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Les enfers artificiels. Poétisation « stupéfiante » de la guerre dans Le Voleur de morphine de Marion Cuenca Sandoval et Blesse, ronce noire de Claude Louis-Combet

ARTICLE

Une scène, à vraie dire presque réifiée en cliché, est sans doute familière à tous ceux qui ont vu des films réputés réalistes sur la guerre du Vietnam tels que Platoon d’Oliver Stone ou Full Metal Jacket de Stanley Kubrick : celle où le fantassin blessé, dans le feu de l’action, se voit administrer de la morphine par ses camarades, quand il ne le fait pas lui-même à l’aide d’un kit injectable. L’analgésique surpuissant, militarisé, est alors moins destiné à faciliter un acte médical qu’à adoucir la mort d’un soldat soudain rendu à l’enfance et aux rites chéris de l’endormissement, à transfigurer la perception du malheureux qui, oubliant le contexte dans la brume stupéfiante, ne se rend pas compte qu’il meurt. En « désincarnant » le moribond, la drogue met en fiction une guerre déjà en partie dépolitisée, sur le champ de bataille, par la souffrance des corps et le risque vital encouru par les soldats. De même que le saint-viatique remet définitivement les péchés, l’injection de morphine est un sérum d’amnésie, dispensateur d’images qui proposent, au cœur de l’enfer, un avant-goût du paradis. Si l’on commence par l’image de cette tragique extrême-onction, c’est parce que les deux textes évoqués dans cette étude, bien que dissemblables et n’évoquant pas le même conflit, ont pour point commun d’aborder la représentation de la guerre par le prisme de la drogue, laquelle est inséparable – bien que la chose soit souvent tue ou objet d’euphémisme – de l’histoire des combats. La promesse d’une absence de douleur ou de peur, liée à l’absorption de substances psychotropes, modifie radicalement l’expérience du corps dans la guerre, altère la conscience éventuellement paralysante du danger de mort, transforme le front en champ d’illusions (de félicité, de rédemption, de toute-puissance) et, dans une certaine mesure, en production poétique. Le premier de ces textes est Blesse, ronce noire de Claude Louis-Combet, paru en 2004 [1] , dont le titre est emprunté à une formule, « Stich schwarzer Dorn », que Trakl place dans la bouche de sa sœur dans un texte composé après la terrible bataille de Grodek, qui eut lieu en Galicie au moins de septembre 1914 :

Schweigend saß ich in verlassener Schenke unter verrauchtem Holzgebälk und einsam beim Wein; ein strahlender Leichnam  über ein Dunkles geneigt und es lag ein totes Lamm zu meinen Füßen. Aus verwesender Bläue trat die bleiche Gestalt der Schwester und also sprach ihr blutender Mund: Stich schwarzer Dorn.

Silencieux, je restais assis dans une auberge abandonnée, sous les solives enfumées, seul avec mon vin ; radieux cadavre penché sur une forme ténébreuse ; à mes pieds, gisait une brebis morte. Surgissant de l’azur décomposé, la silhouette blême de ma sœur apparut, et voici comment parla sa bouche sanglante : blesse, ronce noire [2] .

Le deuxième texte, Le Voleur de morphine (El ladrón de morfina), paru en 2010 [3] , est dû à un jeune auteur espagnol, Mario Cuenca Sandoval, qui use du subterfuge de la fiction éditoriale en prétendant avoir traduit le manuscrit d’un certain Samuel Kurt Caplan, The Morphine Thief, sorte de méta-roman atypique évoquant la guerre de Corée. Sans prétendre présenter en détail ces deux textes, notamment leur structure, leur matière stylistique et les attributs de leur narration, on se concentrera ici, en occultant quelque peu des différences bien réelles, sur les traits communs de leur représentation « stupéfiée » de la guerre.

Un réalisme paradoxal

Évoquer la littérature de la drogue, c’est inévitablement poser la question de son inclusion dans le processus poétique et en particulier celle de la mimesis, par l’écriture, des effets de la substance ingérée. La solution la plus naturelle pour parvenir à ses fins semble évidemment de se procurer une expérience de première main en consommant soi-même, intégrant ainsi une lignée littéraire glorieuse, où l’on croise Baudelaire, de Quincey, Nerval (parmi bien d’autres) et, dans une autre tradition, Alan Ginsberg ou William Burroughs. Sans préjuger des pratiques de Claude Louis-Combet ou Mario Cuenca Sandoval en la matière, il convient d’affirmer que l’altération du point de vue et la production métaphorique « chimique » – tel que Sartre, du reste certainement sous l’influence de la mescaline, la pratique par exemple dans La Nausée – n’est sensible chez eux que par écart avec la description réaliste des combats et du contexte de guerre.

