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Rêves de bibliothèques : passage de frontières chez Elias Canetti, Antonio Tabucchi et Danilo Kiš

ARTICLE

Foucault, posant dans un article bien connu les bases d’une anthropologie des lieux, définit certains emplacements, qu’il nomme hétérotopies, comme des contre-emplacements où « tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » [1] Il est ainsi amené à s’intéresser aux bibliothèques, et les inclut dans la catégorie des « hétérotopies du temps qui s’accumule à l’infini » [2]  : la bibliothèque est en effet un lieu où toutes les époques sont archivées et cohabitent. Cette définition constitue un point de départ éclairant [3] , car la notion d’hétérotopie porte au jour le paradoxe frontalier où se loge, entre autres « emplacements », la bibliothèque. Mais ce paradoxe ne consiste pas seulement à accumuler le temps dans un espace donné : si la bibliothèque archive des temps éloignés les uns des autres, elle fait aussi cohabiter toutes sortes d’espaces qui s’ignorent, et même, toutes sortes de mondes aux degrés de réalité variés. La bibliothèque est donc un lieu paradoxal qui s’isole du monde pour ouvrir sur une infinité de mondes. On comprend, dès lors, que les représentations fictionnelles de la bibliothèque puissent être associées à un vertige, car si la fiction est l’exploration d’un monde possible [4] , la bibliothèque est une réserve inépuisable de mondes possibles.

Toute représentation fictionnelle de bibliothèque n’est pas pour autant vertigineuse : les livres qui dorment sur les rayons d’une bibliothèque ne contiennent que des mondes à l’état latent, et pour que ceux-ci prennent vie, encore faut-il que les livres s’ouvrent. Le vertige se loge cependant encore un peu au-delà de la lecture : il naît quand le lecteur commence à perdre la mesure des frontières entre le livre et le monde, entre le réel et l’imaginaire, entre l’espace clos de la bibliothèque et l’espace infiniment ouvert des mondes qu’elle contient mais qui l’excèdent. En dehors d’expériences merveilleuses ou hallucinées dans lesquelles la lecture suffit à actualiser, dans le monde réel, le monde du livre, il est une expérience plus courante [5] et plus naturelle dans laquelle les frontières entre le monde lu et le monde vu s’estompent : le rêve. Le rêve de lecteur prend en effet au pied de la lettre les mots du livre, donne vie au monde qui n’était, l’instant d’avant, que livresque, et le transforme en une fantaisie dont les limites avec le monde réel sont, dans la fiction du vingtième siècle, souvent brouillées. C’est donc à ce topos du rêve en bibliothèque, et plus particulièrement à ses formes dans la fiction moderne, que j’aimerais apporter un éclairage.

Eu égard à cette question, deux romans paraissent particulièrement significatifs, même s’ils appartiennent à des époques différentes et si leurs univers fictifs contrastent l’un avec l’autre. Il s’agit d’Auto-da-fé, d’Elias Canetti, et de Nocturne indien, d’Antonio Tabucchi [6] . Dans le premier, Kien, sinologue retranché dans sa bibliothèque, fait plusieurs rêves, dont un particulièrement long et violent au début du livre. Dans le second, Roux, parti en Inde à la recherche d’un ami, fait halte à Goa, et s’étant endormi dans la bibliothèque d’un couvent, traverse une longue scène onirique. Dans les deux cas, le personnage s’endort sur les livres qu’il a lus et se retrouve dans un monde forgé à partir de ceux-ci. On pourrait croire, au premier abord, que le rêve en bibliothèque n’est qu’une parenthèse dans le récit : le rêve est, par nature, déconnecté du cours des événements réels, sans conséquence sur ceux-ci, et peut apparaître comme une déviation dans une narration dont le fil reprend au moment du réveil du personnage. Le rêve serait, au propre et au figuré, contenu par la bibliothèque. Il semble cependant que le jeu aux frontières qu’implique le rêve en bibliothèque (qui problématise les rapports entre espace intérieur et espace extérieur, entre imaginaire et réel) ne soit pas sans impact sur la façon dont on lit les deux romans : la scène de rêve en bibliothèque est en effet un lieu où le monde de la fiction se voit à la fois réfléchi et contesté. Du même coup, elle est un point névralgique où la littérature de fiction met en scène son propre rapport au monde.

Cette analyse du vertige propre à l’articulation fictionnelle de la bibliothèque et du rêve peut être approfondie par l’étude d’un cas où le rapport d’inclusion entre l’une et l’autre s’inverse : il ne s’agit plus dès lors de rêve en bibliothèque mais de rêve de bibliothèque. Et c’est bien de cela qu’il est question dans la nouvelle de Danilo Kiš, « L’Encyclopédie des morts » [7]  : la narratrice, lors d’une visite en Suède, y découvre dans la « Bibliothèque Centrale » une encyclopédie très spéciale où sont contées les vies de personnes sans importance, ne figurant dans aucune autre encyclopédie. Elle a juste le temps d’y lire avec émotion et émerveillement la vie de son propre père décédé, contée avec une précision extrême, avant de se réveiller : la bibliothèque et son étrange encyclopédie n’étaient que les fruits de sa fantaisie onirique. Dans cette configuration, l’esprit découvre, au miroir de la bibliothèque, qu’il contient une infinité de détails oubliés et peut-être même jamais connus, et du même coup qu’il est un labyrinthe ignorant ses propres pièges et ses propres puits. L’inclusion paradoxale et vertigineuse du rêve dans la bibliothèque et de la bibliothèque dans le rêve semble donc se vouer à métaphoriser inlassablement la rupture des frontières censées garder la culture : en effet, c’est à la fois une certaine conception de l’esprit comme totalité rationnellement ordonnée et un idéal d’organisation encyclopédique de la culture qui se révèlent, dans ces œuvres, irrémédiablement perdus.

