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La postérité du genre de l'épopée chez certains auteurs médiévalistes des XIXe et XXe siècles (Victor Hugo et J. R. R. Tolkien)

ARTICLE

Le terme épopée est fréquemment employé pour désigner de façon lâche des œuvres littéraires ou cinématographiques particulièrement spectaculaires et traversées par un certain souffle épique. De nombreux commentateurs, qu'ils soient journalistes ou universitaires, emploient en effet le terme epic, dont l’équivalent français oscille entre épopée et épique, pour qualifier des œuvres telles que Notre-Dame de Paris [1] de Victor Hugo, ou encore Le Seigneur des Anneaux [2] de J. R. R. Tolkien. L'usage du mot est très fréquent sous la plume des critiques ; mais le terme n’a que rarement fait l’objet d’une étude spécifique. S’il s’agit bien souvent en français d’éviter une répétition malvenue, l’anglais (par exemple) ne partage pas le même souci et n’a donc pas cette excuse. Quelle que soit la langue, le choix de ce terme ne peut de toute façon être anodin, bien qu'il reste trop souvent impensé. À quelles conditions peut-on donc employer le terme d'épopée ? Les théoriciens de l'épopée ont eu tendance à réduire le champ d'application du terme jusqu'à confisquer un genre généralement associé à une période révolue de l'humanité, caractérisée par ce qu'on appelle souvent le holisme.

Deux événements majeurs dans l'histoire de la théorisation de l'épopée ont contribué à la relégation du genre dans le passé et à son association avec la caractéristique holistique. Certaines philosophies de l'Histoire, qui apparaissent à partir des Lumières, ont ainsi imposé l'idée selon laquelle le genre de l'épopée serait lié à l'état du développement de l'esprit humain dans les périodes antique et médiévale et serait donc dépassé depuis la fin du Moyen Âge. Puis, dans les années 1970, la réflexion d'Étiemble sur l'extension du corpus épique a fixé des limites rigoureuses à l'emploi du terme épopée, qui ne désignerait plus que des œuvres appartenant à des époques anciennes, ou éventuellement à une littérature non-européenne. Ces deux étapes de la réflexion sur l'épopée contribuent à la confiscation de la catégorie générique, si bien que celle-ci est désormais quasiment interdite à la critique littéraire comme outil d'analyse d'œuvres postérieures à la période médiévale.

Confiscation philosophique

Au tournant du XIXe siècle se développent, on le sait, des philosophies qui associent une pensée de l'évolution des genres littéraires à l'idée d'un progrès de l'humanité à travers l'histoire [3] .  Les théoriciens de cette période substituent ainsi à la classification aristotélicienne traditionnelle l'idée d'une succession chronologique des genres. L'épopée est alors définie comme la forme [4] de la coïncidence parfaite de l'esprit humain aux conditions d'existence de son temps.

Dans la lignée de la pensée hégélienne, Lukács développe ainsi une analyse de ce qu'il évite d'appeler genre mais préfère nommer forme, dans la mesure où les œuvres littéraires ainsi désignées sont solidaires d'un certain stade de développement de l'esprit humain. Or la découverte de ces formes, c’est-à-dire la prise de conscience à la fois que le monde et les œuvres sont des éléments distincts, et qu’un lien existe entre ces œuvres épiques et un stade historique du monde, entraîne selon lui la mort de l'épopée [5] . En effet, à partir de cet événement, la production littéraire ne sera plus une pure expression de la réalité, mais impliquera un recul critique par rapport à l'état des choses tel qu'il nous apparaît dans un premier temps. Ces découvertes philosophiques font entrer le monde dans une nouvelle période historique, celle qui correspond aux formes romanesques. Le genre du roman, qui, selon Lukács, est censé remplacer historiquement celui de l'épopée, serait la forme de la mise à distance critique de sa propre époque. Dorénavant, l'épopée apparaît donc comme un genre dépassé.

Cette pensée de l'histoire de l'esprit et des genres littéraires, qui traverse les Lumières et nourrit la réflexion du Romantisme, signe jusqu'à nos jours l'acte de décès du genre épique aux yeux des théoriciens [6] . Et l'on a tendance à oublier les raisons philosophiques qui sont à l'origine d'une affirmation communément admise. Certes, il convient de prendre au sérieux la force de ce geste théorique qui a eu des effets durables sur la production littéraire ; mais cette notion de mort de l'épopée est-elle à comprendre comme la clôture définitive de l'histoire du genre, ou comme un événement particulièrement important de celle-ci qui n'a pourtant pu suffire à éteindre toute aspiration épique chez les auteurs ?