Grâce à la précision habituelle de son vocabulaire et à la radicalité qu’on lui connaît dans l’écriture des motions du corps, Claude Louis-Combet évoque les horreurs du champ de bataille avec une impitoyable crudité : l’entassement des cadavres pourrissants, les blessures béantes, les interminables agonies sont livrés à la faveur d’un vérisme organique quasi insoutenable. Affecté à la pharmacie militaire et assimilé à un médecin, Trakl est en effet aux premières loges et se voit proposer pour matériau poétique – comme le Gottfried Benn de Morgue, qui poétisait les dissections – la rumeur de la mitraille et des cris de douleur :

Ainsi, en vérité, sourdit la plainte la plus haute, celle des hommes désagrégés, abandonnés. Elle s’élevait partout, des bas-côtés et des fossés – un râle roulant, une véhémence rauque et agonique de poitrines rompues, de gorges déchirées, à travers quoi continuait de défiler la lourde colonne des valides [4]

Méditation sur les limites du pouvoir salvateur de l’écriture, qui se révèle au bout du compte impuissante – l’opération de « transcendalisation » de la poésie de Trakl accomplie par Heidegger trouve en cela une manière de réfutation – Blesse, ronce noire est aussi un éprouvant roman de guerre, témoignage imaginaire, mais tissé d’images d’une vérité atroce, sur le cœur d’un conflit dont on dit qu’il devait changer jusqu’au sens du mot « guerre ».

Si le scalpel y est sans doute plus émoussé que chez Claude Louis-Combet, Le Voleur de morphine, de même, ne dissimule pas grand-chose des conditions de vie des soldats américains en Corée, dominées par un déracinement absolu, l’obsession de la prostitution, les trafics d’alcool ou de médicaments, la terreur infligée par les blessures. La situation qui donne son titre au livre est même exactement, avec tout son crédit de scène visuelle et canonique, celle que l’on évoquait à l’ouverture ce cet article. Nous sommes en 1951. Cloué au sol après l’explosion d’un immeuble, un soldat nommé Reyes n’a pas la force de ramper jusqu’aux deux tubes de Syrette (seringues de morphine injectable incluses dans son paquetage) gisant non loin de lui :

Una oleada de dolor atravesó su organismo desde los dedos de los pies hasta la nuca, como si el dolor fuera una energía que atraviesa los cuerpos y los endereza, para luego dejarlos blandos, inútiles, hasta la siguente oleada. Al recuperar el resuello, Reyes logró pronunciar dos sílabas. El muchacho oriental miró los labios del soldado pelirrojo y miró cómo aquellas dos sílabas se descolgaban de ellos, algo que sonaba parecido a Mor-Fin. Reyes repitió aquellas sílabas señalando hacia su bolsa. Pero, pour qué iba a auxiliarle el muchacho. ¿ Era de los del norte o de los del sur ? Mor-Fin. A qué bando ayudaba, si es que ayudaba a algún bando que no fuera el de sus proprios intereses. Mor-Fin. Es uno de esos buitres de la guerra que se lo llevan todo, pensó. Mor-Fin. Mde robará mis cosas y me dejará desangrarme. Mor-Fin. ¿ Y si él es el dueño de los perros, et tirador del quarto piso ? Mor-Fin. Pero entonces el chico volvió la cabeza en la dirección que Reyes indicaba y corrió por la mochila. Andaba en cuclillas todo el tiempo. Introdujo su mano pequeña y extrajo un paquete de cigarillos. Se los guardó en su propia bolsa, un pañuelo atado a la espalda a modo de bandolera. Luego extrajo une cajita de chapa con una cruz roja. Dentro había dos tubos de Syrette. Los examinó unos segundos y los guardó n su bolsa, dejando la mano del soldado en el aire, su mano abriéndose paso a través del frío, una mano suplicante, una mano de pedigüeño. Y entonces, con sa mano tendida, solicitando compación, Reyes perdió el conocimiento.