Rêves en bibliothèque : frontières gardées ?

La scène de rêve en bibliothèque part d’une réalité courante : un lecteur s’endort sur son livre ; un monde onirique naît de sa lecture. Le rêve actualise, sous les yeux du personnage-lecteur, et du lecteur réel, les potentialités qu’a le monde contenu dans le livre d’en sortir ; dans le même temps, le rêve transforme ce monde et se substitue au livre. La bibliothèque devient dès lors un palais des rêves – ou des cauchemars. Mais dans la mesure où le rêve est destiné à être résorbé dans le réveil, on peut se demander si le rêve en bibliothèque n’est pas condamné à rester le lieu d’une évasion momentanée qui, dans le cours du roman, s’apparentera à une parenthèse.

C’est ce que semble illustrer au premier abord le rêve de Kien au début d’Auto-da-fé (BL, pp. 32-34). Un soir, Kien, s’étant endormi comme de coutume dans la bibliothèque où il vit, assiste en rêve à un étrange sacrifice humain : un homme est exécuté par deux prêtres déguisés en jaguars. Cette scène laisse bientôt la place à un auto-da-fé, dont les victimes sont tantôt des livres tantôt des hommes, et qui se transforme finalement en Jugement dernier. Si le lecteur sait d’emblée que cette scène est un rêve, il peut être néanmoins frappé par l’extrême violence des visions du narrateur et par le caractère rhapsodique de leur enchaînement, comme lorsque l’un des prêtres fend la poitrine de la victime du sacrifice avec une pierre, et que s’en échappent des livres : « Eine Kante schneidet die Brust scharf auf. […] Entsetzlich : aus der aufgerissenen Brust springt ein Buch hervor, ein zweites springt nach, ein drittes, viele. Sie nehmen kein Ende, sie fallen zu Boden, sie werden von klebrigen Flammen erfasst. » (BL, p. 32) [« Un des tranchants ouvre d’un coup net la poitrine. […] Spectacle affreux ! De la poitrine béante jaillit un livre, puis un autre, un troisième, une foule. Cela ne s’arrête pas. Ils tombent sur le sol et sont aussitôt la proie des flammes poisseuses. » (BL, pp. 51-52)] L’intensité de la scène, que n’entrave pas le grotesque, vient en partie de ce que les images oniriques n’ont pas été rattachées à leurs sources, et que leur violence paraît dans tout son arbitraire. Ce n’est qu’après coup, au moment de son réveil, que Kien relie chacune des images de son rêve à une lecture ou à une pensée de la veille et des jours précédents :

Mexikanische Bilderhandschriften hatte er vorgestern betrachtet. Eine von ihnen stellte die Opferung eines Gefangenen dar, durch zwei als Jaguare verkleidete Priester. An Eratosthenes, den greisen Bibliothekar von Alexandria, hatte er, wenige Tage war es her, anlässlich der Begegnung mit einem Blinden gedacht. Der Name Alexandria erweckte in jedem die Erinnerung an den Brand der berühmten Bibliothek. [...] Michelangelo bewunderte er; am höchsten stellte er sein „Jüngstes Gericht“. [...] Aus alledem hatte der Schlaf einen Traum gebraut. (BL, p. 34-35)

[Il avait examiné l’avant-veille des calendriers religieux mexicains. L’une des images représentait le sacrifice d’un prisonnier par deux prêtres déguisés en jaguars. Quant à Eratosthène, le vieux bibliothécaire d’Alexandrie, il avait pensé à lui quelques jours auparavant à la suite de sa rencontre avec un aveugle. Chez tout le monde, le nom d’Alexandrie éveille le souvenir de l’incendie de la fameuse bibliothèque. […] Il admirait Michel-Ange ; il mettait au-dessus de tout son « Jugement dernier ». […] Le sommeil avait brassé tous ces éléments pour en faire un rêve. (BL, p. 54-55)]

Cette interprétation rétrospective de Kien dévoile ainsi au lecteur le point de départ du rêve, mais elle fait plus : elle rattache tout la narration onirique à un procès rassurant d’associations mentales. L’extrême violence des épisodes successifs du rêve est ramenée à une succession d’images d’Epinal (un rite mexicain, un événement antique célèbre, le « Jugement dernier » de Michel-Ange) : le monde du rêve est « indexé » par le narrateur sur l’univers connu et apaisant de sa bibliothèque. Une fois le rêve achevé et analysé, la narration peut donc rentrer dans ses gonds et le récit des événements réels reprendre.

