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Le roman de la Grande guerre. Jalons pour l'histoire d'un genre séculaire

ARTICLE

Il me faut, pour commencer, mettre en place un cadre général, définir quelques axes d'analyse. Et je pense aussitôt à La Débâcle, le roman que Zola, arrivant au terme des Rougon-Macquart, décide de consacrer à la guerre franco-prussienne de 1870. Car voici le fait notable, et fort utile en l'occurrence : ce roman constitue un véritable Gesamtkunstwerk où se résument les possibles du récit de guerre en général. On y trouve ainsi, avec le roi Guillaume sur sa colline, contemplant le théâtre des opérations, la guerre vue de loin ; avec l’escouade de Jean Macquart, aplatie dans « un vaste carré de choux » – autant dire, dans les choux – la guerre vue de près ; avec les supputations de quelques analystes clairvoyants, la guerre vue à moyenne distance, celle de la considération stratégique et tactique. Mais Zola, s’il varie l’accommodation de la perspective, varie aussi les tons et les registres : il est élégiaque lorsqu’il évoque la nature suppliciée, allègre lorsqu’il campe une sorte de Gavroche que les obus amusent ; il rejoint la tragédie avec la figure hagarde et fardée de Napoléon III, errant au milieu des armées, sacrifié sur l’autel des intérêts dynastiques ; il horrifie et apitoie ses lecteurs en décrivant des soldats blessés, amputés, moribonds ; et il devient carrément « gore » lorsqu’il fait disserter deux paysans experts sur la meilleure façon d’égorger un espion prussien. Etc. Or ces points de vue et ces registres, qui se déploient symphoniquement dans La Débâcle, nous allons les retrouver, diversement isolés et sélectionnés, dans le vaste massif du « roman de 14-18 », tel qu'il s'est accumulé jusqu'à nos jours.

Le corpus est considérable : des centaines et des centaines de romans. Je m'en tiendrai au domaine français, parce que c'est celui que je connais le mieux. Mais aussi, je fais le pari qu'en parcourant ce vaste ensemble, quelques traits idéal-typiques sailliront, qui pourraient être transposés à d'autres littératures nationales. Depuis le livre fondateur de Maurice Rieuneau [1] , on a pris l'habitude de périodiser cette masse selon deux grands moments, ou vagues : la vague des témoins, d'abord, qui mène jusqu'en 1929, l'année où parut le grand livre de Jean Norton Cru, Témoins (j’y reviendrai) ; puis la vague de ce que Rieuneau nomme « la littérature de recréation », avec un ensemble de livres décisifs – songeons au Grand troupeau de Giono (1931), au Voyage… de Céline (1932) ou encore à La Comédie de Charleroi de Drieu la Rochelle (1934). Ces textes étant assez connus, je prêterai mon attention, plutôt, à quelques séries romanesques de la même période (Pourtalès, Martin du Gard, Jules Romains) qui inscrivent et englobent le « roman de 14-18 » proprement dit dans un contexte romanesque autochtone. Mais Rieuneau, en 1974, ne pouvait pas encore prendre acte de la troisième vague, considérable, des fictions consacrées à 14-18, qui commence à se déployer au début des années 80 puis s'amplifie et conduit jusqu'à aujourd'hui : c'est le moment, moderne, des réinterprétations, des examens critiques, mais aussi celui des variations postmodernes, des décalages ludiques ou ironiques.

 

L'existence de ces trois vagues m'offre un plan possible. J'en saisis l'opportunité, et procéderai chronologiquement, – en commençant avec la génération des témoins. On le sait, la question du témoignage, de sa consistance, de sa possibilité, s'est singulièrement compliquée depuis Auschwitz. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans cette discussion, dont je rappelle seulement deux éléments connus : d'une part ce qu'Agamben [2] , faisant référence à Se questo è un uomo, a nommé le « paradoxe de Levi », selon lequel les vrais témoins des camps sont les « musulmans », ceux qui n'ont pas pu témoigner ; et d'autre part le tour réflexif donné à la question par Celan dans ces trois vers célèbres : « Niemand/ zeugt für den/ Zeugen » [Personne/ ne témoigne/ pour le témoin [3] ]. Mais pour Jean Norton Cru, qui analyse dans Témoins [4]  plus de trois cents récits consacrés à la Grande guerre et les juge en fonction de leur valeur documentaire, les choses sont assez simples. Les bons témoins, à ses yeux, ce sont ceux qui s'en tiennent à ce qu'ils ont vu et senti, là où ils étaient, sobrement, honnêtement, sans faire de littérature, et surtout, sans sombrer dans ce que Cru appelle « la légende de la guerre » – toutes ces visions héroïques de courage, de hauts faits et de charges à la baïonnette colportées par les bourreurs de crâne de l'arrière. Quant au témoin du témoin, celui qui en authentifie le témoignage, et bien, il est tout trouvé, ce sera Cru lui-même, fort de son expérience de vingt-sept mois au front ! Pour Cru, le bon récit de guerre est donc un récit à l'étiage, qui s'en tient au degré zéro de la poétique que j'ai esquissée tout à l'heure : c'est-à-dire, focalisation interne stricte et réalisme basique.

Mais passons à l'ouvrage : voici trois textes, tous parus avant la fin de la guerre, en 1917. Deux d'entre eux sont jugés très favorablement par Cru, mais sont relativement peu connus. C'est Ma pièce, de Paul Lintier [5] , un artilleur qui a vingt-et-un ans au moment des faits relatés et mourra au front en 1916, à vingt-trois ans, tandis qu'il corrige les épreuves de son livre ; et c'est La Fleur au fusil, de Jean Galtier-Boissière [6]  – le fondateur et l'animateur du Crapouillot, un journal des tranchées illustré et satirique dont la publication s'est poursuivie bien au-delà, jusque dans les années 90 du XXe siècle. Quant au troisième texte, il est très connu au contraire, mais il a fait l'objet d'une démolition en règle par Jean Norton Cru : c'est Le Feu, d'Henri Barbusse [7] .