Une vague de douleur parcourut son organisme des pieds à la nuque, comme si la souffrance était une énergie rectiligne qui traverse les corps et les redresse pour les laisser ensuite mous et inutiles jusqu’à la prochaine déferlante. Quand il reprit son souffle, Reyes parvint à prononcer deux syllabes. Le garçon oriental observa les lèvres du soldat roux, les vit bouger et entendit deux syllabes s’en détacher, quelque chose qui ressemblait à mor-fin. Reyes les répéta en désignant son sac. Mais pour quelle raison ce garçon l’aurait-il aidé ? Était-il avec ceux du Nord ou ceux du Sud ? Mor-fin. De quel camp faisait-il partie, si toutefois il servait une autre cause que celle de ses propres intérêts ? Mor-fin. C’est l’un de ces vautours de la guerre qui ramassent tout ce qui leur tombe sous la main, songea-t-il. Mor-fin. Il va me voler mes affaires, puis il me laissera me vider de mon sang. Mor-fin. Et s’il était le maître des chiens, le tireur du quatrième étage ? Mor-fin. L’adolescent tourna alors la tête dans la direction indiquée par Reyes et courut jusqu’au sac à dos. Il se déplaçait à croupetons. Il glissa sa menotte dans le sac et en tira un paquet de cigarettes qu’il rangea dans son ballot, un foulard attaché en bandoulière. Puis il extirpa une petite boîte en fer blanc ornée d’une croix rouge. À l’intérieur, il y avait deux tubes de Syrette. Il les examina quelques secondes, puis les fourra dans son ballot, indifférent au bras levé du soldat et à sa main qui cherchait à se frayer un passage dans le froid, une main suppliante, une main de mendiant. Le bras ainsi tendu, implorant la compassion du garçon, Reyes s’évanouit [5] .

Rien de plus empirique, on l’admettra, que le vol opportuniste de l’antidouleur presque à portée de bras, qui refuse au blessé tout espoir d’évasion et d’oubli. La répétition du mot Mor-fin – pour « morphine », puisque le soldat anglophone essaie de se faire comprendre d’un enfant asiatique – se substitue dans le texte espagnol au mot Morfina, laissant résonner la syllabe « fin », qui évoque la « fin » et l’agonie, quand le français peut faire entendre le mot mort, voire l’image de la mort adoucie et soulagée : « mort fine ».

Le fait que nos textes rendent compte de la déréalisation des perceptions provoquée par la drogue ne saurait ainsi justifier qu’on leur fasse reproche d’esthétiser la guerre ou d’exploiter, à des fins lyriques, une imagerie guerrière. Les visions attribuées à Trakl, dans Blesse, ronce noire, composent un tableau au sein duquel les images de cauchemar traduisent au contraire la vérité apocalyptique de la guerre. La drogue, ainsi, fonctionne comme un intensif qui universalise, permettant au soldat – et plus encore au poète – d’être simultanément acteur et spectateur du champ de bataille, observant et observé. Sans drogue, il est peut-être impossible d’écrire la guerre au-delà d’un champ de vision étroit, voire borné par des limites corporelles, idéologiques, alors que la vision stupéfiée, panoramique, permet paradoxalement d’être documentaire. La cocaïne qui tuera Trakl, mort d’overdose en 1914, âgé de vingt-sept ans, à l’hôpital militaire de Cracovie, lui dicta au préalable le poème Grodek, dans lequel les images idéales de soleil et d’or, devenues dérisoires, se heurtent à la bouche fracassée des soldats. Claude Louis-Combet écrit alors :

La pratique pharmaceutique offrait des produits singulièrement plus actifs pour se couper du monde et alléger l’esprit de ses entraves matérielles et sociales – l’opium, le laudanum, l’éther, le véronal, la cocaïne. Il en avait déjà tâté lors de ses études. Il y revint avec exaltation, conscient de la destruction de lui-même qui s’opérait dans le surpassement de la puissance créatrice [6] .