Dans Nocturne indien, le traitement du même phénomène littéraire est, pour ainsi dire, symétrique. Reçu dans un couvent de Goa pour consulter des archives, le narrateur s’installe dans la bibliothèque et se met à lire le récit, fait par un jésuite du dix-septième siècle, de sa mission en Inde. Or après quelque temps, la lecture s’interrompt et le narrateur s’aperçoît qu’il n’est pas seul : « Ero arrivato alla fine del lungo preambolo dedicato al Re, quando, senza sapere da quale segnale, ebbi la sensazione di non essere solo. » (NI, p. 74-75) [« J’étais arrivé à la fin du long préambule dédié au roi quand, sans savoir ce qui m’en avertissait, j’eus la sensation de ne pas être seul. » (NI, p. 83)] Ce qui est extrêmement déroutant pour le lecteur, c’est qu’à aucun moment, l’intrus n’est identifié comme une figure onirique : le rapport d’inclusion est masqué par un rapport de contiguïté. Il est vrai que le narrateur témoigne à plusieurs reprises de sa perplexité face aux étranges remarques du personnage [8] ; mais ces interrogations, si elles peuvent susciter un trouble chez le lecteur, ne sont pas suffisamment explicites pour suggérer qu’il s’agit d’un rêve. Du coup, le lecteur peut être pris par une sorte d’effroi quand la narration s’emballe : « Fece un gesto teatrale un po’ ridicolo, disegnando un’ampia voluta col braccio destro che poi si portò al cuore, ed esclamò con voce stentorea : “sono Afonso de Albuquerque, viceré delle Indie !” » (NI, p. 76) [« Il fit un geste théâtral, un peu ridicule : son bras droit décrivit une ample volute et sa main vint se poser sur son cœur pendant qu’il clamait d’une voix de stentor : “Je suis Afonso de Albuquerque, vice-roi des Indes.” » (NI, pp. 84-85)] L’étrangeté de l’épisode vient de ce que, au moment même où une explication rationnelle est donnée à cet incident – l’intrus est fou – un indice de la propre « folie » du narrateur est fourni au lecteur : « Solo in quel momento capii che era pazzo. Lo capii e nello stesso tempo pensai curiosamente che egli era proprio Afonso de Albuquerque, e tutto ciò non mi stupì […]. » (NI, p. 76) [« Alors seulement je compris qu’il était fou. Je le compris et en même temps, curieusement, je pensai qu’il était réellement Afonso de Albuquerque, et cela ne me surprit pas […]. » (NI, p. 85)] Cette contradiction dans les termes entre deux choix inconciliables d’identification, cependant assumée comme étant naturelle, est proprement onirique. Pour autant, le texte n’explicite pas encore la réduction de la scène à un rêve : le monde de la fiction, accepté depuis le début comme globalement identique au nôtre, semble dérailler dans l’irrationnel. Or finalement, au dernier moment, la crise est résorbée de la façon la plus naturelle qui soit : le fou prend soudain un visage affable, et le lecteur comprend que le narrateur s’est réveillé d’un cauchemar. « Poi la sua voce diventò affabile, mi chiamò professore e mi disse :  “mi scusi se l’ho svegliata”. /  “Mi scusi se l’ho svegliata”, disse Padre Pimentel. » (NI, p. 79) [« Et puis sa voix prit un ton affable, il m’appela professeur et me dit : “Excusez-moi de vous avoir réveillé.” / “Excusez-moi de vous avoir réveillé” , dit le père Pimentel. » (NI, p. 87)] La figure d’Afonso de Albuquerque n’était donc que le résultat de la transposition du récit du jésuite dans un rêve.

Si dans Auto-da-fé, le rêve est d’emblée identifié, ses sources livresques n’étant explicitées qu’à la fin, c’est le contraire qui se produit dans Nocturne indien : la source livresque est initialement présente, mais le rêve n’est identifié qu’au moment où il s’achève. Dans les deux cas, cependant, une forte perturbation de l’univers de la fiction par le rêve est finalement résorbée. La scène de rêve peut donc apparaître après coup comme une parenthèse dans le cours du récit ; le rêve est ravalé par les livres dont il s’était échappé, et retourne dans la bibliothèque. Dans Nocturne indien, la fin du rêve coïncide d’ailleurs avec la sortie de la bibliothèque : lorsque le chapitre s’achève, le narrateur quitte définitivement le couvent ; le rêve et la bibliothèque peuvent donc paraître indissolublement liés l’un à l’autre dans leur nature de lieu digressif, d’espace isolé du reste du livre. [9]

Reste que cette première impression ne suffit peut-être pas : le travail inquiétant des images oniriques ne déborde-t-il pas sur l’ensemble de l’univers fictif ? La bibliothèque est-elle une cellule d’isolement capable de contenir le pouvoir de déflagration du rêve ? Plusieurs éléments peuvent suggérer le contraire. On sait, par exemple, que la bibliothèque où Kien se cloître est un refuge incertain : le monde s’y infiltre progressivement au cours du roman, et la bibliothèque échoue à se constituer en bastion isolé du monde. D’autre part, l’animation et la transposition mentales de mondes lus ne se produisent pas seulement en rêve, pour Kien, mais aussi au cours de crises de délire. Alors que Kien, convalescent après une chute de l’échelle dans sa bibliothèque, reçoit une visite de son concierge, il fait défiler dans sa tête la liste des livres qu’il a fait tomber : « In der liste der gefallenen Bücher figurierte als Nummer 39 ein dicker, alter Band über „Bewaffnung und Taktik der Landknechte“. […] Eine ungeheure Begeisterung packte Kien. Der Hausbesorger war ein Landknecht, was denn sonst ? » (BL, p. 99) [« Sur la liste des livres tombés figurait au numéro 39 un volume épais sur L’armement et la tactique des lansquenets. […] Un immense enthousiasme saisissait Kien. Le concierge était un lansquenet : c’était évident. » (BL, p. 150)] Le délire fait soudain émerger la figure du lansquenet hors du livre, la matérialise dans le monde réel de la fiction et la plaque sur un personnage réel, en l’occurrence le concierge : c’est donc selon un procédé très similaire que Kien, dans ses délires et dans ses rêves, donne vie à ses lectures. On peut, par conséquent, se demander si le rêve de Kien n’est pas lié, dans son extrême violence, à la fable d’Auto-da-fé – à savoir une plongée dans la folie, c’est-à-dire l’échec d’une tête à se constituer en bastion isolé du monde [10] – de façon aussi directe que ses crises délirantes. D’une manière analogue, dans Nocturne indien, la résorption finale du rêve suffit-elle à effacer l’effet initial de continuité entre les épisodes réels et la scène rêvée ? L’impression première d’entraînement de la narration dans l’irrationnel n’est-elle pas au contraire irréversible ?