Confiscation universitaire

Le second acte de la confiscation de l'appellation d'épopée s'est joué au sein de la recherche universitaire, avec le « défi » [7] lancé par R. Étiemble en 1974. En déclarant à plusieurs reprises dans son article que, pour définir l’épopée, « il faut repartir de zéro » [8] , Étiemble a appelé à lutter contre l’ethnocentrisme européen par l’ouverture du corpus de référence à une multitude d’autres textes de la littérature mondiale. Un tel défi a rendu extrêmement difficile l’emploi rigoureux du terme d’épopée. Pour faire face à l’immensité de la matière, la critique a eu tendance à se pencher sur les textes les plus canoniques de chaque culture. En ce qui concerne l'Europe, les œuvres retenues sont peu nombreuses et souvent anciennes. En effet, pour parer à l’accusation de vouloir imposer une conception européenne comme universelle, les chercheurs préfèrent généralement s'en tenir aux œuvres reconnues comme épiques depuis toujours. Si l’esprit du défi d’Étiemble était donc de remettre en question l’universalité d’un modèle, la recherche d’une définition valable pour toute la littérature mondiale a peut-être au contraire conduit à une autre forme d’absolutisme : elle a interdit de parler d’épopée à cause de l’ampleur et de la variété du corpus, ou a réservé le terme à l’étude de textes lointains dans le temps ou dans l’espace, au détriment d’œuvres plus proches.

Entre condamnation et confiscation, l'épopée n'est pas pour autant un objet de recherche délaissé. En 1986, Daniel Madelénat [9] répond ainsi à l'appel d'Étiemble en proposant un panorama de l'épopée à l'échelle mondiale ; Jean-Marcel Paquette a pris sa suite en 1988 [10] en élargissant son étude de l'épopée médiévale à une réflexion plus globale ; plus récemment, un programme de recherche actif s'est mis en place autour de Dominique Boutet [11] , et des thèses sont régulièrement soutenues [12] . Ces travaux présentent néanmoins deux caractéristiques héritées de la théorie de la mort de l'épopée ou des répercussions du défi d'Étiemble. La plupart d'entre eux se concentrent en effet sur l'extension spatiale d'un corpus qui reste généralement composé d'œuvres antérieures à l'époque moderne et demeure ainsi tributaire d'une conception où l'épopée est liée à un état ancien de la pensée et de la société.

Un genre holistique ?

Il convient cependant de mentionner la thèse de Florence Goyet et la façon dont son analyse du genre épique remet en cause l'idée hégélienne selon laquelle les hommes de l'Antiquité ou du Moyen Âge auraient été dépourvus d'esprit critique [13] . Relevant le défi d'Étiemble avec un corpus ancien et aux dimensions mondiales, F. Goyet propose la notion de travail épique, qui met à mal l'idée convenue que l'épopée est la forme de l'adéquation de l'esprit humain à l'état du monde d'une époque. Au contraire, le propre du genre serait de s'inscrire en faux par rapport à son temps en offrant un modèle idéologique alternatif. L'épopée, même ancienne, ne serait donc pas holistique au sens où elle serait immergée dans la société de son temps. Dès lors, deux conceptions de l'épopée s'affrontent : l'une défend un holisme de l'épopée, l'autre attribue au genre la capacité à dépasser une pure expression directe du monde.

Par rapport à ce débat sur la définition du genre, plusieurs positions sont possibles concernant la théorie de la mort de l'épopée. Cédric Chauvin part ainsi du principe qu'il n'y a plus d'épopées [14] . À partir d'un corpus issu de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, il pense les résurgences de l'épique à l'époque contemporaine à travers la notion de fonction de la référence épique. Cet outil lui permet de rendre compte de la façon dont chaque auteur tire profit, à l'intérieur de son roman, des motifs traditionnels d'un genre dont la disparition permet une certaine liberté de maniement rétrospectif. La référence épique est donc désormais circonscrite dans des motifs traditionnels insérés à l'intérieur d'œuvres romanesques.