L’élargissement du champ, comme effet secondaire, poétique et testimonial de l’effet désinhibant des drogues, est également souligné dans Le Voleur de morphine, où le narrateur déclare :

Por esa línea que divide el delirio en dos se deslizaba el cuerpo lento, el cuerpo embriagado de Han Dong-Sun. Ahí tienes una imagen de la ebriedad atravesando la medúla del horror. Madame Morfina. Bueno, ese era mi verdadero negocio en la guerra : la ebriedad. (…) La ebriedad es una forma de estar en la guerra sobrevolando la guerra. El Prometeo de la anestesia era yo. Yo repartía la ebriedad y los neandertales, como mascotas somnolientas, podían ir al matadero sin protestar.

Le corps grisé de Han Dong-Sun est passé sur cette ligne qui divise le délire en deux comme une image d’ébriété au cœur de l’horreur. Madame Morphine. En fait, ma véritable activité pendant la guerre, c’était l’ébriété. (…) L’ébriété est une façon d’être dans la guerre tout en la survolant. J’étais le Prométhée de l’anesthésie. Je distribuais l’ivresse et les gros rustauds pouvaient aller à l’abattoir sans protester, comme des animaux de compagnie somnolents [7] .

Le texte original, on le voit, répète le mot « guerre » (« estar en la guerra sobrevolando la guerra. »), comme pour souligner la scission, l’impression de cohabiter sous deux formes différentes, qui est à la fois une hallucination attestée, bien connue des malades placés sous morphine, et un idéal poétique. La même substance qui animalise par destruction de la conscience – c’est toute la problématique des drogues de combat – confère aussi un surplomb mystérieux, presque mystique. Comme beaucoup d’auteurs espagnols de sa génération (il est proche du groupe dit des « mutantes », dont le maître à penser est Juan Francisco Ferré) Sandoval pratique une littérature dite « visuelle » (Caplan, le pseudo-auteur du Voleur de morphine, est présenté comme un artiste infographiste) et insère du reste entre les cinq parties de son roman des images de sa composition, dont l’une, suggérant des avions-requins, est reprise sur la couverture de l’édition originale comme de la traduction française. Les références cinématographiques sont constantes chez lui, et l’on remarque notamment, dans Le Voleur de morphine, l’influence constante du film de Terrence Malick La Ligne rouge (The Thin Red Line, 1998), qui évoque la bataille du Mount Austen lors de la guerre du pacifique en 1942. Citée dans les épigraphes disposées non pas en début mais en fin de texte, l’une des diverses « voix off » de ce film célèbre crée précisément un effet de détachement lyrique, qui transforme l’expérience de la guerre (dans une œuvre qui abonde par ailleurs en scènes de combat ultra-réalistes, d’une violence peut-être sans égale) en méditation sur la mort, l’origine de la vie et du mal :

This great evil. Where does it come from? How does it steal into the world? What seed, what root did it grow from? Who's doin' this? Who's killin' us? Robbing us of life and light. (…) Is this darkness in you, too? Have you passed through this night?

Ce grand Mal. D’où vient-il ? Comment prend-il possssion du monde ? De quelle graine, de quelle racine a-t-il levé ? Qui fait cela ? Qui nous tue ? Qui nous ôte la vie et la lumière ? Cette ombre est-elle aussi en toi ? As-tu traversé cette nuit [8]  ?

Le soldat colombien Wilson Reyes, dans le roman, partage bien des traits avec le Private Witt (interprété par l’acteur Jim Caviezel) dans le film de Malick : une présence à la fois corporelle et spirite, presque angélique par sa capacité à façonner un paradis (ou un contre-enfer) au sein d’une nature tropicale effectivement édénique, mais souillée par la guerre. Par cinéma interposé, des liens intertextuels se tissent donc entre La Voleur de morphine et le roman de James Jones (1962) dont le film de Malick est une adaptation. Dans les deux cas, à la faveur de personnages au destin christique, que leur indifférence proprement stupéfiante à la guerre conduit au cœur des combats et voue à une forme d’héroïsme paradoxal, une perception altérée des choses, assimilée aux effets de la drogue, aboutit à une intensification poétique de l’horreur.