Rêves en bibliothèque : frontières ouvertes

Si le monde du rêve en dit plus sur la fiction qu’on ne peut croire au premier abord, les conditions d’ouverture de ses frontières ne sont pas les mêmes dans les deux œuvres : chez Antonio Tabucchi, il semble que le rêve ne soit que l’envers du réel ; la bibliothèque est le théâtre d’un renversement du rapport de primauté du réel sur l’illusion. Chez Elias Canetti, en revanche, la bibliothèque ne peut pas cohabiter avec le monde ; le rêve est le fruit, monstrueux, de leur antagonisme absolu. En tout cas, il semble que la fiction ne soit lisible dans les deux romans qu’au regard de ce que le rêve en révèle.

Dans Nocturne indien, le travail du rêve sur la réalité est discret et d’une certaine manière indirect. Il transparaît dans la façon qu’a tout d’abord le rêve de se faire passer pour la réalité. En effet, si les premiers indices d’onirisme ne suffisent pas à choquer le lecteur au début du chapitre VIII, c’est que la logique onirique n’est pas très éloignée de la logique « normale » du texte. Toutes les petites saynètes qui ont précédé ce chapitre sont en effet nimbées d’étrange ; à aucun moment, le narrateur ne maîtrise ni ne comprend véritablement le sens des rencontres qu’il fait : il semble marcher à travers un songe. Cet « onirisme » de la narration culmine dans le chapitre VII, où le narrateur rencontre un devin difforme qui tente de lire son atma. Du coup, la rencontre avec le personnage étrangement intrusif du chapitre VIII ne se différencie des autres scènes que par gradation : l’inquiétude que produit le chapitre n’est pas obtenue par un véritable changement de nature du monde décrit, mais par une simple augmentation du « marquage onirique ». Seule l’explicitation finale du réveil assure le lecteur du caractère rêvé de la scène ; mais cette explicitation ne suffit pas à résorber complètement l’impression de plongée dans l’absurde. L’effet du rêve est à double tranchant : si l’on peut prendre un songe pour la réalité, c’est que la réalité est peut-être, elle aussi, un songe [11] . Du même coup, la scène de rêve semble éclairer le sens du titre : ce roman est un « nocturne indien » dans la mesure où le narrateur y traverse, plongé dans la nuit de son inconscience, un pays que l’on ne peut jamais voir en pleine lumière [12] . Jean-Daniel Gollut a montré que la narration de rêve a longtemps emprunté son organisation au récit de voyage [13] . Avec Tabucchi, il semble que l’emprunt soit réversible : le voyage adopte lui-même la forme du rêve.

Ce débordement du rêve sur la réalité est confirmé par la fin du roman. Le personnage du rêve accuse en effet le narrateur de mentir quand celui-ci dit être venu en Inde pour chercher son ami. Or à la fin du roman, le narrateur, ayant enfin aperçu celui qu’il cherchait, renonce à l’aborder et abandonne sa quête comme une illusion. Par là-même, le rêve retrouve son antique fonction de révélateur prémonitoire. Mais la déstabilisation provoquée par le rêve va au-delà : le personnage du rêve dénonce en effet toute réalité comme illusoire. A la fin du rêve, plein de mépris, il pousse du pied un rat mort et s’exclame être le joueur de flûte de Hamelin. Le cadavre de rat peut alors apparaître comme l’incarnation des dérisoires illusions d’un monde voué à la mort, mais l’effet de l’image est d’autant plus fort que son sens n’est pas précisément localisable (et qu’elle est d’abord perçue comme une vision réelle). Or, dans la toute dernière scène du livre, la métaphore est réintroduite dans le monde fictif quand le narrateur présente son métier de chercheur à un autre personnage : « Frugo in vecchi archivi, cerco cronache antiche, cose inghiottite dal tempo. E il mio mestiere, lo chiamo topi morti. » (NI, p. 100) [« Je fouille dans de vieilles archives, je cherche des chroniques anciennes, des choses englouties par le temps. C’est mon métier, j’appelle ça les rats morts. » (NI, p. 110)] A l’extrême fin du roman, il dit retourner à ses rats morts. Cet écho pourrait rendre très triviale l’image puissante du rêve : la « métaphore vive » des « rats morts » se révèle in fine n’avoir été que la réactualisation littérale d’une expression lexicalisée du narrateur. Pourtant, l’effet initial de cette image, en raison même de sa puissance, peut continuer à dominer pour le lecteur : dès lors, il semble que la remarque finale du narrateur nimbe de mystère onirique son activité de chercheur ; le rêve apparaît comme un prisme à travers lequel la réalité (et le terne travail du narrateur en bibliothèque) est perçue. En qualifiant ses vieilles chroniques, de « rats morts », le narrateur semble rappeler la vérité qu’a énoncée le rêve, à savoir que toute quête d’un sens est illusoire et que seul prévaut le mystère ; le retour final du narrateur à ses rats morts peut ainsi apparaître comme l’expression ambiguë d’un désabusement et d’un désir de se perdre encore et indéfiniment dans le labyrinthe sans issue des livres et des rêves. [14]

