu,

ridé autour des yeux, ma mère a pleuré, a geint,

et une grande armée est venue, et préservée comme une perle rare,

c’est sur un navire aux voiles blanches qu’ils m’emmenèrent en tribut [23]

La cassure se situe au niveau du vers « és jött nagy hadsereg » [« et une grande armée est venue » ou « vint » car le temps du passé est unique en hongrois] introduit par le connecteur logique « és » [« et »] qui accentue particulièrement cette proposition au passé. La traduction française du vers « apám ott mulatott, viszatért, hallgatott » par : « mon père y a festoyé, est revenu, s’est tu » cherche à reproduire le jeu sonore propre à la poésie de Weöres. En français, « s’est tu » recrée la mise en relation entre « hallgatott » [« a écouté »] et « halott » [« est mort »]. En hongrois, le champ lexical des mots qui ont trait à « entendre », « être muet », « écouter » sont phonétiquements proches des mots relatifs à la mort, marquée par la seule différence de syllabe en « ga(t)  ». Si « la synonymie est impossible [24]  » en traduction, comme l’affirment Silvana Borutti et Ute Heidmann, le processus du « traduire » permet de mettre en lumière des éléments inhérents au texte original. La comparaison entre les deux versions textuelles devient ainsi un support utile à l’analyse.

Face au caractère hermétique du poème Minotauros, le contexte historique au moment de l’écriture marquée par l’année 1956 et la mise en discours déployée au fil des vers, contribuent à l’actualisation du mythe. Le 2 novembre 1956, Füst Milán, ami et « maître » de Sándor Weöres, publie dans Irodalmi Újság « Emlékbeszéd Thukydidész modorában az elesett hősök sírja felett » (« Commémoration sur les tombes des héros tombés, à la manière de Thucydide »). Il se réfère à La Guerre du Péloponnèse de Thucydide pour exprimer sa façon de voir les évènements de 1956 [25] . Il entérine ainsi un vieux procédé qui consiste à mobiliser des textes antiques pour présenter l’actualité.

En se penchant sur les rapports entre « mythe et modernité », Georges Fréris [26] insiste sur l’importance du « dynamisme du texte » qui permet de « faire surgir » « une nouvelle originalité ». De plus, l’étude de Minotauros montre que l’énonciation ne peut être isolée de son contexte. Dans l’optique de l’analyse du discours, il est possible d’émettre l’hypothèse que la « grande armée » [« nagy hadsereg »] des deux derniers vers se référerait à l’armée qui a violé les femmes lors de son passage, une situation de guerre qui a pris une ampleur particulière en Hongrie.

Poétiques croisées de Yannis Ritsos et de Sándor Weöres en comparaison différentielle

Du point de vue intertextuel, Weöres (r)écrit le mythe du Minotaure d’après les Métamorphoses d’Ovide en décrivant une agression mêlée à des scènes de guerre où les innocentes sont jugées et sans secours, pour suggérer en filigrane le viol des femmes par les soldats. Écrivant en 1956, au moment où les chars soviétiques entrent de nouveau dans Budapest, Weöres évoque rétrospectivement la fin de la Seconde Guerre mondiale. Suite à l’insurrection de Budapest entre le 23 octobre et le 10 novembre 1956, les écrivains doivent se positionner pour ou contre la révolution décriée par le pouvoir soviétique. Ayant subi la censure entre 1948 et 1956, Weöres a recours au mythe et retravaille les textes latins en considérant l’importance de cette langue dans l’histoire de la littérature hongroise. Ritsos opte pour une autre stratégie : il (r)écrit un intertexte grec lié à un long héritage linguistique et culturel. Il « (re)configure [27]  » Philoctète de Sophocle pour évoquer l’exil qu’il a subi dans les îles. Il reproduit textuellement un événement concret ayant eu lieu à Makronissos : alors que la rééducation nationaliste se référait aux classiques grecs, un groupe de détenus a détourné la propagande en choisissant la mise en scène de Philoctète [28] .