Ma Pièce et La Fleur au fusil se caractérisent d'abord par le fait qu'ils relatent une même tranche temporelle : ils se cantonnent aux premières semaines de la guerre, de la mobilisation, début août, jusqu'à la retraite allemande, en septembre. C'est-à-dire qu'ils se concentrent sur le seul moment que l'on pourrait dire tonique de 14-18, avant l'immobilisation du front et l'enterrement dans les tranchées ; et sur son moment le plus dramatique, les défaites d'août succédant à l'enthousiasme du départ, avant que la situation s'inverse avec les combats victorieux de la Marne. Le récit de Lintier s'achève fin septembre, une blessure à la main conduisant son protagoniste à l'hôpital, loin du front. Celui de Galtier-Boissière prend fin le 15 septembre, au moment euphorique où « la cavalerie […] galope à la poursuite de l'ennemi en déroute [8]  ». Cette forte dramaturgie, que commande donc la succession contrastée des événements, induit quelques situations appelées à devenir topiques ; et elle suscite des réactions subjectives variées, que l'on retrouvera elles aussi.

Tout commence dans l'enthousiasme. Chez Lintier, « des femmes, des jeunes filles apportent des hortensias, des glaïeuls et des roses à brassées » pour saluer le départ des artilleurs – mais Lintier ajoute : « parmi les fleurs, l'acier luit [9] . » Quant à Galtier et à ses camarades, « fiers d'être acclamés de confiance par le peuple de Paris, […] une singulière ivresse [les] pénètre, où se mêlent à l'enthousiasme patriotique le goût de l'aventure et la soif du carnage [10]  ». Mais voici, après des marches harassantes sous le soleil, les premières fusillades et le baptême du feu : « …Dzin-baiing!… psiou… Brainggn!… […] Le ricanement des obus est odieux. On dirait vraiment qu'ils rient de nos angoisses avant de nous écrabouiller [11] . » Puis c'est le passage des premiers blessés, la vision des villages qui flambent dans la nuit : « Est-ce que c'est la guerre, ça ? » se demande Lintier, à qui un camarade de Galtier fait écho : « Ah ben ! Mon vieux, si j'avais pensé que c'était ça, leur guerre [12]  ! » En somme, comme le dira Jules Romains, « la guerre jouait aux guerriers le mauvais tour de ne pas ressembler à l'image qu'ils avaient emportée d'elle [13]  ». Galtier comme Lintier en prennent acte ; l'un et l'autre documentent en détail le monde supplicié que la guerre instaure, les blessés horribles à voir qu'elle multiplie, les cadavres gonflés et noirs qu'elle laisse derrière elle, les convois lamentables de civils qu'elle jette sur la route.

 

Mais il faut le noter : Lintier, pas plus que Galtier-Boissière, ne tirent argument de ces « choses vues » pour condamner la guerre. Galtier par exemple, couché à hauteur d'herbe et d'insectes (« mon horizon est à un mètre devant moi [14]  »), dans l'attente de la mort possible à chaque seconde, se souvient du « charmant Micromégas de Voltaire » dont il tire une leçon de relativisme : il est face à l'obus comme le « moucheron écrasé par mégarde ». Mais qu'on ordonne l'assaut – c'est une page plus loin – et l'anxiété s'efface aussitôt : « Je bous d'impatience. Mes camarades goûtent la même ivresse que moi. Tous les yeux brillent d'une joie féroce [15] . » L'attaque ayant échoué, chacun, « après avoir follement risqué sa peau, s'est repris et veut, à tout prix, la sauver. » Et Galtier, « semblable au rescapé de quelque cataclysme de la nature, joui[t] délicieusement de [se] sentir vivant » … La guerre, chez Galtier, n'est pas jugée : elle est, simplement ; elle procure des émotions diverses, et une forte euphorie, lorsque parfois, fugacement, elle ressemble à son rêve héroïque : la charge, le combat d'homme à homme.

Lintier, sous les obus, est plus méditatif. Ainsi, il imagine son corps sanglant, tout à l'heure, étendu sur le champ : « Je le vois. » Mais nulle révolte : « Pas une seconde je ne discute. […] Ma destinée doit être sacrifiée à l'accomplissement de destinées plus hautes. […] Si c'est ma mort à moi, je consens : c'est fait ! J'aurais cru que c'était plus difficile [16] … » Cette soumission patriotique à la mort est facilitée par l'accoutumance. « À connaître les mêmes dangers, la bête humaine se cabre moins » et peut accepter d'être noble : « le sentiment du devoir et le souci de l'opinion, en un mot : l'honneur, sont les plus grands éducateurs du soldat au feu [17] . » À quoi on ajoutera l'exemple donné par les officiers. « J'admire notre lieutenant, dit Galtier, […] son sang-froid, […] son attitude calme et décidée [18] . » De même Lintier, parlant de ses chefs : « Je les admire [19]  », dit-il.