Chez Canetti, l’impact du rêve sur la réalité se manifeste de manière beaucoup plus agressive et plus directe. Comme dans Nocturne indien, le rêve annonce le dénouement du roman : Kien se rêve au cœur d’un brasier où se consument des livres ; à la fin du roman, c’est lui-même qui, dans une crise délirante, allume le brasier où brûle sa propre bibliothèque. Le rapport entre les deux scènes est annoncé, dès le réveil de Kien, par l’effroi de celui-ci : « Von diesem Traum, dem bösesten, dessen er sich entsann, war er noch eine halbe Stunde später bedruckt und benommen. Ein missratenes Zündholz, während er auf der Straße seinem Vergnügen nachging, – und die Bibliothek war verloren ! » (BL, p. 34) [« Une demi-heure plus tard, il était encore sous le poids de ce rêve obsédant, le pire qu’il eut jamais fait. Une allumette mal éteinte pendant qu’il s’en allait dans la rue à ses distractions, et c’en était fait de sa bibliothèque ! » (BL, p. 54)] Ce lien est renforcé, dans la suite du roman, par toute une série de passages « relais » qui rappellent au lecteur la terreur obsessionnelle de Kien. Ainsi, lors d’un autre rêve très court, Kien voit-il une bibliothèque gigantesque construite au bord du Vésuve et menacée par l’éruption de celui-ci (BL, p. 127). Le grand rêve d’Auto-da-fé est donc bien le premier symptôme de la plongée de Kien dans la folie. Mais le roman met moins en scène l’irruption de la folie dans un esprit rationnel qu’il ne pousse jusqu’à l’excès pathologique une logique d’emblée viciée : si, au cours de son rêve, Kien est terrifié à l’idée de voir des livres brûler mais se montre indifférent aux morts humaines, c’est que tout son système de valeurs est fondé sur une folle misanthropie. [15]

Il faut aller plus loin encore : l’irrationnel n’appartient pas en propre à Kien mais apparaît, dans le roman, comme un principe universel. Aucun personnage n’agit en vertu de principes rationnels, ni Thérèse, aveuglée par sa soif d’argent et un amour ridicule pour un vendeur de meubles, ni le nain Fischerle, aveuglé par son amour des échecs et ses rêves improbables d’Amérique, ni le frère Georges, dont la bonne conscience de psychiatre n’est pas plus lucide : le roman offre à son lecteur une humanité d’aveugles [16] . La volonté initiale de Kien de se retrancher dans sa bibliothèque vient du souci de se soustraire à cette irrationalité. Or ce désir est en soi folie ; mais c’est avec l’irruption progressive du délire, fruit d’un conflit entre le désir de Kien de s’isoler du monde et l’impossibilité de le faire, que la dénonciation de cette illusion prend la forme d’un drame. Le grand rêve d’Auto-da-fé est le premier acte de ce conflit et de ce drame. Il marque la première incursion du monde extérieur dans l’espace isolé de la bibliothèque : dans la scène qui précède, Kien a promis à Thérèse de lui donner un livre. Plus loin, le rêve du Vésuve signale une aggravation de l’affrontement avec Thérèse : quand il survient, celle-ci a en effet commencé à s’approprier la bibliothèque. La crise finale et l’incendie de la bibliothèque figurent l’implosion des deux citadelles que sont l’esprit de Kien et sa bibliothèque sous la pression du monde extérieur [17] . Mais le triomphe du monde est celui d’une autre illusion, et le roman s’achève sur un vide.

Les deux grande rêves d’Auto-da-fé et de Nocturne indien sont donc, chacun à sa manière, des foyers qui grossissent et réfléchissent la dynamique fictionnelle à l’œuvre dans chaque roman. La fiction y exhibe sa propre contradiction en dévoilant l’illusion du monde qu’elle crée [18] . C’est de cette dialectique que vient le vertige. Mais la fiction ne s’interroge pas seulement sur elle-même : une certaine idée de la bibliothèque comme symbole de l’ordre et de l’organisation du savoir, comme incarnation de l’idéal d’accomplissement encyclopédique de l’homme se trouve ici contestée. Reste que la contestation par le rêve de l’idéal incarné par la bibliothèque est, elle aussi, réversible : il arrive que l’esprit rêvant héberge une bibliothèque. Faut-il y voir la réintroduction paradoxale d’un ordre encyclopédique dans le rêve, ou une reconfiguration du vertige propre au rêve en bibliothèque ?

Rêves de bibliothèque

Dans le rêve en bibliothèque, le pouvoir déstabilisateur du monde onirique peut d’abord sembler réduit au moment du réveil, puisque le lecteur rattache alors l’univers onirique qui l’a dérouté au matériau réel, notamment livresque, du rêve. Dans le rêve de bibliothèque, un effet similaire de réduction finale se produit. Dans la nouvelle de Danilo Kiš, le lecteur est d’abord plongé dans un récit extrêmement troublant : L’encyclopédie des morts est en effet un livre improbable et paradoxal où les vies privées sans importance se voient publiées, où les événements éphémères et apparemment non dignes de mémoire sont inscrits durablement, et qui n’a pas d’auteur localisable. Mais ces paradoxes sont apparemment réduits in fine : le texte n’était qu’un songe, la bibliothèque le fruit d’une divagation onirique. Les frontières entre public et privé, entre intérieur et extérieur, connaissance écrite et mémoire éphémère sont finalement rétablies. Le rêve est un filtre qui a permis à l’auteur de construire une fantaisie débridée, à l’apparence fantastique [19] . Il peut donc apparaître comme un procédé permettant de rattacher le processus d’invention fictionnelle à l’activité onirique : un roman entier, celui de la vie du père de la narratrice est finalement ramené à la dimension d’un rêve, et condensé en un article d’encyclopédie. Danilo Kiš semble d’ailleurs ne pas dire autre chose quand il confie :

En décrivant cette encyclopédie, je parle donc d’un projet idéal de condensation, en proposant en même temps, comme résultat ultime, la nouvelle elle-même – « L’encyclopédie des morts » – qui n’est rien d’autre qu’un roman condensé, un roman réduit à une quarantaine de pages. Soit dit en passant, un autre écrivain, moins paresseux et ayant une poétique différente, aurait sans doute fait de cette « matière » un énorme roman, quelque chose dans le style de ce que le roman psychologique classique du dix-neuvième siècle appelait – et je ne pense pas ici uniquement à Maupassant – Une vie. C’est cela que j’ai voulu faire : condenser la matière de tout un roman en l’espace d’une nouvelle… [20]