Pour reprendre les axes proposés dans ces « regards croisés », il serait possible d’avancer que Ritsos a un « aperçu à ras de terre du soldat », par une écriture ancrée dans le concret, avec de continuels renvois à sa réalité d’exilé.Weöres, en revanche, aurait une « perspective aérienne de l’aviateur » puisqu’il garde un certain détachement, par le recours à des images abstraites et atemporelles. Le long poème en vers de Weöres s’inscrit dans un genre proche du symbolisme, tandis que le poème de Ritsos conjuguant narration, vers libres et didascalie, reproduit un monologue théâtral qui n’a pu être mis en scène en raison de la censure.

Par les nombreuses différences dans le traitement du mythe, la mise en contraste des œuvres de Ritsos et Weöres permet de dégager une poétique propre à chaque auteur. Leurs choix énonciatifs témoignent de façon nuancée d’un discours développé en situation de guerre. Alors que les deux auteurs ont recours à l’impératif, leur détournement de cette forme verbale propre à l’ordre, n’est pas identique. Dans le Livre du désespoir (A reménytelenség könyve), Weöres utilise l’anaphore « Ne kivánj [29]  » [« Ne désire pas »] tel un refrain, pour suggérer un renoncement total, à la vie comme à la mort, car tout est « sans espoir », la liberté comme la servitude. L’impératif devient un support à l’autosuggestion et reflète la perte absolue décrite après la Seconde Guerre mondiale. Ajax, dans le texte de Ritsos, s’exclame dans un monologue ponctué d’impératifs. S’adressant à la « Femme » [« ‘Γυναίκα »], il lui ordonne dans un délire paranoïaque : « La mouche – tue-la [30]  ! » [« Ἡ μύγα — σκότωσέ τη [31]  »]. Puis, percevant ses exploits comme des mensonges, Ajax exprime son détachement : « Je ne désire rien de tout cela – à quoi bon [32]  ? » [« Δὲ θέλω τίποτε ἀπ᾽ αὐτὰ — ποιό τ᾽ ὄφελος τάχα [33] »]. Le personnage finit par rejoindre l’anaphore de renoncement, déclinée par Weöres.

Les monologues en vers Φιλοκτήτης (Philoctète), Ἀγαμέμνων (Agamemnon) et Αἴας (Ajax) ont une dimension à la fois prosaïque et théâtrale. En déléguant la voix au protagoniste, ils font écho à des scènes concrètes, à des images vécues et mobilisées par Ritsos. Dans le cas de Minotauros de Weöres, un énonciateur externe décrit une succession d’images. Puis, le poète donne successivement la voix à des personnages qui ne sont pas clairement définis. Ils ne peuvent qu’être « devinés » à travers la forme énonciative choisie. Celle de la jeune fille sacrifiée au monstre se distingue dans un enchaînement de voix à la première personne. Elle est seule face à la honte, dans un surgissement de voix parallèles, dans un impossible dialogue. Ces poèmes en rétrospective, écrits au cours de la guerre froide diffèrent des poèmes composés dans les années 1940. Par la tension perceptible à cette période, les souvenirs de guerre sont actualisés et poussent les poètes à un regard nouveau qui s’exprime dans la densité de la langue.

Notes

  • [1]

    Ute Heidmann, Mythes (re)configurés. Création, Dialogues, Analyses, Lausanne, Université de Lausanne, collection CLE, 2013, p.  69.

  • [2]

    Ute Heidmann, « La comparaison différentielle comme approche littéraire » in Vincent Jouve Nouveaux regards sur le texte littéraire, Reims, Presses universitaires de Reims, 2013, p.  203-222.

  • [3]

    Dominique Grandmont, Le Voyage de Traduire, Creil, Bernard Dumerchez, 1997, p. 32.

  • [4]

    Αικατερίνη Μακρυνικολα (éd.), Ο Αραγκόν για το Ρίτσο, Αθήνα, Κέδρος, 1983.