 

Si Jean Norton Cru accorde sa faveur à ces deux témoignages, c'est en particulier parce qu'ils adoptent la forme du journal ; ils avancent au jour le jour, par segments datés ; ils livrent sans apprêt, et en vrac, le vécu quotidien de leurs rédacteurs ; aucun principe de composition n'est venu, après coup, en redistribuer la matière, y mettre de l'unité, ou du rythme ; Galtier-Boissière et Lintier pourraient faire leurs ces propos de Daudet, à l'orée d'un texte qu'il consacre à la Commune de Paris: « Tout cela est haché, heurté, bâclé sur le genou, déchiqueté comme un éclat d'obus, mais je le donne tel quel, sans rien changer, sans même me relire. J'aurais trop peur de vouloir inventer, faire intéressant, de gâter tout [20] . » Il faut faire la part de la coquetterie, bien sûr. D'ailleurs, Galtier-Boissière, Lintier – nous le savons – ont retravaillé après coup les notes qu'ils prenaient sur le vif. Mais c'est bien une esthétique de l'éclat qui domine, dans ces relations singulatives, pour utiliser un terme technique : la contrainte diariste c’est en effet de redire les choses à chaque fois, de façon répétitive (ainsi, chez Galtier, la marche est harassante le 9 août, mais aussi le 14, puis le 15) ; et comme ces récits rapportent à chaque fois le tout-venant de la journée, ils sont parfois hétéroclites. Aussi l'effet, à la lecture, est-il particulier – un effet très moderne, comparable à celui que l'on éprouve par exemple en lisant « Zone », ou « Lundi, rue Christine », d'Apollinaire…

Mais voilà bien – cette esthétique de l'éclat – quelque chose qui ne saurait suffire à Henri Barbusse ! En effet, si Galtier-Boissière et Lintier sont des jeunes gens de vingt ans, vierges de littérature, au moment du conflit, Barbusse, qui a le double de leur âge, a déjà une carrière d’écrivain bien engagée : il a publié des recueils de poèmes et en 1908, un roman très original et personnel, L’Enfer, qui met en scène un personnage de voyeur. Or cette expérience esthétique, précédant l’expérience de la guerre, ne va pas rester sans conséquence au moment où Barbusse réunit ses notes au jour le jour pour en tirer Le Feu, qui obtiendra le prix Goncourt en 1916.

Mais avant d’examiner cela, il faut prendre acte du fait que Le Feu veut être lui aussi, au même titre que Ma pièce ou La Fleur au fusil, un témoignage ; pour Barbusse – il s’en explique dans Paroles d’un combattant [21]  – cela ne souffre pas la discussion : dans Le Feu, il ne rapporte que des choses qu’il a vues ou faites, ou des choses qui lui ont été racontées par des camarades qu’il savait sincères. Le sous-titre du roman – « Journal d’une Escouade » – qui pourrait convenir aussi aux relations de Galtier ou Lintier, marque explicitement cette volonté de limiter le point de vue. S’ajoute à cela, chez Barbusse, une intention « pédagogique », absente chez les deux jeunes auteurs : pour Barbusse, s’il faut dire la guerre en vérité, sa laideur inimaginable et contredire ainsi le mensonge héroïque, c’est afin de « tuer la guerre [22]  » – ce scandale qui fait de « deux armées aux prises […] une grande armée qui se suicide ». Le passage de la description à la condamnation va de soi : Le Feu se veut un témoignage et un manifeste pacifiste, indissolublement. Car la sagesse de la guerre est une sagesse courte, que résume bien ce propos définitif de Jerphanion, le lieutenant mis en scène par Jules Romains dans Prélude à Verdun. Voici ce qu'il écrit, depuis le front, à son ami Jallez : « Ce que nous voyons, tant au front qu'à l'arrière, est horrible. […] Rien ne vaut ça. Rien = toutes les raisons qu'on peut invoquer. Ça = la vie que nous menons (avec quelle mort suspendue sur la tête !). Voilà le dernier mot de la sagesse de la guerre. Tout le reste est littérature [23] . » Face à la guerre, il n’y a rien à comprendre ; il suffit d’avoir vu, et la cause est jugée ! Ce court-circuit, qu’inaugure Barbusse, est appelé à devenir topique : la très grande majorité des « romans de 14-18 », ce sont en effet des romans pacifistes, dont Jean Norton Cru a résumé l’intention en une formule : si vis pacem, para …veritatem.

Mais pourquoi Cru réserve-t-il à Barbusse – qui a tout l’air d’être un témoin et un pacifiste selon son goût – des pages qui sont parmi les plus négatives et les plus acerbes de Témoins ? Que s’est-il passé ? Et bien, ce qui est en cause (à mon sens), c’est le fait que Barbusse ait voulu témoigner en écrivain. Autrement dit, chez Barbusse, ce qui « témoigne pour le témoin », c’est moins la protestation de sincérité, le renoncement à tout apprêt littéraire, que le recours concerté à des choix esthétiques assumés et efficaces. Et Le Feu, ce n’est pas contestable, fait partie du petit nombre des textes mémorables consacrés à la Grande guerre. Cru lui-même le reconnaît d’ailleurs, non sans dépit, au début des dix pages qu’il consacre à « démolir » Barbusse : « Il semble que ce soit un article de foi depuis 1917 que Barbusse a écrit le plus grand livre de guerre [24]  » …