En réactivant le genre de la « vie » dans le cadre d'une Encyclopédie des morts, on peut penser que Danilo Kiš ne se positionne pas seulement par rapport aux romans psychologiques du dix-neuvième siècle, mais s'inscrit dans la tradition médiévale des recueils de vies de saints, évoquée d’ailleurs par la narratrice (EM, p. 45) [21] , et dont la réactualisation joue un rôle particulier pour le renouvellement des formes narratives dans les années 1980 [22] ; reste que cette profession de foi en faveur d'une esthétique de la condensation peut conforter une lecture instrumentale de la mise en scène onirique et encyclopédique. La chute de la nouvelle permettrait ainsi au lecteur de relire celle-ci comme une vie déguisée et condensée et de prendre conscience après-coup de l’importance programmatique de son sous-titre, « (toute une vie) » (EM, p. 43), dont tout le paradoxe est d’être mis entre parenthèses mais en majuscules.

Il n’est cependant pas sûr que cette interprétation épuise le pouvoir de déstabilisation de la nouvelle : le réveil ne résorbe pas l’ensemble des ambiguïtés suscitées par cette étrange encyclopédie. Dans la dernière page, la narratrice conte son étonnement lorsqu’elle découvre, dans l’Encyclopédie des morts, un motif floral dont elle apprend qu’il servait de base aux peintures réalisées par son père à l’époque où se développait le cancer dont il est mort ; c’est sur ce motif que s’achève le rêve. Or la narratrice, ayant recopié son rêve à son réveil, se rend auprès du très réel cancérologue qui a soigné son père : « Lorsque je montrai ce dessin au docteur Petrović, il me confirma, non sans étonnement, que le sarcome dans le ventre de mon père avait justement cet aspect. Et que l’efflorescence avait sans doute duré de longs mois. » (EM, p. 68) La nouvelle s’achève ainsi : le rêve n’était donc pas une divagation fantaisiste ni même seulement un condensé des souvenirs qu’avait la narratrice de la vie de son père : il a bien révélé, de façon indirecte, une vérité auparavant ignorée par la narratrice. La narratrice a su en rêve bien plus qu’elle ne savait en réalité. La mémoire du rêve, dont la supériorité sur la mémoire réelle est attestée après coup, réintroduit une déstabilisation, qui restera irréductible. Ce n’est donc pas un hasard si Danilo Kiš, quand on l'interroge sur l'influence de Borges, tout en revendiquant l’héritage de celui-ci, considère sa nouvelle plus proche de « Funes ou la mémoire » que de « La bibliothèque de Babel » [23] . Funes est, comme on sait, un homme dont la mémoire fabuleuse retient chaque détail jusqu’à ne plus pouvoir en faire abstraction pour organiser et classer ses pensées. L’effet fantastique de la nouvelle de Borges vient d’un étourdissement du lecteur à imaginer une vie sans oubli. Or comme celle de Funes (et peut-être même plus gravement que celle de Funes), la mémoire de la narratrice, dans « L’Encyclopédie des morts », excède littéralement son propre esprit. Au miroir de son rêve, ce personnage découvre que son esprit est une bibliothèque ignorant son propre contenu.

Du même coup, la volonté de Danilo Kiš de faire tenir « toute une vie » dans un article d’encyclopédie est paradoxale et répond à une nécessité poétique autrement complexe que celle de la condensation : l’encyclopédie incarne, dans la nouvelle, un idéal de représentation ordonnée et totale du réel. La narratrice de « L’Encyclopédie des morts » s’applique à de multiples reprises à mentionner l’exactitude et l’efficacité représentatives de l’encyclopédie qu’elle parcourt en rêve :

[…] là-bas, tout est noté. Absolument tout. Les paysages de sa région natale sont rendus de façon tellement vivante qu’en lisant, ou plutôt en survolant les lignes et les paragraphes, j’avais l’impression d’être là-bas, en plein cœur de cette région. (EM, p. 46)

Prenez par exemple cette indication laconique inscrite dans mon cahier : elle se trouve là-bas, en quelques paragraphes, tellement condensée qu’à l’esprit du lecteur apparaît aussitôt, comme par magie, le paysage baigné de soleil qui sert d’arrière-plan au défilé des images. (EM, p. 48)

L’Encyclopédie accomplit l’idéal d’une recension exhaustive, non seulement de toutes les vies anonymes, mais aussi de tous les détails de chacune de ces vies, et parvient ainsi à une représentation exacte et absolue du monde réel [24] . Du même coup, elle figure un rapport à l’écriture irrémédiablement perdu, par rapport auquel le texte même de la narratrice et, partant, de l’auteur se définit de façon abyssale : face à cette réussite ineffable, parce qu’inimaginable, la narratrice doit se contenter d’un simulacre ; ce qu’elle recopie, elle le résume, pressée par le temps, et s’en excuse, inlassablement. Or le lecteur s’aperçoit in fine que ce qu’il croyait du moins être recopié directement de l’encyclopédie est éloigné de l’idéal de représentation non résiduelle du réel que celle-ci représente, par un degré de plus, puisque ce qu’il lit n’est en réalité que ce que la narratrice a pu noter de son rêve. L’écriture fait donc plusieurs fois le deuil, par cette mise en abyme, d’une mimesis parfaite [25] ; que le travail désillusionné de l’écrivain moderne s’y représente lui-même ne fait aucun doute mais n’est peut-être pas le plus intéressant : ce qui frappe, c’est ce rattrapage ultime par lequel le médecin atteste le caractère référentiel de la mystérieuse figure florale apparue en dernier et dont les deux recopiages paraissent presque coïncider, tant le rythme de la nouvelle s’accélère dans les toutes dernières lignes. Le vertige de la nouvelle s’approfondit alors de l’idée, fantastique, que l’écriture, après avoir abandonné tout droit à l’illusion, peut atteindre à la vérité, comme malgré elle : il ne s’agit, il est vrai, que d’un dessin, et qui restera, de plus, hors de portée du lecteur. Reste que cette ouverture suffit pour laisser toucher du doigt au lecteur que la littérature a à faire avec l’impossible.