Une autre option consiste à prendre au sérieux à la fois l'idée répandue que le holisme est constitutif du genre et la thèse selon laquelle l'épopée n'est pas l'expression immédiate de l'état d'une société à une époque donnée. C'est à une ré-interprétation du holisme non plus comme immersion de l'esprit dans son temps mais comme tendance hégémonique interne au genre que je voudrais procéder ici. Il me semble en effet que l'on peut décliner trois modèles de compréhension du holisme épique. Tout d'abord, l'histoire que l'épopée raconte ne se déroule pas dans le temps, mais dans un cadre mythique, au sens où, sous une coloration passée, l'époque de l'action est définie par la façon dont elle correspond parfaitement à un état de l'esprit, loin des contingences d'une temporalité historique. L'épopée est en effet immergée dans une unité sémantique et exclut ainsi l'ironie et toute mise à distance comique de l'univocité mimétique qui caractérise sa façon de représenter le monde. Enfin, l'épopée rend compte de la totalité de l'état du monde et ne supporte pas la fragmentation. Pour conclure à la mort de l'épopée, il faudrait donc pouvoir montrer qu'il n'existe pas d'œuvre moderne qui ne contrevienne à chacune des trois dimensions de ce que l'on peut appeler le holisme constitutif de l'épopée. Dans le cas contraire, il faudrait en effet conclure à un certain degré de persistance de ce qui constitue en propre l'épopée, et donc peut-être à une forme de permanence du genre.

Notre étude cherche à examiner la pertinence de l'emploi du terme épopée pour qualifier des œuvres modernes telles que Notre-Dame de Paris et Le Seigneur des Anneaux, en analysant la façon dont celles-ci répondent aux attendus littéraires, mais aussi philosophiques du genre. L'épopée a en effet été théorisée par les penseurs des Lumières qui considèrent l'histoire de la littérature comme le déploiement linéaire du progrès de l'esprit humain. Ce dernier s'arracherait en effet à sa condition d'immersion dans la société de son temps pour acquérir un regard critique sur le réel et finalement conférer une autonomie au texte dans la mesure où celui-ci n'est plus pure expression du monde comme l'était l'épopée. Il semble bien que cette immédiateté soit en effet définitivement écartée. Cependant, une analyse plus approfondie pourrait offrir, nous semble-t-il, le moyen de penser la persistance d'un type d'œuvres qui conserve l'ambition compréhensive de dire un monde complet quoique celui-ci soit en décalage par rapport au réel.

Notes

  • [1]

    Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Jacques Seebacher (éd.), Paris, Librairie générale française, 1999 – abrégé en NDP.

  • [2]

    John Ronald Reuel Tolkien, The Lord of the Rings, Londres, Harper Collins, 2002 – abrégé en LoR ; Le Seigneur des Anneaux, traduction de Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1992 – abrégé en SdA.

  • [3]

    Voir en particulier le Cours d’esthétique [1818-1829] de Georg W. F. Hegel (traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1997, vol. III).

  • [4]

    Georg Lukács, Théorie du roman [1920], traduction de Jean Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, p. 19.

  • [5]

    Ibid., p. 25.

  • [6]

    Cette conception trouve également des échos chez des penseurs plus récents tels que Michel Foucault pour qui, on le sait, l’avènement de la Renaissance correspond au divorce des mots et des choses, à la fin de l’immédiateté du rapport entre le monde et les écrits que celui-ci voit naître (Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines [1966], Paris, France loisirs, 1990).

  • [7]

    Florence Goyet, « L’épopée », http:// www.vox-poetica.com/sflgc/biblio/goyet.html (19/05/2010).

  • [8]

    René Étiemble, « L’épopée de l’épopée », in Essais de littérature (vraiment) générale, Paris, Gallimard, 1974.

  • [9]

    Daniel Madelénat, L’Epopée, Paris, PUF, 1986.

  • [10]

    Jean-Marcel Paquette, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1988.

  • [11]

    Dominique Boutet anime ainsi le GREp, Groupe de Recherche sur l’Épique fondé par François Suard. Il a publié un certain nombre d’ouvrages sur l’épopée, dont les actes d’un colloque organisé avec Camille Esmein-Sarrasin, intitulé Palimpsestes épiques – Récritures et interférences génériques (Paris, PUPS, 2006).

  • [12]

    Dans un autre domaine, la question des avatars poétiques de l’épopée dans la littérature moderne a été soulevée en 2008 par Delphine Rumeau dans sa thèse de doctorat (Chants du Nouveau Monde. Épopée et modernité, Whitman, Neruda, Glissant, Paris, Classiques Garnier, 2009). Le programme de Littérature Générale et Comparée des sessions 2010 et 2011 de l’Agrégation de Lettres Modernes remet à l’honneur le genre en s’interrogeant sur la « permanence de la poésie épique au XXe siècle » (à partir d’œuvres d’Anna Akhmatova, Nâzim Hikmet, Pablo Neruda et Aimé Césaire).

  • [13]

    Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Champion, 2006.

  • [14]

    Cédric Chauvin, Statuts et fonctions de la référence épique en France depuis la Seconde Guerre mondiale, Paris, Honoré Champion, 2010.