Or si Le Feu a connu cette heureuse fortune, c’est parce que ce roman, tout en se conformant au cadre général de la littérature de témoignage, n’hésite pas à faire recours à des modes de composition et à des registres, génériques ou tonaux, qui viennent de la tradition romanesque. À défaut de pouvoir inscrire son récit dans une intrigue dramatique forte – la guerre des tranchées ne s’y prête pas vraiment – Barbusse procède à des rassemblements synthétiques. Ainsi, le premier chapitre narre une journée typique, met en place le personnel romanesque, inventorie des éléments de vie matérielle (les accoutrements de fortune revêtus par les poilus, l’importance de la nourriture, le moment du courrier) ; il propose quelques ouvertures sociologiques, aussi, avec le passage de journalistes « bourreurs de crâne », puis de territoriaux, et de tabors (soldats marocains). Les chapitres suivants s’ordonnent autour du séjour de l’escouade dans les cantonnements à l’arrière des premières lignes ; l’inventaire thématique s’y poursuit, avec l’évocation en particulier des embusqués et des petits profiteurs de guerre (ceux qui vendent de la piquette au prix du vin bouché…) ; parfois des récits rapportés s’intercalent (un soldat revient de permission, un autre de convalescence, et ils racontent…) ; la variété thématique, contenue par l’unité de lieu, obéit en outre à des régularités rythmiques : les jours de soleil et de pluie alternent ; un cantonnement sordide succède au séjour dans un village plaisant et ensoleillé ; les rêveries des soldats songeant à leur vie passée contrastent avec la réalité de l’existence au front. « Cette division est logique, dira Jean Norton Cru, c’est-à-dire artificielle. » Oui sans doute : comme est « artificielle » aussi – c’est-à-dire littéraire, c’est-à-dire mémorable – la grande dramaturgie scopique du chapitre « Bombardement », où Barbusse retrouve et condense les effets rhétoriques puissants – et parfois un peu grandiloquents – de Zola, son modèle. Regardons cela, rapidement. Voici, « en rase campagne, dans l’immensité de la brume [25]  », la préparation d’artillerie sur les lignes allemandes qui déploie sa pyrotechnie. Dans les tranchées, les poilus sont au spectacle, dont Barbusse restitue métaphoriquement « le drame éblouissant et profond » : les images s’enchaînent, en gradation. C’est une féerie d’abord, où se déplacent lentement « des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu » ; puis le registre change, s’animalise ; c’est alors « toute la ménagerie [qui] donne, déchaînée. Meuglements, rugissements, grondements farouches et étranges », avant que l’on retrouve « la plaine grise, démesurée » qui ouvrait le chapitre : un « tableau » se compose pour l’observateur (un « on » anonyme), placé en position panoramique, où la vision « de minces sinuosités pointillées d’hommes » engage une méditation fraternelle, car chacun de « ces points humains, infiniment désarmé dans l’espace, est plein d’une pensée profonde, de longs souvenirs » … Ainsi, le récit de témoignage, qui se réalise chez Galtier-Boissière et Lintier dans sa forme narrative minimale – factuelle et chronologique, à peine ponctuée de considérations personnelles, de loin en loin –, ce récit se complique chez Barbusse de méthodes de composition venues du roman, et s’infléchit selon un imaginaire personnel où la passion de regarder joue un rôle primordial, commande le grandissement métaphorique, le recours aux registres de la féerie, du fantastique. Mais aussi, c’est que Le Feu, à l’intersection du souci documentaire et de l’impact esthétique qui lui est propre, est une œuvre d’art, c’est-à-dire, comme le voulait Zola, « un coin de la création vu à travers un tempérament [26]  ».

 

Mais que se passe-t-il lorsque le « roman de 14-18 » (dont Le Feu est le prototype) quitte l’espace monographique confiné à la vie dans les tranchées pour prendre place dans des ensembles romanesques plus vastes ? Comme chez Jules Romains par exemple : Les Hommes de bonne volonté, ce sont vingt-sept romans, couvrant un quart de siècle, de 1908 à 1933, où la Grande guerre occupe deux volumes. Ou comme avec Les Thibault, de Roger Martin du Gard, dont on peut noter l’organisation temporelle originale, voire provocatrice : ainsi, les quelques semaines, de Sarajevo à la mobilisation, qui conduisent à la guerre font l’objet d’une amplification romanesque considérable : ce sont les mille pages L’Eté 1914, vaste roman, aussi volumineux, à lui seul, que les six autres qui le précèdent dans la série. Mais ensuite, sur les années de guerre, quasi rien ! Un Épilogue, qui clôt l’ensemble, reprend le fil chronologique en mai 1918, mais l’action est à l’écart, à Grasse, dans un hôpital. Considérons encore La Pêche miraculeuse, de Guy de Pourtalès. Pas d’ellipses, ici : l’action mène ses héros des années d’enfance et de formation vers l’âge adulte, qu’ils atteignent au moment de la guerre. Celle-ci vient à sa place indiquée dans la chronologie, et y reçoit sa place, équitablement, les deux derniers Livres (sur six) du roman lui étant dévolus ; puis l’Épilogue conduit le lecteur vers la première assemblée de la Société des nations, en novembre 1920.

Dans ces ensembles romanesques, de taille diverse, parus au cours des années 30, le « roman de 14-18 », tel qu’il s’est multiplié depuis Barbusse et tel qu’il a été décrit normativement par Jean Norton Cru, se retrouve bien, mais plongé dans une « neuve atmosphère » (Mallarmé). Ainsi, le point de vue des états-majors, des généraux, s’ajoute à celui des poilus, et le complète ; l’industrie des armements est évoquée ; une place est faite aux considérations diplomatiques ou politiques qui ont précédé (et causé) la guerre, mais aussi aux opinions diverses, aux débats d’idées qui la justifient, la condamnent ou cherchent à l’expliquer. De la guerre vue de près à la guerre vue de loin, ou vue latéralement, c’est toute la gamme perspective explorée jadis par Zola qui trouve ici à se déployer.