Si le rêve de bibliothèque présente d’évidentes différences de structure avec le rêve en bibliothèque [26] , leurs significations peuvent être rapprochées ; la fiction s’interroge dans un cas comme dans l’autre sur ce fait : tout autant que la culture ne peut plus être considérée comme un espace ordonné et clos, l’esprit humain ne peut plus être compris comme un tout rationnellement organisé et autonome. On est enclin à penser que cette symétrie est le reflet d’une reconfiguration globale de la pensée de l’art, dont les effets sont sans doute particulièrement sensibles au vingtième siècle, mais qui trouve ses sources bien plus tôt : c’est en effet dès le Romantisme allemand, selon Jacques Rancière, que se formule « une certaine idée de la puissance de la pensée de ce qui ne pense pas » [27] et que le modèle rhétorique de la parole efficace laisse la place à celui, littéraire, de l’écriture comme « parole qui sait et ne sait pas ce qu’elle dit » [28] . Cette recomposition esthétique de l’espace sensible implique une remise en cause de l’idéal d’accomplissement encyclopédique de l’esprit et de tout l’ordre des Belles Lettres : il introduit du même coup un certain vertige dans la façon dont on pense la bibliothèque. L’œuvre de Borges témoigne sans doute d’une prise de conscience particulièrement aiguë de cette reconfiguration ; mais dès Auto-da-fé, l’articulation fictionnelle du rêve et de la bibliothèque, selon des procédés d’inclusion perpétuellement variés, peut apparaître comme la formulation littéraire de cette remise en cause, indéfiniment réactualisée, d’une idée de la culture comme ordre.

Bibliographie

  • LIVRES DES AUTEURS ETUDIES

  • CANETTI Elias, Die Blendung (1935), Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1963 ; Auto-da-fé,traduit de l’allemand par Paule Arhex, Paris, Gallimard, collection « L’imaginaire », 1968.
    Le Flambeau dans l’oreille (1980), dans Écrits autobiographiques, Paris, La Pochothèque, Albin Michel, 1998.

  • CAVAZZONI Ermanno, Le tentazioni di Girolamo, Torino, Bollati Boringhieri, 1991.

  • KIS Danilo, « L’Encyclopédie des morts », dans Encyclopédie des morts (1983), traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Gallimard, 1985.
    Jardin, cendre (1965), traduit du serbo-croate par Jean Descat, Paris, Gallimard, collection « L’imaginaire », 1971.
    Le résidu amer de l’expérience (1990), entretiens traduits du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Fayard, 1995.

  • TABUCCHI Antonio, Notturno indiano, Palermo, Sellerio editore, 1984 ; Nocturne indien, traduit de l’italien par Lise Chapuis, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « 10/18 », 1987.
    Notturno indiano (Anna Dolfi ed.), Torino, Società Editrice Internazionale, 1996.
    L’atelier de l’écrivain, conversations avec Carlos Gumpert (1995), La Callone, éditions La Passe du Vent, 2001.

  • BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

  • DOLEZEL Lubomìr, Heterocosmica, Fiction and possible worlds, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1998.

  • FOUCAULT Michel, « Des espaces autres » (1964), in Dits et écrits, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, tome IV (1980-1988), 1994, pp. 755-756.

  • GOLLUT Jean-Daniel, Conter les rêves, Paris, José Corti, 1993.

  • RANCIERE Jacques, La parole muette, essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998.
    L’inconscient esthétique, Paris, Galilée, 2001.

  • SAMOYAULT Tiphaine, Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999.

  • STOCKER Günther, Schrift, Wissen und Gedächtnis : das Motiv der Bibliothek als Spiegel des Medienwandels im 20. Jahrhundert, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1997.
    – « Eine andere Welt – Die Bibliothek in Canettis Blendung », in Vodosek, Peter; Jefcoate, Graham (Hg.), Bibliotheken in der literarischen Darstellung. Librairies in Literature, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1999.

  • TRENTINI Nives, Una scrittura in partita doppia, Tabucchi fra romanzo e racconto, Roma, Bulzoni editore, 2003.

Notes

  • [1]

    M. Foucault, « Des espaces autres » (1964), in Dits et écrits, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, tome IV (1980-1988), 1994, pp. 755-756.

  • [2]

    Ibid., p. 759.

  • [3]

    Günther Stocker part de la même définition de Foucault dans son article très riche sur la représentation de la bibliothèque dans Auto-da-fé, « Eine andere Welt – Die Bibliothek in Canettis Blendung », in P. Vodosek ; G. Jefcoate (Hg.), Bibliotheken in der literarischen Darstellung. Librairies in Literature, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1999, pp. 65-88.

  • [4]

    Voir en particulier L. Doležel, Heterocosmica, Fiction and possible worlds, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1998.

  • [5]

    Car si l’on ne fait, la plupart du temps, que lire en bibliothèque, il arrive cependant que l’on s’y endorme.

