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Traumatismes d’après-guerre : Hofmannsthal et Colette

ARTICLE

Dans un livre récent consacré à sa famille, l’historien de la Première guerre mondiale Stéphane Audoin-Rouzeau, qui a voué l’essentiel de son œuvre au conflit et se trouve aujourd’hui responsable des commémorations nationales de 1914-1918, relevait le silence assourdissant des survivants sur ce qu’ils avaient vécu, et vivaient encore au retour du combat. « Sur les souffrances longues de l’après, il n’y eut de place pour aucun récit. Sur l’essentiel, qui est toujours caché, presque tous se sont tus », écrit-il [1] . Il désigne ici une forme d’aphasie post-traumatique dont on trouverait sans doute mille exemples dans la gigantesque production artistique (cinématographique surtout) de l’après Vietnam, et de l’après-Irak, mais qui semble bien naître au moment du retour des tranchées, que des centaines de rescapés, souvent héroïques, souvent décorés, ont soustraites à toute légende familiale, et même à tout récit.

Mais ces rescapés aphasiques, hantés par les visions qu’ils avaient eues de l’horreur, et que ne pouvaient rejoindre les mots, certains écrivains des années 1920 leur donnent une existence, décrivent leurs symptômes, et sans vouloir percer leur secret, le désignent. Hofmannsthal et Colette sont de ceux-là. Parfaitement contemporains l’un de l’autre, ils ne semblent pourtant avoir existé l’un pour l’autre : si Rilke, et quelques autres grands auteurs de langue allemande, citent élogieusement la romancière française, le poète autrichien n’en fait mention nulle part à notre connaissance. L’inverse est aussi vrai : pas trace de Hofmannsthal chez Colette, ni dans sa correspondance, ni dans les chroniques théâtrales qu’elle tint des années durant.

 

Voilà, dira-t-on sans doute, un bien mauvais début pour une communication sur les regards croisés dans un congrès national de littérature comparée. Or justement. Ce que la vie ne permit pas, la littérature semble l’avoir offert sous la forme d’une rencontre entre deux textes, l’un dramatique, L’Homme difficile (Der Schwierige), comédie en trois actes de 1921, et La Fin de Chéri de Colette, publié en 1926. Tous deux mettent en leur cœur l’aphasie d’un héros de la guerre récente.

Là encore pourtant, le rapprochement pourrait faire froncer les sourcils : que peut-il bien y avoir de commun entre le comte Hans Karl Bühl, aristocrate viennois d’irréprochable distinction, et le gigolo Frédéric Peloux, alias Chéri, de Colette, élevé parmi les cocottes de la Belle Époque et pour qui l’argot parisien n’a pas de secrets ? Le parallèle est-il bien sérieux ?

Oui. Oui, car par delà les différences incontestables de genre, de ton et de visée, ces deux textes se rejoignent en ce qu’ils font, comme en filigrane, discrètement et pudiquement, la symptomatologie de la guerre. Inexplicable dans l’ordre du biographique, leur rencontre chez deux écrivains particulièrement observateurs trouve sans doute dans l’anthropologie sa fondation : ils montrent tous deux ce que la guerre moderne peut faire à l’homme, et dont seule la littérature peut rendre compte. Ou plus exactement la fiction, la trajectoire de la fiction – puisque la parole ne le peut.

L’homme qui se tait

On se souvient peut-être de la comédie de L’Homme difficile, l’une des plus connues de l’auteur à côté de ses livrets d’opéra. Un aristocrate viennois, retour de la guerre, se retrouve dans le monde qui le somme de toutes parts d’assumer les devoirs de la vie en société. De son expérience du front, désigné par un pudique et vague « Là-bas » (draussen [2] ) qu’il répète de loin en loin, le spectateur apprend si peu que seule une lecture très attentive permet de la reconstituer. On comprend alors (mais en joignant pièce à pièce des détails minimes livrés, comme par mégarde, au cœur de la conversation, que ce « là-bas » désigne la forêt des Carpates, que Kari y avait conduit un régiment de tirailleurs, qu’il reçut au cours du conflit sa première blessure [3] et surtout que, dans un épisode grave, il fut enseveli avec trente de ses hommes : « Cela ne fut qu’un moment, cela aura duré trente secondes mais, vécu de l’intérieur, la mesure en est différente. Pour moi, ce fut la durée d’une vie entière que j’aurais vécue […] » [« Das war nur ein Moment, dreissig Sekunden sollen es gewesen sein, aber nach innen hat es ein anderes Mass. Für mich war’s eine ganze Lebenszeit […] [4]  »]