Or le « roman de 14-18 » est sourcilleux, je l’ai rappelé ; le souci libéral de comprendre, le sens du relatif, ce n’est pas son fort… Dès lors, que va-t-il advenir de lui – et des certitudes courtes dont il s’enorgueillit – lorsqu’il doit partager le terrain avec d’autres perspectives, composer avec d’autres intrigues militaires possibles ? Dans les trois « sagas » que j'ai mentionnées, c'est sur ces points de rencontre que je vais plus particulièrement centrer non attention. Chez Guy de Pourtalès, dont le héros, Paul de Villars, entre en guerre comme interprète entre l’État-major français et anglais, la cohabitation se fait de la façon la plus harmonieuse : on y passe sans heurt de l’arrière, où Foch soumet ses considérations stratégiques à Joffre, vers les secondes lignes, d’où l’on voit au loin l’infanterie sortir des boyaux, « dans la splendide discipline au feu des bataillons anglais [27]  », avant de partager, en focalisation interne stricte, la course panique de Paul parmi les obus, – Paul qui est bientôt blessé, jeté à terre, vomissant et gagné par l’indifférence, « au milieu de l’infernal vacarme ». Tout se passe, chez Pourtalès, comme si le texte était muni de verres progressifs et accommodait à chaque fois la manière de dire à la circonstance. Chez Jules Romains en revanche, la cohabitation entre les diverses façons de représenter l’événement militaire se fait tumultueuse, et se dramatise en un « conflit des interprétations ». Ainsi, les dix premiers chapitres de Verdun, tous centrés sur le jour de l’attaque allemande (le 21 février 1916), sont construits comme un kaléidoscope perspectif. Aux premières lignes, la violence meurtrière et massive de l’attaque allemande est patente ; mais à l’État-major, en retrait, où l’on se fait progressivement, grâce aux rapports des officiers de liaison, une idée de l’événement, la pusillanimité l’emporte ; aussi les informations transmises à Joffre, au Grand quartier général de Chantilly, sont volontairement ambiguës et débouchent sur ce communiqué lénifiant, dans le courant de l’après-midi : « Faible action des deux artilleries sur l’ensemble du front, sauf au nord de Verdun où elles ont eu une certaine activité [28] . ». Mais « au nord de Verdun », où le récit nous conduit ensuite à nouveau, le massacre se confirme, tandis qu’à Dugny, à l’État-major, parlotes et arguties vont leur train… L’incurie du commandement renforce le scandale de la mort en première ligne. L’ironie tragique de ces chapitres montés en contraste constitue une contre-épreuve qui valide avec force le récit de guerre pacifiste. Non vraiment, rien ne vaut ça !

Mais le roman, et le combat, continuent : Joffre nomme le général Pétain – qui n’est pas encore le maréchal Putain immortalisé par Lydie Salvayre dans Compagnie des spectres – à la tête de la région fortifiée ; son efficacité tactique emporte l’adhésion enthousiaste des troupes. Et le roman prend fin, abruptement, avec la montée en ligne de jeunes pioupious inexpérimentés de la classe 130 : ils ne seront pas dix, sur deux compagnies, à en réchapper… Un lieutenant en gants blancs les conduit bravement à la mort, au son de la Marseillaise et leur sacrifice est salué par un communiqué cocardier – « Les assauts furieux des soldats du Kronprinz ont été partout brisés », etc. Ces lignes reçoivent l’aval de Geoffroy, un officier qui ne parle jamais en vain : « Pas mal, ce texte, décidément [29] ». C’est le mot de la fin. Jules Romains serait-il inconséquent ? Lui qui partageait l’indignation des pacifistes, le voilà séduit semble-t-il, techniquement et patriotiquement, par l’art de la guerre d’un grand général ! Cette dissension interne m’avait paru gênante, il y a quelques années [30] . Aujourd’hui, je préfère y voir la réfraction d’une ambivalence de fait, qu’une querelle récente, chez les historiens de la Grande guerre, a remise sur le devant de la scène. La question en jeu – la question que Jallez, pose à Jerphanion lors d'une permission –, c'est celle de la force capable de maintenir au front des « millions d’hommes dans un supplice qui ne finit pas [31]  ». Pour Jerphanion – et pour l’histoire sociale – la réponse ne fait pas de doute, c’est « la contrainte sociale, tout simplement […], la peur mystique de la société ». Mais l’allégresse du même Jerphanion, au moment où il apprend la désignation de Pétain, ou encore l'intelligence opportuniste de l’auteur de La Fleur au fusil, Galtier-Boissière, qui prend les choses comme elles viennent, – tout cela plaide plutôt pour une autre explication, non plus sociale, mais culturelle : c'est l'explication par le consentement, telle qu'elle est proposée et documentée depuis une vingtaine d'années par les historiens de l' « école de Péronne [32]  ».

Chez Roger Martin du Gard, le troisième auteur à engainer un récit de guerre dans un contexte romanesque plus vaste, l’évocation directe des combats occupe peu de pages, une trentaine seulement. Le récit en est « classique », en focalisation interne. Nous sommes le 10 août 14, il fait chaud, les Français opèrent leur retraite dans la pagaïe (le mot revient à quelques reprises), au milieu des attelages de civils ; on se croirait chez Lintier ou Galtier-Boissière. Jacques Thibault, dont nous partageons le point de vue, est blessé, l'avion d'où il voulait lancer des tracts pacifistes sur le front s'étant écrasé. Puis la civière sur laquelle on le transporte est réquisitionnée et un gendarme achève le blessé d'une balle dans la tempe. La chute est brutale, et pour le lecteur qui a côtoyé Jacques pendant des centaines de pages, elle est particulièrement douloureuse. Qu'est-ce donc qui lui vaut ce choc – au lecteur ? L'emplacement remarquable de cette trentaine de pages, à la fin de L'Eté 1914, et leur fort contraste quantitatif avec ce qui précède (un seul chapitre pour la guerre, contre quatre-vingt-quatre pour les semaines qui la précèdent) fournissent peut-être un élément de réponse. L'Eté 1914, pour l'essentiel, c'est mille pages de palabres : des révolutionnaires, des socialistes de toute l'Europe y débattent inlassablement de l'impérialisme et du militarisme, ils suivent et commentent les développements diplomatiques qui mènent progressivement au conflit, ils supputent les chances, pour l'Internationale socialiste, d'enrayer cet enchaînement fatal, pariant tour à tour sur le pacifisme des masses et sur l'imminence de la révolution. Et voici que tout cela – tant d'enthousiasme, de foi, d'intelligence ! – échoue lamentablement dans le cul-de-sac du dernier chapitre, où Jacques, le plus idéaliste de la bande, est abattu comme un chien… Ah, les théories et les stratégies politiques sont bien vaines face à la guerre, et à sa bêtise courte ! Mais cette leçon désabusée n'est sans doute pas le dernier mot de Roger Martin du Gard. Car ces théories et ces stratégies, il ne lui a pas paru vain de les déployer longuement, avec ampleur et avec précision : en somme, elles occupent la place, dans les Thibault, du récit de guerre qui n’y figure pas. Aussi je ferai plutôt l'hypothèse que Roger Martin du Gard souscrit à cette idée du philosophe Alain, selon lequel on ne combat pas la guerre, qui est affaire de jugement passionné, par l'appel aux passions – en décrivant son horreur, par exemple – mais au contraire en usant contre elle de toutes les armes de la raison [33] .