Sexualités radieuses et maudites

Il est probablement inutile de s’attarder de manière générale sur les effets désinhibants des drogues, quelles qu’elles soient, mais dont certaines, comme le haschisch, le lsd (mais ce serait tout aussi vrai de l’alcool et des dérivés de l’éther) sont parfois utilisées directement pour leurs vertus aphrodisiaques. Le contexte de guerre, parallèlement, ébranle si profondément l’ordre social et la régulation du désir qui y prévaut qu’il favorise, on le sait, l’émergence « d’enclaves » érotiques, où des pulsions jugées coupables, voire interdites, trouvent une possibilité d’assouvissement, et cela aussi bien « à l’arrière » que sur le front même, si l’on en juge par les rares témoignages sur l’homosexualité dans les tranchées : en 2001, Philippe Besson publiait par exemple En l’absence des hommes [9] , roman évoquant l’initiation d’un adolescent par un soldat exempté pendant quelques jours de l’horreur des combats. Une telle problématique apparaît, quoique avec une importance inégale, dans nos deux romans, qui incluent ce que l’on peut appeler un « mystère sexuel » et envisagent la guerre comme écrin problématique de la pulsion. Cet aspect est central dans le texte de Claude-Louis Combet, qui s’apparente à la genèse minutieuse, depuis l’enfance, de l’inceste finalement consommé entre Trakl et sa sœur Margarethe. Les visions d’épouvante engendrées par la cocaïne, à laquelle Trakl initia la jeune femme, qui finit par se défenestrer lors d’une crise de folie, traduisent simultanément les horreurs de la guerre et le « soleil noir » de l’inceste, la « ronce noire » du titre pouvant symboliser simultanément la baïonnette qui fouille les entrailles de l’ennemi et un phallus intrusif, aussi difforme que coupable : posséder la sœur, c’est vouer à la mort le couple constitué. Il est difficile, à la lecture, de déterminer si la prise de cocaïne sert à franchir le pas entre l’inceste psychique et l’acte lui-même, comme elle aide le fantassin à s’exposer au feu ennemi, ou si elle constitue après-coup le seul paravent imaginable (la seule alternative) à la reproduction du péché. Dans les deux cas, le « corps en guerre » semble un analogon du corps incestueux devenu hideux, insupportable à lui-même, horrifié par sa propre exultation, mais finalement incapable de ne pas s’abîmer dans une sexualité maudite. Il ne s’agit pas alors, on s’en doute, de la virilité exaltée du guerrier et des prouesses épiques de champ de bataille, mais de sabre d’abordage émoussé, d’étreintes sanglantes, de masculinité déchue et malade : la « ronce noire », forme épineuse et calcinée de la palme des martyrs, figure la nécrose du frère, du jeune homme européen, du combattant. On ne revient de l’inceste pas plus qu’on ne revient du front : pour intensifier la souffrance et expier l’inexpiable, Trakl s’abandonne à des prostituées étouffantes et bouffies, dont l’excès « créaturel » et organique – seins ballottants, pubis exubérants, cuisses veinulées et cireuses, chairs violacées – offre un morcellement comparable à celui des soldats éventrés et démembrés. Il s’agit moins de femmes que de visions de cocaïnomane, sa dépendance à la fornication sous sa forme la plus dégradée devenant bientôt tyrannique. Dévirilisé par son péché, mais aussi par la guerre et les attentes héroïques qu’elle fait peser sur des jeunes gens éminemment mortels, Trakl assouvit dans une sorte de délire hallucinatoire et misogyne un fantasme de souffrance et d’absolue passivité :

Et lui, béat, comme jamais, d’être enfin proie, se laissa étendre et se laissa prendre, dans le roulis des chaleurs et des senteurs et dans l’infinie profusion des chairs. Il fut bercé, noyé, enfoui, dissous, annulé, sucé jusqu’à la moelle, rendu jusqu’à la gorge, laminé dans les cavernes du cerveau. Il n’aurait pu dire laquelle des femmes l’avait violé [10] .