Mais présenter la pièce ainsi, revient à trahir à la fois son intrigue et son protagoniste : car de tout cela, il parle lui-même à peine, c’est par les autres qu’on le devine – ces autres toujours si prompts à la parole, à la définition, au jugement, aux bavardages, aux discours, quand le héros, lui, se tait. Tel est en effet son trait premier : se taire, se taire avec systématique au milieu des discours impudiques prononcés par les autres. Kari d’abord est l’homme qui se tait et peut-être la didascalie la plus fréquente de la pièce est-elle Hans Karl fume et se tait, aux moments où on le somme de parler, de répondre, surtout de décider quoi que ce soit. À deux ou trois moments rares, mais cruciaux, cet éloignement de la parole, à défaut de se théoriser (car rien ne serait plus étranger au héros), s’explique. Ainsi, au troisième acte, presque à la fin de la pièce :

KARI - Aber alles, was man ausspricht, ist indezent. Das simple Faktum, dass man etwas ausspricht, ist indezent.

KARI - Mais tout ce que l’on exprime est indécent. Le seul fait d’exprimer quelque chose est indécent [5] .

Mais auparavant déjà, lors d’une conversation avec la jeune femme qu’il aime secrètement :

KARI  - […] Das reden basiert auf einer indezenten Selbstüberschätzung ».

HELENE - Wenn alle Menschen wüssten, wie unwichtig sie sind, würde keiner den Mund aufmachen.

KARI - Les discours se fondent sur une surestimation indécente de soi-même.

HÉLÈNE - Si les gens savaient combien ils sont peu importants, personne n’ouvrirait la bouche [6] .

Ou encore, dans ce qui est peut-être la forme la plus précise de cette affection :

KARI - Ich versteh’ mich selbst viel schlechter, wenn ich red’, als wenn ich still bin. Ich kann gar nicht versuchen, Ihnen das zu explizieren, es ist halt etwas, was ich draussen begreifen gelernt habe : dass in den Gesichtern der Menschen etwas geschrieben steht.

KARI - […] je me comprends moi-même beaucoup plus mal lorsque je parle que lorsque je reste silencieux. Je ne peux absolument pas tenter de vous l’expliquer : c’est précisément une vérité que j’ai appris à comprendre là-bas : qu’il y a quelque chose d’écrit sur les visages humains [7] .

Autant d’expressions d’une défiance face au langage que le front semble donc avoir accentuée, mais qui ressortit, depuis plus de vingt ans, à la pensée de Hofmannsthal lui-même, telle que la fameuse lettre à Lord Chandos ou l’essai sur l’acteur Friedrich Mitterwurzer de 1895 le montraient. On lisait par exemple dans ce dernier :

Die Leute sind es nähmlich müde, reden zu hören. Sie haben einen tiefen Ekel vor den Worten : Denn die Worte haben sich vor die Dinge gestellt. Das Hörensagen hat die Welt verschluckt. Die unendlich komplexen Lügen der Zeit, die dumpfen Lügen der Tradition, die Lügen der Ämter, die Lügen der einzelnen, die Lügen der Wissenschaften, alles das sitzt wie Myriaden tödlicher Fliegen auf unserem armen Leben. Wir sind im Besitz eines entzetzlichen Verfahrens, das Denken völlig unter den Begriffen zu ersticken. […] So ist eine verzweifelte Liebe zu allen Künsten erwacht, die schweigend ausgeübt werden : die Musik, das Tanzen und alle Künste der Akrobaten und Gaukler.

Les gens sont en effet las d’entendre parler. Ils ont un profond dégoût des mots. Car les mots se sont interposés devant les choses. L’ouï-dire a absorbé l’univers. Les mensonges infiniment complexes de l’époque, les mensonges rancis de la tradition, les mensonges des administrations, les mensonges des individus, les mensonges des sciences, tout cela est posé sur notre pauvre vie comme des myriades de mouches mortellement pernicieuses. Nous sommes en possession d’un affreux procédé pour étouffer entièrement la pensée sous les concepts. […] Ainsi s’est éveillé un amour désespéré de tous les arts qui s’exercent sans paroles: la musique, la danse et tous les arts des acrobates et des jongleurs [8] .