 

Il me reste, pour terminer, à dire quelques mots de la troisième vague du « roman de 14-18 [34]  », de sa résurgence spectaculaire à partir des années 80. C'est le moment réfléchi du genre, celui des romans avertis, qui dialoguent et jouent avec une longue tradition narrative. Il faudrait faire une place ici aux « récits de filiation » – Les Champs d'honneur de Jean Rouaud ou L'Acacia de Claude Simon – où la Grande guerre émerge au terme d'une quête identitaire dans le passé familial. Il faudrait évoquer aussi les réinterprétations critiques du « roman de 14-18 », animées par le souci de rendre justice à des réalités peu explorées – mutineries de 17, fusillés pour l'exemple, fraternisations – avec leur préférence générique pour le récit d'enquête, le roman policier : l'on songe ici au plus connu d'entre eux, Un Long Dimanche de fiançailles, de Sébastien Japrisot. Ces continuations radicalisées de la veine pacifiste sont dans le registre sérieux. Peut-on en imaginer qui prendraient le parti de l'humour ? Les tentatives sont rares (On ne rit pas des tranchées…).

J'en évoquerai une pour terminer : il s'agit du Théorème de Roitelet, de Frédéric Cathala [35] , un roman foisonnant qui renoue avec la technique de la multiplication des points de vue, celle de Zola ou de Jules Romains. L'action joue aux premiers mois de 1917, ceux de la préparation puis de la perpétration de « l'offensive Nivelle », avec son fameux « feu roulant », c'est-à-dire l'épisode le plus meurtrier et le plus absurde de la Première guerre, celui donc qui prête le moins à rire. Et pourtant… Deux perspectives sur l'événement sont particulièrement mises en évidence, aux extrémités du spectre : d'une part, la guerre vue de loin, avec le colonel Roitelet et son bureau de statistiques ; de l'autre, la guerre vue de près, avec la demi-section corse du sergent Albertini. Considérons à présent le déplacement que Cathala imprime à cette opposition topique.

Côté Bureau des calculs, la prévision statistique, dans le prolongement de la spéculation stratégique, délie cette dernière, merveilleusement, de toute sanction par les faits. Par exemple, l'offensive de juillet 1916 « fut un échec complet […]. Nous n'avons pas gagné cent mètres tout en essuyant une véritable hécatombe ». Mais le détail est négligeable, dès lors que les calculs de Roitelet ont permis d'établir « le volume des pertes avec une exactitude proche de cent pour cent. Les renforts étaient là où il le fallait quand il le fallait pour boucher les trous. La quintessence de l'efficacité [36]  ! » Quant à l'offensive Nivelle, elle court à l'échec, c'est certain – le Bureau de calcul prévoit « un ratio de pertes qui correspondrait à environ 100 000 hommes par jour d'engagement [37] . ». Mais aussi, cette défaite spectaculaire apportera la preuve statistique du « théorème de la victoire » – ce qui n'est pas un mince bénéfice pour Roitelet et son équipe. L'art de la guerre, en se retirant dans la seule prévision statistique, devient une abstraction impeccable et nécessaire, où l'aléa humain n'a plus cours, est devenu impertinent. Cet enthousiasme pour les chiffres – « les hommes se trompent toujours, toujours…, les chiffres, jamais [38]  » – dans le contexte du printemps 17, il faut le comprendre comme un trait d'humour noir, bien sûr. Mais aussi comme un trait d'humour tout court, car les calculs de Roitelet ne sont pas seulement indécents, ils sont en partie faux, car ils se fondent sur des données incomplètes ou parfois même intentionnellement truquées. Ainsi Saint-Arnaud, du Grand quartier général, transmet des chiffres qui minimisent le nombre de morts au front, afin que Roitelet et ses statisticiens établissent des prévisions de pertes politiquement acceptables…