Dans Le Voleur de morphine, l’élément sexuel, en apparence tout aussi transgressif, est présenté comme le produit direct des circonstances de la guerre et de la prise de drogue. Recueilli par la famille du petit voleur – qui a permis une transfusion en lui donnant son sang : pacte fraternel et salvateur qui, faisant pour le coup fi de tout réalisme, relève de l’union symbolique – l’angélique soldat Reyes repose sur le sol d’une grange, dans un état de conscience altéré par la morphine. L’enfant, Han Dong-Sun, qui s’est lui-même injecté le produit, est à ses côtés :

Y entonces el muchacho, sentado a lo indio, se arremanga el pantalón hasta la rodilla, retira el capuchón del tubo con los dientes, lo escupe a un lado, cierra los ojos, se entrega alo prohibido. La aguja es en su muslo. (…) Después Han. La aguja en su muslo. Y la embriaguez descendió hasta vosotros, vino a vosotros su reino. Y ya no eras capaz de distinguir qué era tuyo y qué procedía de la embriaguez, qué era anterior a la circulación de la morfina y qué estaba ya en tu sangre, antes. Porque de repente había unos labios acariciando tus labios, mordíendolos. Y una lengua dentro de tu boca. Y unas manos pequeñas sobre tus hombros, manos tibias, como entrapadas entre dos estaciones, entre tos temperaturas. Y una espiral de ternura que desembocaba en el centro de una espiral de culpa. Ni siquiera era un adolescente. (…) Se quitó la ropa. Admiraste con la punta de tus dedos su piel de porcelana, su pene demasiado grande para su edad…

Assis en tailleur, le garçon retrousse son pantalon à hauteur du genou, retire avec ses dents le capuchon du tube, le recrache, ferme les yeux et s’abandonne à l’interdit, l’aiguille plantée dans la cuisse. (…) Et puis il y avait Han. L’aiguille dans sa cuisse. L’ivresse vous a grisés et envahis. Tu ne savais plus différencier ce qui t’était propre de l’enivrement, ce qui avait précédé la circulation de la morphine dans tes veines et de quoi était fait ton sang avant cela. Soudain, des lèvres ont caressé les tiennes et les ont mordues. Une langue s’est introduite dans ta bouche et des mains menues ont parcouru tes épaules, des mains tièdes, comme coincées entre deux saisons, deux températures. Une spirale de tendresse a débouché au cœur d’une spirale de culpabilité. Han n’était pas encore entré dans l’adolescence. (…) Il s’est déshabillé. Du bout des doigts, tu as admiré sa peau de porcelaine, son pénis trop grand pour un garçon de son âge [11]

Contrairement à ce qui se produit dans Blesse, ronce noire, où l’on suit jusqu’à son issue tragique une fatalité de l’inceste « préparée dans les limbes de l’enfance », l’étreinte sensuelle semble ici relever de la réaction chimique fortuite, à peine distincte d’une hallucination due à la drogue. Loin d’être attiré par l’enfant, ce qui nous obligerait à parler de scène pédophile, le soldat Reyes se contente de répondre aux gestes d’un Han lui aussi morcelé (lèvres, langue, mains, pénis) et métamorphosé, soudain extérieur à son âge et à lui-même. Pure émanation du pacte de sang et d’une fraternité de morphinomanes enfantée par la guerre, cette tendresse sexuelle semble à vrai dire aussi improbable qu’opportuniste, et la narration prend grand soin, sans la poser explicitement, de ne pas exclure l’hypothèse de sa nature purement onirique. Peut-être faut-il alors considérer que Mario Cuenca Sandoval, de même que la guerre, on l’a dit, crée des espaces érotiques voués à se refermer et ouvre de manière erratique les vannes du désir, utilise le récit de guerre – et l’écriture de la guerre – comme cheval de Troie éphémère du récit – qui lui n’est pas « scriptible » – d’un acte homosexuel entre un adulte et un enfant. Redoublant l’efficacité de l’alibi, la morphine achève de rendre licite l’expression d’un désir pédophilie rejeté dans l’ordre de la pulsion éphémère, de la vision et du fantasme. La guerre, sujet ô combien licite, noble et valorisé, s’apparente alors à un masque prestigieux, laissant affleurer des textes fantômes : que dit-on, exactement, quand on « dit » la guerre ?