Contre la parole mensongère par définition, un espace miraculeux serait donc préservé : celui du spectaculaire corporel (un visage, une danseuse) et dépourvu de mots, mais pur de toute compromission. Nul étonnement par conséquent à voir que c’est au cirque, devant les tours acrobatiques d’un clown muet que Kari se réfugie entre les actes 2 et 3, avant d’affronter l’épreuve d’une soirée mondaine pour lui terrible qui décidera de sa vie tout entière, et de celle de plusieurs autres.

Antérieure à la guerre, cette aspiration au silence que campe Hofmannsthal dans sa comédie a été, de toute évidence, augmentée pour son héros par l’épreuve extrême des tranchées, des blessures et de l’ensevelissement. Cet homme incertain, indécis avant la guerre, voilà que les combats l’auront rendu moins apte encore à vivre parmi ses semblables, et auront exacerbé une sensibilité extrême : « de telles épreuves », dit-il à sa sœur, « ne diminuent pas la sensibilité, elles l’augmentent » [« […] das macht einen ja nicht weniger empfindlich, sondern mehr [9]  »]. Et quant à la parole – mondaine, politique – elles la frappent de vanité et d’obsolescence : « je ne suis pas à ma place au milieu des gens » [« Ich gehör eben nicht unter Menschen [10]  »], déclare, dans un moment de synthèse fulgurante, ce héros difficile.

Or tel est, très exactement, le complexe d’inadéquation et d’aphasie sur lequel Colette, cinq ans plus tard, bâtit son roman La Fin de Chéri, qui retrace le retour de guerre d’un héros, le nommé Chéri, qu’elle avait inventé dans un roman de 1920 dont l’action se déroulait à la Belle Époque. Les dates ont ici leur importance. Car Chéri, conçu au cours du conflit, est publié deux ans après l’Armistice mais relate une action qui se développe avant le conflit. Quant à La Fin de Chéri, publié en 1926, il évoque une intrigue dont tout le déroulement tient en 1919, soit après la fin des hostilités. C’est dire qu’aucun des deux récits ne se propose de décrire la guerre, contrairement à tant d’autres qui seront publiés cette décennie-là en Europe : Im Stahlgewitter de Jünger en 1920, Im Westen nichts neues de Remarque en 1928, A Farewell to Arms de Hemingway en 1929, et Le Grand Troupeau de Giono deux ans plus tard. En choisissant 1913 et 1919 pour cadre d’une action qui réunit les mêmes personnages, Colette procède donc autrement : elle ne montrera pas le choc des combats monstrueux mais, avant Hemingway, leur ombre portée ou, si l’on veut, la grande faille qui séparera désormais et pour toujours la Belle Époque des Années folles. Étudier Chéri et La Fin de Chéri, c’est sonder le gouffre qui partage deux pans de l’Histoire du monde et dont on dira bien plus tard qu’il départage aussi le XIXe siècle du XXe.

Chéri ou la rétrospection mélancolique

Le premier de ces deux romans, Chéri, n’a rien de triste au premier abord. Il se déroule dans le milieu des grandes cocottes de la Belle Époque. L’une d’elles notamment, la belle Léa de Lonval, âgée de 49 ans, partage sa vie avec un jeune homme de 24 ans, de saisissante beauté et d’insolence remarquable. Il est lui-même fils de grande courtisane. Les voilà donc, malgré leur considérable différence d’âge, réunis au lit comme à la ville, et partageant depuis six ans une vie d’oisiveté et de plaisirs. Mais il faut faire une fin, et Chéri doit épouser la jeune Edmée qui a cinq ans de moins que lui et de l’innocence. Aussitôt fait ! Or voilà que tout se retourne : car sa vieille maîtresse (pour reprendre ici un fameux titre de Barbey d’Aurevilly) se met à lui manquer au point qu’il sombre dans une sorte de dégoût du monde où l’on reconnaît les symptômes de la dépression, analysés par Colette d’un œil expert. De son côté, la belle Léa reconnaissant son propre chagrin, a fui dans le Midi pour tenter d’oublier cet amour dont elle sent qu’il sera le dernier.

Mais la tragédie est moins dans la séparation que dans les retrouvailles. Car lorsqu’après une nuit d’amour inoubliable, Chéri se réveille dans les bras de celle qu’il a tant attendue, c’est pour s’apercevoir qu’elle est devenue une vieille femme. Et il la quitte pour toujours au petit matin, gonflant sa poitrine d’air « comme un évadé [11]  » lorsqu’il foule le trottoir et part retrouver sa jeune et fraîche épousée.