De façon inverse, en première ligne – et j'en viens ainsi à l'autre pôle, la guerre vue de près – le sergent Albertini rédige des rapports où il exagère l'intensité des bombardements sur son secteur. C'est qu'il a été informé de la livraison d'« un stock d'échelles d'escalade en bois bien sec [39]  » ; or il lui faut ce bois pour cuire un cochon que sa demi-section s'est procuré. La vie au front, chez Cathala, est pénible comme le veut le genre, mais elle n'est pas atone, on le voit ; en particulier aussi à cause de Clovis, un idiot qui s'étonne de tout, – par exemple du coût des marmitages, étant donné le prix unitaire de l'obus (trente-six francs) : et c'est ainsi que, « tandis que les tirs passaient au-dessus des têtes, en tapant la manille, on identifiait les différents calibres utilisés […] et on riait bien de l'addition sans cesse croissante dont le total dépassait déjà ce que ces hommes pouvaient concevoir [40] . » Puis, le principe du « feu roulant » leur ayant été expliqué, le sergent Albertini et ses Corses prennent la seule décision raisonnable, à leurs yeux : s'en aller avant l'assaut. La tentative est un échec, mais au jour J, l'à-propos du sergent fait merveille : exploitant tous les hasards qui se présentent – par exemple l'ivresse générale de la gendarmerie du front, qui a fait bon usage des grandes quantités de rhum acheminées par erreur vers les premières lignes –, Albertini mène ses compagnons jusqu'à Paris, puis à Bordeaux, où tous embarquent pour le Maroc. Le roman de guerre polyphonique de Frédéric Cathala débouche ainsi, aux dernières pages, sur un bref roman picaresque où l'énergie vitale du sergent corse triomphe de toutes les spéculations destinées à vaincre le hasard. Albertini est une manière de Candide, qui ne se pose pas de questions mais agit, à l'inverse de Roitelet et consorts. Car celui-ci n'est pas seul de son espèce, Cathala lui ayant donné pour compagnie toute une galerie de raisonneurs – Pangloss avantageux et dérisoires, obsédés par le vain fantasme de réduire le monde en chiffres et en formules. Mais à la fin, tous ceux-là meurent : ils ne méritaient pas le Maroc…

 

 

Que conclure de ces excursions rapides et très partielles dans l'innombrable « roman de 14-18 », tel qu'il se multiplie depuis un siècle ? D'abord ceci : que s'il y a peut-être une idée de la guerre, – de la guerre, en revanche, on n'a pas idée. Jules Romains a exprimé cette aporie de manière très parlante dans les premières pages de Prélude à Verdun : vue de près, « avec ses témoins si mêlés à la chose, la connaissance que l'on prend de la guerre s'amortit à vingt pas comme un feu de lanterne dans le brouillard [41]  » ; et vue de loin, l'idée de la guerre se perd « dans la région non pensée de l'univers où se continue la tradition des catastrophes sidérales, des lents cataclysmes géologiques, et où ce n'est pas l'Intention qui règne, mais le Hasard. » Mais cette guerre, dont on n'a pas idée, a-t-elle un sens, au moins ? L'inflexion pacifiste de la très grande majorité des romans de 14-18 lui dénie une telle prétention. Si la Grande guerre a des causes – l'impérialisme, le militarisme prussien, etc. – elle n'a pas de justification : rien ne vaut ça, tout le reste est littérature.

On en dirait difficilement autant de la Seconde guerre mondiale : la lutte contre les fascismes en fut le moteur, et Hitler n'est pas un détail de l'Histoire. L'atrocité de cette guerre (qui n'a rien à envier à 14-18), c'est le prix, très élevé, qu'il a fallu payer pour la victoire des démocraties. Le climat axiologique qui entoure la Deuxième guerre mondiale est grave, mesuré : de cette guerre, on peut débattre. La Grande guerre, en revanche, instaure un espace de pure violence, que le sens a déserté. C'est, pour le dire autrement, « quelque chose qui peut être rencontré en l'esprit », tout en ne pouvant « être contenu en aucune forme sensible [42]  ». C'est-à-dire quelque chose de sublime, au sens de Kant. Le sublime concerne les Idées de la raison. De celles-ci, aucune présentation adéquate n'est possible. Mais, ajoute Kant, il y a le sublime, – le sublime qui rappelle ces Idées en l'esprit et les ravive « de par cette inadéquation même, dont une présentation sensible est possible. » Or la Grande guerre, c'est ce qui se rapproche le plus de la Guerre, comme Idée de la raison. Rien ne la justifie, elle est tout entière absurde, ou abjecte (tombée hors du sens). Dès lors, on pourrait faire l'hypothèse que la fonction du « roman de 14-18 », sa fonction sublime, c'est de se faire le conservatoire de cette Idée, de la rappeler en l'esprit et de la raviver, dans l'inadéquation nécessaire de sa présentation fictive.

Cette hypothèse me paraît éclairer en particulier la courbe – sinon étrange, du moins singulière – de la fortune romanesque qu'a connue la Grande guerre : abondance de récits jusqu'en 1939, rien (ou presque) jusqu'en 1980, puis abondance à nouveau. Cette guerre pure, autiste, sans parasite, répulsive à tous les vecteurs humanisants – l'honneur ou l'héroïsme par exemple – c’est sans doute qu’il fallait en un premier temps tenter de lui donner un visage ; il fallait déployer, en réponse à la sidération où elle plongea ses témoins, l'inventaire le plus précis, le plus diversifié, de ses considérants. Mais le nazisme changea la donne, rendit la guerre transitive, perméable aux valeurs. À une guerre, la grande, qui ne pouvait se réclamer d'autre chose que de sa grandeur [43] , succéda une guerre juste. Puis l'extinction de la guerre froide, la mondialisation, qui imposa l'immanence néo-libérale, progressivement, sur l'ensemble de la croûte terrestre, firent croire à la « fin de l'Histoire ».

Dans ce contexte – le contexte post-moderne – la résurgence du « roman de 14-18 » peut s'expliquer, me semble-t-il, de deux manières. Soit comme la manifestation d'une satisfaction pacifiste : non plus le cri inquiet, « Plus jamais ça ! » – mais la certitude au contraire que « ça » ne sera jamais plus, la Grande guerre devenant alors l’emblème, heureusement périmé par l'Histoire, d'une violence de masse aussi paroxystique qu'absurde. Soit, et c'est l'autre explication, comme un avertissement : toute guerre est, à sa façon, une Grande guerre ; et le « roman de 14-18 » est le modèle heuristique indispensable qui, dans les conflits localisés du 21e siècle, nous rappelle à leur fondamentale, à leur essentielle abjection.