La dissolution du Moi

Une conséquence ultime de la scission provoquée par la drogue, comme du dégoût de soi engendré par l’assouvissement d’un désir aussi impartageable que criminalisé, est éventuellement la perte définitive du sentiment de soi, l’exténuation du « sujet », conduisant à ces deux sorties du monde que sont la folie et la mort. Sur ce plan encore, la drogue paraît un adjuvant, aussi ancien que nécessaire, de la guerre, et comme sa meilleure métaphore. On se souvient qu’anesthésié par les sortilèges apolitiques du sanatorium, le Hans Castorp de La Montagne magique est brutalement jeté, à la dernière page du roman, sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale : privé de sa drogue, il est hautement probable qu’il ne survivra pas. Car la drogue, qu’elle permette de vivre ou de mourir, est en quelque sorte co-substantielle à la guerre, état exceptionnel exigeant un corps et une psyché également exceptionnels. Extrait du monde social, le soldat est dépossédé de lui-même. Le discours nationaliste qui lui est inlassablement répété et inoculé s’apparente à une antienne qui s’empare du corps, une drogue destinée à galvaniser, et si l’on s’autorise un rapide aparté, mentionnons que même la musique de Bach, dans un texte rédigé pour la Kleine Bachfest d’Eisenach en 1917, est par exemple évoquée comme une véritable drogue de combat :

À une époque où les puissances destructrices sont à l’œuvre et travaillent contre tout ce qui a contribué à la grandeur de notre nation, à savoir crainte de Dieu, fidélité envers l’État, dévouement à l’empereur et aux princes, notre supériorité intellectuelle doit permettre de vaincre la supériorité numérique de nos adversaires. Ici même, en raison de leur force élémentaire, de leur foi solide comme un roc et de leur indéfectible idéalisme, les œuvres de Bach sont quelque chose d’inestimable, elles doivent nous procurer force morale, courage et ténacité dans la dureté des combats et la détresse des temps présents, ce dont nous avons besoin pour remporter la victoire finale. Ici coule une rivière issue du passé allemand, qui a sa source dans les hauts faits de Martin Luther. Si nous puisons à cette eau, nous aurons ce dont nous avons besoin spirituellement et moralement pour vaincre. Que Bach soit donc un champion de la cause allemande dans les horreurs de la guerre et un guide sur le chemin du véritable esprit allemand [12] .

Si nous revenons à des substances moins spirituelles et plus chimiques, on sait bien que la morphine, utilisée pour la première fois comme analgésique pendant la Guerre de Sécession, provoque une accoutumance extrême (il n’est qu’à lire sur ce point les deux textes effrayants que sont Récits d’un jeune médecin et Morphine de Boulgakov [13] ) au point qu’il devenait parfois impossible aux soldats rétablis de revenir au front sans cette très illusoire « protection ». Par la suite, l’utilisation cynique par les armées de drogues de combat destinées à décupler l’agressivité et à annihiler l’instinct de conservation est un sujet évidemment assez tabou, qu’aborde par exemple un film comme L’Échelle de Jacob (1991) d’Adrian Lyne [14] , qui dénonce, par la mimesis des hallucinations cauchemardesques enfouies dans une mémoire traumatisée, l’administration (à leur insu) d’une amphétamine à une compagnie de soldats américains au Vietnam. Si tout récit de guerre n’inclut évidemment pas une réflexion sur la drogue, nos deux textes manifestent cependant soit dans leur forme, soit dans ce qu’on peut appeler leur qualité méta-poétique, une méditation sur la dissolution du moi qu’elle engendre : dislocation qui est un stigmate de la guerre, un traumatisme préparant le rejet et l’exclusion (c’est l’argument d’un roman comme le Rambo de David Morell, qui connut au cinéma la fortune que l’on sait) mais aussi, dans une certaine mesure, une condition de l’engagement du corps dans les combats. Dans Le Voleur de morphine, les stratégies qui y contribuent sont multiples, et l’on se contentera ici de les mentionner : l’inclusion de passages réflexifs (dans la troisième partie, trois courtes sections non-successives sont intitulées « La route de l’Ether », composant une suite historique et poétique consacrée à l’anesthésie, le Letheon, l’oubli de soi) ; la référence constante à Edgar Allan Poe et à son addiction au laudamum, provoquant visions de cauchemar, tentative de suicide et production poétique qui entraîne par contamination, fraternité opiomane, celle de Baudelaire ; la révélation progressive du caractère fictif, fantasmé, de personnages (Reyes, Bentley dit « Le Maigre ») qui apparaissent à la fin du texte comme autant d’avatars d’un Caplan qui tente de se recomposer par l’écriture.