Ainsi rappelée, beaucoup trop cavalièrement pour rendre justice à Colette, l’intrigue de ce roman ne semble être que la tragédie du temps perdu et ne paraît évoquer la guerre en aucun de ses points majeurs. Aussi faut-il attendre la suite et la fin, le récit de 1926, pour voir la romancière détailler ses ravages et mesurer combien elle est présente à son esprit.

La Fin de Chéri ou le silence comme révolte

Entre l’action de Chéri en 1912-1913 et celle de La Fin de Chéri qui se déroule en 1919, ce ne sont pas des années quelconques qui se sont écoulées, mais les années effroyables de la guerre de 1914-1918, qui furent perçues par Colette comme celles d’un véritable changement d’ère. De ce désastre, Chéri est revenu légèrement blessé, et décoré. La question qui se pose donc dans ce second roman est double : comment revivre, après les tranchées et, plus essentiellement, comment vivre lorsque la maîtresse que l’on avait passionnément aimée, et qui avait 25 ans de plus que vous, a elle-même vieilli de sept ans et frôle la soixantaine. C’est de cette double inadéquation que traite ce roman, parfaitement formulée dans les dernières pages, au moment où le héros s’apprête à se suicider :

Moi, tandis que les gens disent : « Il y a eu la guerre », je peux dire : « Il y a eu Léa ». Léa, la guerre… Je croyais que je ne songeais pas plus à l’une qu’à l’autre, c’est l’une et l’autre pourtant qui m’ont poussé hors de ce temps-ci [12] .

Hors de ce temps-ci : la question de ce second roman est en effet celle d’un jeune homme anachronique, inapte à trouver sa place dans un monde qui a changé : sa jeune épouse Edmée s’est découvert une vocation pour le travail d’aide-hospitalière et de tendres sentiments pour le médecin-chef ; et quant à Léa, la chevelure grisonnante, et la taille épaissie, elle ne laisse plus rien deviner de la splendeur qui avait fait d’elle l’égérie de la Belle Époque. « Et moi, dans tout ça [13]  », se demande Chéri dès les premières pages du roman ; et, peu après, dans la chambre à coucher conjugale : « Qu’est-ce que je fous ici [14]  ? ». Ou encore, au milieu du récit : « Mais qu’est-ce qui me concerne ici [15]  ? ». Et ce dialogue significatif avec un ami, tandis qu’il parle des brillantes affaires financières de sa mère :

– Alors je me demande, n’est-ce pas, comment intervenir… Qu’est-ce que je fiche dans tout ça ? Quand je veux m’en mêler, elles me disent…

– Qui, « elles » ?

– Eh bien ma mère et ma femme… Elles me disent : « Repose-toi. Tu es un guerrier. Veux-tu un verre d’orangeade [16]  ? »

De loin en loin se forme ainsi le portrait d’un homme de trop, lointain parent de ces dandys que la littérature russe avait mis à l’honneur au XIXe siècle, comme l’inoubliable Oblomov de Gontcharov, êtres anachroniques dans un monde qui change :

Ma mère, ma femme, les gens qu’elles voient, tout ce monde change, et vit pour changer.… Ma mère peut devenir banquier et Edmée conseiller municipal. Mais moi [17]

Tout est ici dans la suspension de la phrase – ces points qui poursuivent en silence le malaise intérieur. Mais l’on comprend vite que ce silence est essentiellement protestation. Contre quoi, au juste ? Sans doute deux réalités : le travail et l’argent, ou même ce qu’il faudrait de travail pour gagner de l’argent : « Travailler, répétait-il… Travailler, ça veut dire fréquenter des types [18] … », tout comme Kari disait « Je ne suis pas à ma place ». De même que chez Barbey d’Aurevilly, puis chez Gontcharov et Baudelaire, se dessine un éloignement, une répugnance pour le travail comme moyen de gagner de l’argent d’autant plus frappante que Chéri est entouré de gens qui profitent de cet après-guerre frénétique pour bâtir des fortunes en quelques mois, « trafiquants en tangos [19]  », dit joliment l’écrivain, et tenanciers de boîtes de jazz.

Le héros de Colette vit donc bien à rebours de son époque – ce qui se formule par la quête d’un havre de paix où il pourrait se soustraire au déferlement du monde. Il le trouvera dans un obscur entresol hors du temps, tapissé de photographies de Léa jeune, où il se retirera pour mourir d’un coup de pistolet. Notons au passage que cette idée de retraite loin du flux du temps est l’un des traits récurrents de l’imaginaire de Colette dont on peut rappeler qu’elle est l’auteur de volumes intitulés La Femme cachée et Paris de ma fenêtre, qui ont beaucoup contribué à cette idée d’une œuvre hors l’histoire.