Notes

  • [1]

    Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, Paris, Klincksieck, 1974.

  • [2]

    Cf. en particulier Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages poche/Petite bibliothèque, 2003.

  • [3]

    Paul Celan, Choix de poèmes,éd. et trad. Jean-Pierre Lefebvre Paris, Poésie Gallimard, p. 265.

  • [4]

    Jean Norton Cru, Témoins [1929], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2006.

  • [5]

    Paul Lintier, Avec une batterie de 75, Ma pièce, Souvenirs d’un cannonier, 1914, Paris, Plon, 1917.

  • [6]

    Jean Galtier-Boissière, La Fleur au fusil, Paris, Vendémiaire, 2014. L’éditeur moderne rappelle dans sa Préface que le texte de Galtier parut d’abord en 1917 sous le titre En rase campagne 1914, suivi de Un hiver à Souchez 1915-1916. En 1928, les éditions Baudinière republièrent la première partie de ce volume sous le titre La Fleur au fusil.

  • [7]

    Henri Barbusse, Le Feu. Journal d’une Escouade [1917]. Nombreuses rééditions. Je citerai celle de Pierre Paraf (augmentée du « Carnet de guerre ») dans LGF, Le Livre de poche, 1989.

  • [8]

    Galtier-Boissière, op. cit., p. 268.

  • [9]

    Lintier, op. cit., p. 19.

  • [10]

    Galtier, op. cit., p. 114.

  • [11]

    Ibid., p. 134.

  • [12]

    Ibid., p. 135.

  • [13]

    Jules Romains, Prélude à Verdun [1938], dans Les Hommes de bonne volonté, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1988, tome 3, p. 6.

  • [14]

    Galtier, op. cit., p. 148.

  • [15]

    Ibid., p. 151. Citations suivantes, p. 158, puis p. 160.

  • [16]

    Lintier, op. cit., p. 76.

  • [17]

    Ibid., p. 146.

  • [18]

    Galtier, op. cit., p. 135.

  • [19]

    Lintier, op. cit., p. 79. Ma pièce est dédiée à l’un d’eux, le « capitaine Bernard de Brisoult, dont la mort, face à l’ennemi, arracha à des yeux brûlés par la poudre ces larmes terribles des soldats. »

  • [20]

    Alphonse Daudet, « Aux avant-postes », dans Contes du lundi [1876], Paris, GF Flammarion, 1984, p. 91.

  • [21]

    Le volume, sous-titré « Articles et discours, 1917-1920 », paraît chez Flammarion en 1920.

  • [22]

    Barbusse, Le Feu, p. 421. Citation suivante, p. 25.

  • [23]

    Jules Romains, op. cit., p. 100.

  • [24]

    Cru, op. cit., p. 557.

  • [25]

    Barbusse, op. cit., p. 264 ; les citations suivantes sont aux pages 267, 272 et 282.

  • [26]

    La déclaration est célèbre – et elle est précoce ; on la trouve dans Mon salon, qui date de 1866. Voir Émile Zola, Œuvres complètes, Lausanne, Cercle du livre précieux, tome 12, p. 810.

  • [27]

    Guy de Pourtalès, La Pêche miraculeuse [1937], Paris, Gallimard, coll. « folio », 1980, tome 2, p. 155. Citation suivante, p. 174.

  • [28]

    Jules Romains, Verdun [1938], dans Les Hommes de bonne volonté, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1988, tome 3, p. 202.

  • [29]

    Ibid., p. 341-342.

  • [30]

    Voir mon article « Le point de vue du capitaine (Jules Romains, Prélude à Verdun et Verdun », dans Points de vue. Pour Philippe Junod, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 276. J’oubliais alors que le lieutenant Jerphanion, dans la lettre à Jallez citée plus haut, avait prévenu ma critique. Dans cette lettre en effet, le « Rien ne vaut ça » était aussitôt suivi de ces lignes : « Tu me diras : avec une conviction pareille, tu dois bien mal faire ton métier. / Non. Je le fais bien. C’est mon avis. C’est celui de mes camarades et de mes chefs. »

  • [31]

    Jules Romains, Verdun, p. 307. Citation suivante, p. 308.

  • [32]

    Voir par exemple Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18 : retrouver la guerre, Gallimard, 2000.

  • [33]

    Ce point de vue sous-tend l’ouvrage de Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, Paris, Editions classiques Garnier, 2009.

  • [34]

    Une thèse lui a été consacrée spécifiquement : Griet Theeten, La Grande guerre en fiction. La représentation de la Première Guerre mondiale dans la littérature française de l’extrême contemporain, Littérature, Université de Gand, 2009, 357p.

  • [35]

    Frédéric Cathala, Le Théorème de Roitelet [2004], LGF, Le Livre de Poche, 2006.

  • [36]

    Ibid., p. 31.

  • [37]

    Ibid., p. 305.

  • [38]

    Ibid., p. 119.

  • [39]

    Ibid., p. 152.

  • [40]

    Ibid., p. 189.

  • [41]

    Jules Romains, Prélude à Verdun, p. 25 ; puis p. 24.

  • [42]

    Kant, Critique de la faculté de juger [1790], Paris, Vrin, 1974, p. 85.

  • [43]

    « Nous nommons sublime ce qui est absolument grand », dit encore Kant (ibid., p. 87).

Pour citer cet article

Jean KAEMPFER, "Le roman de la Grande guerre. Jalons pour l'histoire d'un genre séculaire", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/jean-kaempfer-le-roman-de-la-grande-guerre-jalons-pour-lhistoire-dun-genre-seculaire/, page consultée le 23 Avril 2024.