Chez Claude Louis-Combet, comme de coutume, les choses sont encore plus radicales, dans la mesure où la tragédie des amants incestueux, en chemin volontaire vers une double perdition, emblématise l’ébranlement général du sujet dans la guerre. La secousse est d’ordre ontologique, et l’on songe derechef aux questions de La Ligne rouge, à ceci près qu’une absolue désolation métaphysique s’impose pour toute réponse. La prise de drogue s’apparente alors à une auto-dévoration :

Couché sur une paillasse, à même le plancher d’une petite chambre dont il était le seul occupant, il pouvait observer son bras qui s’allongeait, sa main qui sortait de l’ombre de la manche et qui semblait opérer pour elle-même, avec une dextérité mêlée de nonchalance, tout à fait comme les rapaces solitaires qu’il aimait contempler, à la lisière des pâtures. Un tout petit peu de poudre, dans le creux du pouce – et puis encore, oh ! davantage, davantage [15]

Si le frère et la sœur, après la faute, s’abolissent parallèlement dans la solitude et le suicide, les Européens s’entretuent, s’entredévorent, s’entrepénètrent de frère à frère, enfantent eux-mêmes le rapace qui les annihile : inceste macabre et généralisé, péché sans rémission contre un « sujet » qui non seulement meurt sous l’apparence singulière des victimes de la guerre, mais perd ses droits à l’expression : « Ce jour-là, le sang de la sœur avait coulé de la blessure du sexe jusque sur la terre ensoleillée. C’était le mal. Et le poème n’y pouvait rien. Nulle absolution concevable. Le poème n’était rien [16] . » Dispensatrice provisoire d’extralucidité poétique et libératrice paradoxale du corps qu’elle investit, la drogue ne peut finalement rien contre la défaite du poème. En cela, elle est peut-être le visage, alternativement extatique et effroyable, d’une guerre qui, avant d’en ébranler les fondements et d’en interroger la possibilité même, met au défi la littérature.

Notes

  • [1]

    Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, Paris, José Corti, 2004.

  • [2]

    Georg Trakl, Révélation et anéantissement (Offenbarung und Untergang), traduction de H. Stierlin, cité par Paul Louis-Combet, op. cit., p. 7.

  • [3]

    Mario Cuenca Sandoval, El ladrón de Morfina, Madrid, 451 Editores, 2010. En français : Le Voleur de morphine, traduction de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2012.

  • [4]

    Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, op. cit., p. 89.

  • [5]

    Mario Cuenca Sandoval, El ladrón de Morfina, op. cit. p. 77. En français, Le Voleur de morphine, op. cit., p. 70.

  • [6]

    Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, op. cit., p. 77-78.

  • [7]

    Mario Cuenca Sandoval, El ladrón de Morfina, op. cit. p. 233-234. En français, Le Voleur de morphine, op. cit., p. 204.

  • [8]

    Terrence Malick, The Thin Red Line, 1998 (dialogue du film). (Notre traduction)

  • [9]

    Philippe Besson, En l’absence des hommes, Paris, Julliard, 2001.

  • [10]

    Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, op. cit., p. 46.

  • [11]

    Mario Cuenca Sandoval, El ladrón de Morfina, op. cit. p. 126, 146-147. En français, Le Voleur de morphine, op. cit., p. 113, 130.

  • [12]

    Cité par Patrice Veit dans « Johann Sebastian Bach », dans Mémoires allemandes, Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Paris, Gallimard, 2001, p. 492.

  • [13]

    De ce deuxième texte, un film a été tiré par Alexeï Balabanov : Morphine (Morphia), 2009.

  • [14]

    Notons qu’il s’agit en partie d’un « remake » de La Rivière du hibou (1962), court-métrage français de Robert Enrico.

  • [15]

    Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, op. cit., p. 98.

  • [16]

    Ibid., p. 92-93.

Pour citer cet article

Frédéric Sounac, "Les enfers artificiels. Poétisation « stupéfiante » de la guerre dans Le Voleur de morphine de Marion Cuenca Sandoval et Blesse, ronce noire de Claude Louis-Combet", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/frederic-sounac-les-enfers-artificiels-poetisation-stupefiante-de-la-guerre-dans-le-voleur-de-morphine-de-marion-cuenca-sandoval-et-blesse-ronce-noire-de-claude-louis-combe/, page consultée le 20 Avril 2024.