  • [5]

    La version manuscrite se trouve aux archives du Musée Benaki, à Athènes.

  • [6]

    Pascal Neveu, L’Amertume et la pierre. Poètes au camp de Makronissos 1947-1951, Paris, Ypsilon, 2013, p.  15-34.

  • [7]

    Yannis Ritsos, Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα, édition bilingue, traduit du grec par Chrysa Prokopaki, Antoine Vitez, Gérard Pierrat, Paris, Gallimard, 1971.

  • [8]

    Sophocle, Philoctète. Œdipe à Colone, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1974.

  • [9]

    Chrysa Prokopaki souligne la singularité structurale de ces longs poèmes en les rapprochant de la forme théâtrale sans que les textes soient mis en scène (Chrysa Prokopaki, Yannis Ritsos. Avec un choix de textes, une bibliographie, des illustrations, Paris, 1973).

  • [10]

    Efi Ailianou (Εφη Αιλιανου, « Ο Φιλοκτήτης του Γ. Ρίτσο  ἢ ἡ ὥρα τῆς σιωπῆς »,  Aφιέρωμα στον ποιητή Γιάννη Ρίτσο, Νέα Εστία, décembre 1991, p.  90-93) associe Philoctète à la vie de Ritsos, par une lecture basée sur l’idée de solitude et de silence, relayée par Elli Philokyprou (Έλλη Φιλοκυπροy, Η αμείλικτη ευεργεσία· όψεις της σιωπής στην ποίηση του Γιάννη Ρίτσου, Αθήνα, Βιβλιόραμα, 2004).

  • [11]

    Vangélis Kassos souligne que, dans Philoctète, c’est celui qui est attendu par le lecteur en tant qu’auditeur, Néoptolème, qui prend la parole. Il situe les textes de la Quatrième dimension dans la continuité de La sonate au clair de lune, écrite en 1956 (Βαγγέλης Κασσος, Η Τέταρτη Διάσταση του Γιάννη Ρίτσου (Μια ανάγνωση), Αθήνα, Καστανιώτη, 2000, p.  24-25).

  • [12]

    Yannis Ritsos, Philoctète, Perséphone, Ajax suivi de Écriture d’aveugle, traduit du grec par Gérard Pierrat, Paris, Gallimard, 1982.

  • [13]

    Βαγγέλης Κασσος, Η Τέταρτη Διάσταση του Γιάννη Ρίτσου (Μια ανάγνωση), Αθήνα, Καστανιώτη, 2000.

  • [14]

    Ce procédé de « matérialisation », donnant « prétexte » à l’écriture est récurrent dans le recueil Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα (Pierres Répétitions Barreaux). Voir mon analyse dans « La toison d’or (Τό χρυσόμαλλο δέρας) de Yannis Ritsos, une (r)écriture grecque moderne », Les objets de la mythologie grecque (2), Gaia, n°17, 2014, p.  249-270.

  • [15]

    Yannis Ritsos, Agamemnon dans Le mur dans le miroir suivi de Ismène, traduit du grec par Dominique Grandmont, Paris, Gallimard, [1973] 2001, p. 134-157.

  • [16]

    Sándor Weöres, A hallgatás tornya, Budapest, Szépirodalom könyvkiadó, 1956.

  • [17]

    Dernière édition : Sándor Weöres, Egybegyűjtött költemények I, Budapest, Helikon, 2008, p.  419.

  • [18]

    Traduction de travail.

  • [19]

    Ovide, Les Métamorphoses, texte établi par Georges Lafaye, traduit par Oliviers Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

  • [20]

    Ma traduction de travail ne reprend pas les rimes plates du texte hongrois.