Mais ce retrait géographique de Chéri a d’ailleurs sa version phonique dans le roman de Colette : c’est à nouveau le silence, dont la romancière ne fait pas seulement un trait psychologique mais aussi une poétique et une esthétique. Chéri se tait en effet tandis que tous parlent, Chéri garde le silence tandis qu’une société entière cède au tapage des salles de danse et des fêtes d’après-guerre où éclate la joie d’être encore, miraculeusement, vivant. Lui aussi a survécu à la guerre, à ses blessures. Mais à en juger par son silence, il vit si peu, et traverse ce monde comme un fantôme taciturne : « il avançait sans bruit, pareil à une figure flottante dans l’air [20]  », écrit Colette ; et son héros promène à travers la vie ce que la romancière nomme un « mal offensant et muet [21] ». Et lorsqu’il retrouve Léa pour une après-midi, il demeure reclus dans un silence épouvanté par le spectacle de cette femme vieillie : « De la main, il fit signe qu’il voulait la paix, seulement la paix, et peu de paroles, et même le silence [22] … ». À quoi elle répondra simplement : « Je n’ai plus l’habitude, figure-toi, de ta façon de te taire. À te voir assis là, il me semble à chaque instant que tu as quelque chose à me dire [23]  ». La Fin de Chéri serait-il le roman de l’homme qui se tait au retour des tranchées ? Il ne serait pas faux de l’affirmer.

Son auteur se trouve assurément en prestigieuse compagnie dans une littérature européenne qui soulève à l’époque, obsessivement, la question de la parole possible après la bataille. Et la poétique a ici son importance, – notamment, à défaut de théâtre, dans l’usage vertigineux du point de suspension pour signifier une parole qui se cherche, mais plus souvent encore s’éteint. On lit ainsi au détour d’une page cette phrase révélatrice :

Il emportait le malaise qu’il connaissait trop bien, l’agacement, la gêne de ne jamais exprimer ce qu’il eût voulu exprimer [24] .

Un frère français, en somme, de ce Kari autrichien et si francophile. Que dire en effet, et peut-être à quoi bon parler dans un monde où l’on se promène étranger parce que l’expérience intime de ce que l’on a vécu ne se peut partager ? C’est dans ce mutisme même, puis dans le mutisme radical d’un suicide, que Colette nous invite à lire, comme en creux, les ravages de la guerre sur les hommes de cette génération.

Reste à affronter la grande question laissée en suspens par ce croisement improbable d’œuvres : celle de leurs deux conclusions radicalement opposées, en apparence du moins – un suicide ici, un mariage là, qu’un coup de théâtre offre, in extremis, au difficile Kari.

Du comique au tragique, ou l’inverse

Les suicides ne sont pas nombreux dans les textes de Colette qui s’intéresse, de son propre aveu, aux renaissances, aux souffles vitaux, aux pouvoirs de métamorphose. Aussi le suicide de Chéri, le plus spectaculaire de son œuvre, est-il investi d’un poids particulier de désespoir et de pessimisme. Tout, dans la trajectoire du héros, y conduit selon une marche fatale, où la mélancolie d’un temps perdu et l’inadéquation au monde d’après-guerre ont leur part égale. Muré dans son aphasie, Chéri est le héros qu’une psychanalyse aurait peut-être pu sauver, tout comme le Septimus Warren de Virginia Woolf, trois ans plus tôt, est le héros que la psychiatrie moderne aura tué. Sa mort est le terme nécessaire d’une dérive implacablement retracée.

Mais le mariage de Kari Bühl chez Hofmannsthal ? Alors que tout n’était qu’adieux, séparations, renoncements dignes, voilà soudain que tout se termine joyeusement. La demande en mariage, il est vrai, est singulière puisqu’elle est adressée par la jeune fille – aussi bien, le héros n’eût pu se résoudre à une parole si considérable. Qu’importe cependant : elle est acceptée, et le rideau tombe joyeusement sur cette fin joyeuse.