  • [21]

    Jacques Poirier, « Dans les labyrinthes du récit : romans minotauréens et romans dédaléens », in Marie-Hélène Boblet (éd.), Chances du roman. Charmes du mythe. Versions et subversions du mythe dans la fiction francophone depuis 1950, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2013, p.  127 : « Or, au cours du XXe siècle, il s’est produit un déplacement. Si le théâtre a convoqué à de nombreuses reprises le mythe du Minotaure, ce fut en le vidant de son énergie primitive : le labyrinthe devenu un lieu idyllique (André Suarès), et des murailles s’écroulant comme un décor de carton-pâte (M. Yourcenar). On sait que notre époque aime réhabiliter les réprouvés ; mais à innocenter le Minotaure, on finit par épuiser le mythe en le privant de son premier moteur. »

  • [22]

    Traduction de travail.

  • [23]

    Traduction de travail.

  • [24]

    Silvana Borutti et Ute Heidmann, La Babele in cui viviamo. Traduzioni, Riscritture, Culture, Torino, Bollati Boringhieri, 2012, p.  163-165.

  • [25]

    Gábor Schein, « Pozíció nélküli szerepek. Füst Milán és a politikai hatalom viszonya 1945-1963 », Irodalom történet, n°2, 2013, p.  258.

  • [26]

    Georges Freris, « Parodie ou rémythisation de la mythologie dans la littérature néo-hellénique. Le cas de Médée », Actes du colloque international Mythe et modernité Thessalonique 31 octobre- 2 novembre 2002, Διακειμενικά 1, Thessalonique, Université Aristote de Thessalonique, 2003, p.  302.

  • [27]

    Ute Heidmann, Mythes (re)configurés. Création, Dialogues, Analyses, Lausanne, collection CLE, 2013, p.  69 : « Le graphisme de (r)écriture et de (re)configuration veut traduire l’association étroite entre écriture et ré-écriture, entre configuration et reconfiguration des mythes et la dynamique qui caractérise cette pratique. »

  • [28]

    Yannis Hamilakis, « The other Parthenon : Antiquity and National Memory at Makronissos », Journal of Modern Greek Studies, n° 20, 2002, p.  321 : « Une troupe de théâtre gérée par les prisonniers a pris l’initiative de mettre en scène dans un des camps une pièce datant de la Grèce antique. Ils choisirent Philoctète de Sophocle. L’auteur explique qu’ils ont choisi cette pièce en particulier à cause des associations implicites que l’on pouvait faire entre le contenu de la pièce et le moment présent : le héros Philoctète est abandonné sur l’île de Limnos pendant dix ans. » [« A theater group (operated by the inmates themselves) took the initiative to stage an ancient Greek play in one of the camps. They chose Sophocles’ Philoctetes.  As the author explains, they chose this play in particular because of the implicit associations with the present that could be drawn from its content: the main hero in Philoctetes is abandoned on the remote island of Limnos for ten years. »]

  • [29]

    Sándor Weöres, Egybegyűjtött költemények I, Budapest, Helikon, 2008, p.  429.

  • [30]

    Yannis Ritsos, Philoctète, Perséphone, Ajax suivi de Ecriture d’aveugle, trad. Gérard Pierrat, Paris, Gallimard, 1982, p.  73.

  • [31]

    Γιάννης Ριτσος, Τέταρτη διάσταση, Athènes, Κέδρος, [1972] 1990, p.  234.

  • [32]

    Yannis Ritsos, Philoctète, Perséphone, Ajax suivi de Ecriture d’aveugle, op.  cit., p.  77.

  • [33]

    Γιάννης Ριτσος, Τέταρτη διάσταση, Athènes, Κέδρος, [1972] 1990, p.  236.

Pour citer cet article

Myriam OLAH, "La (r)écriture poétique de mythes pour évoquer l’horreur : Yannis Ritsos et Sándor Weöres en comparaison différentielle", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/myriam-olah-la-recriture-poetique-de-mythes-pour-evoquer-lhorreur-yannis-ritsos-et-sandor-weores-en-comparaison-differentielle/, page consultée le 23 Avril 2024.