À moins que… À moins que, comme le suggère Jean-Yves Masson, il ne faille voir dans cet épilogue que le sacrifice au genre de la comédie, selon un principe que Hofmannsthal reprend à Novalis : « Après une guerre malheureuse, il faut écrire des comédies [25]  » [« Nach einem unglücklichen Krieg, müssen Komödien geschrieben werden »]. Le genre alors ne serait qu’un masque élégant posé sur le profond pessimisme qui marque, et continuera de marquer, le héros de la pièce : ein Lachen, ein Weinen zugleich, comme le disait, à propos des accents d’une valse, le texte d’une célèbre opérette viennoise [26] . Car ces noces joyeuses ne changeront rien à l’affaire – qui est la véritable horreur (en français dans le texte) : l’ensemble de la vie sociale considérée, dit Kari, comme « un tel sac de nœuds fait de malentendus inextricables » [« […] so ein unenwirrbarer Knäuel von Missverständissen [27]  »]. Ce qui était vrai avant-guerre a reçu du conflit sa confirmation terrible dans la violence extrême au cœur de la ronde, au centre de la valse reste le sanglot, et la conscience de l’impossibilité de vivre en société. Commencée tragiquement, la comédie de Hofmannsthal se termine comiquement, là où la trajectoire de Chéri, commencée comiquement, s’achève tragiquement. Mais tous les deux romans, à l’un et l’autre bout de l’Europe, dans des langues différentes, révèlent cette onde de choc de la guerre de 1914-1918 où, pour certains qui ont eu la vie sauve, s’est cependant noyée la parole et la foi dans le langage.

Notes

  • [1]

    Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), EHESS, Gallimard, Seuil, 2013, p. 139.

  • [2]

    Sur l’expression, voir le commentaire de Jean-Yves Masson : L’Homme difficile, trad. Jean-Yves Masson, Lagrasse, Verdier, 1992, p. 162.

  • [3]

    Hugo von Hofmannsthal, Der Schwierige. Lustpiel in drei Akten [1921], Berlin, Fischer, 1922. Édition française : L’Homme difficile, trad. Jean-Yves Masson, op. cit., p. 35.

  • [4]

    L’Homme difficile, op. cit., p. 105, Der Schwierige, op. cit., p. 109.

  • [5]

    Hugo von Hofmannsthal, Der Schwierige, op. cit., p. 151, L’Homme difficile, op. cit., p. 148.

  • [6]

    Der Schwierige, op. cit., 104, L’Homme difficile, op. cit., p. 101.

  • [7]

    Der Schwierige, op. cit., p. 107, L’Homme difficile, op. cit., p. 103.

  • [8]

    Hugo von Hofmannsthal, « Friedrich Mitterwurzer » von Eugen Guglia, Die Zeit, 21 décembre 1895. Cité d’après l’édition : Prosa, vol. 1, Francfort/Main, Fischer Verlag, 1950, p. 265-266). Traduction d’Albert Kohn et Jean-Claude Schneider, Lettre à Lord Chandos et autres essais, Gallimard, 1980, p. 42-43

  • [9]

    L’Homme difficile, op. cit., p. 17, Der Schwierige, op. cit., p. 15.

  • [10]

    L’Homme difficile, op. cit., p. 107, Der Schwierige, op. cit., p. 112.

  • [11]

    Colette, Chéri (1919), Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, 1986, p. 828.

  • [12]

    Colette, La Fin de Chéri (1926), Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), vol. III, 1991, p. 272.

  • [13]

    Ibid., p. 181.

  • [14]

    Ibid., p. 182.

  • [15]

    Ibid., p. 225.

  • [16]

    Ibid., p. 182.

  • [17]

    Ibid. p. 252

  • [18]

    Ibid., p. 212.

  • [19]

    Ibid., p. 191.

  • [20]

    Ibid., p. 181.

  • [21]

    Ibid., 241.

  • [22]

    Ibid., p. 223.

  • [23]

    Ibid. p. 227.

  • [24]

    Ibid., p. 191.

  • [25]

    La phrase, qui apparaît dans les fragments de Novalis, est reprise par Hofmannsthal en ouverture son essai « Drei kleine Betrachtungen. Die Ironie der Dinge » (Hugo von Hofmannsthal, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden. Reden und Aufsätze 1–3, Band 2, Frankfurt a.M. 1979, p. 138).

  • [26]

    Ein Walzertraum, Livret de Leopold Jacobson and Felix Dörmann, musique d’Oskar Straus, 1907.

  • [27]

    Ibid., p. 17, Der Schwierige op. cit., p. 15.

Pour citer cet article

Guy DUCREY, "Traumatismes d’après-guerre : Hofmannsthal et Colette", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/guy-ducrey-traumatismes-dapres-guerre-hofmannsthal-et-colette/, page consultée le 23 Avril 2024.