  • [6]

    Les éditions utilisées sont les suivantes (les initiales données entre parenthèses sont celles utilisées dans la suite de l’article pour faire référence aux deux romans) : Die Blendung (1935), Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1963 (BL) ; Auto-da-fé, traduit de l’allemand par Paule Arhex, Paris, Gallimard, collection « L’imaginaire », 1968 (BL) ; Notturno indiano, Palermo, Sellerio editore, 1984 (NI) ; Nocturne indien, traduit de l’italien par Lise Chapuis, Paris, Christian Bourgois éditeur, collection « 10/18 », 1987 (NI).

  • [7]

    « L’Encyclopédie des morts », dans Encyclopédie des morts (1983), traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Gallimard, 1985 (EM).

  • [8]

    Ainsi le narrateur s’étonne-t-il très vite que le nouveau venu soit si bien renseigné sur lui-même : « Non so perché provai un grande imbarazzo che mi vietò la replica. Ma come faceva a conoscere il mio viaggio ?, pensai, chi lo aveva avvisato ? » (NI, p. 75) [« Je ne sais pourquoi j’éprouvai un grand embarras qui m’empêcha de lui répondre. Mais comment pouvait-il être au courant de mon voyage ? pensai-je, qui l’en avait informé ? », NI, p. 84.] Un peu plus loin, une réponse de l’inconnu lui fait une « impression bizarre », et ses interrogations sur le statut du personnage se multiplient.

  • [9]

    Peut-être est-on d’ailleurs fondé à donner à la scène en bibliothèque un statut différent des autres scènes du livre, puisque, alors qu’elle est isolée de la quête fictive du narrateur, la bibliothèque était le véritable objet de la quête réelle de l’auteur, lors de son voyage en Inde : « A dire vrai, je me trouvais en Inde pour mener à bien une recherche bibliographique lorsqu’il me vint, pareillement au personnage « Je » du livre, une étrange lubie qui a fini par prendre une forme littéraire et devenir un roman. », L’atelier de l’écrivain, conversations avec Carlos Gumpert (1995), La Callone, éditions La Passe du Vent, 2001, p. 201. La bibliothèque semble le « résidu » le plus visible (évidemment transposé par l’écriture) de l’expérience réelle de l’auteur-chercheur.

  • [10]

    A ce titre, le passage de Ein Kopf ohne Welt – titre de la première partie – à Welt im Kopf – titre de la dernière – est symptomatique : de l’équilibre menacé de la « tête sans monde », on passe au dénouement dramatique du « monde dans la tête ».

  • [11]

    Voir à ce sujet les remarques de Nives Trentini sur le chapitre, Una scrittura in partita doppia, Tabucchi fra romanzo e racconto, Roma, Bulzoni editore, 2003, pp. 43-50.

  • [12]

    Dans la préface, Tabucchi présente son roman sous deux angles : « Questo libro, oltre che un’insomnia, è un viaggio. L’insomnia appartiene a chi ha scritto il libro, il viaggio a chi lo fece. » (NI, p. 9) [« Ce livre n’est pas seulement une insomnie, c’est aussi un voyage. L’insomnie appartient à qui a écrit le livre, le voyage à qui l’a fait. », NI, p. 9] Tabucchi distingue ici l’auteur, écrivant son livre lors d’une insomnie, du narrateur, parcourant l’Inde. Il ajoute, dans la suite de la préface, que l’auteur a, lui aussi, fait le voyage. Reste une dernière hypothèse que Tabucchi n’évoque pas, à savoir que le narrateur traverse, lui aussi, une insomnie. Or il semble bien que ce voyage soit, d’une certaine manière, une insomnie, un long rêve éveillé dans un pays onirique. A propos des implications du titre, on se reportera à l’analyse d’Anna Dolfi dans son édition du roman, Notturno indiano, Torino, Società Editrice Internazionale, 1996, p. 28.

  • [13]

    Voir Conter les rêves, Paris, José Corti, 1993, pp. 400-402.

  • [14]

    A l’appui de cette interprétation, on peut citer la définition qu’Antonio Tabucchi donne de la littérature et de l’acte d’écrire : « Je ne peux m’empêcher de penser que la littérature est souvent une grande illusion qui nous donne confiance en nos possibilités d’ouvrir une porte pour faire une découverte. En réalité, lorsque l’acte d’écriture s’achève, on se rend compte que derrière la porte ouverte se trouve une autre porte, derrière laquelle se trouve une autre porte, derrière laquelle il y en a probablement une autre. En résumé, il s’agit d’un labyrinthe borgésien, une série sans fin de portes. », L’atelier de l’écrivain, op. cit., p. 146.

  • [15]

    Il répète à plusieurs reprises préférer les livres aux hommes (voir, par exemple, avant le passage qui nous intéresse, Die Blendung, pp. 16-17) et se rappelle, après son rêve, s’être amusé à observer une gravure médiévale représentant un bûcher de juifs (BL, p. 35).

  • [16]

    On sait que le titre original du livre, Die Blendung, signifie non seulement « éblouissement » mais aussi et surtout « aveuglement », et que  parmi les sources picturales du livre se trouvent La parabole des aveugles, de Breughel et L’aveuglement de Samson, de Rembrandt (voir Le Flambeau dans l’oreille (1980), dans Ecrits autobiographiques, Paris, La Pochothèque, Albin Michel, 1998, pp. 441-443). On se reportera utilement aux commentaires de Tiphaine Samoyault sur le chapitre (Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999, « Un rêve d’Auto-da-fé », pp. 141-146).

  • [17]

    Günther Stocker assimile très justement l’incendie de la bibliothèque à une implosion : « Da die andere Welt der Bibliothek jeden Bezug zum Leben verloren hat, muss sie nach der Begegnung von Kopf und Welt implodieren. In ihrer Abgeschlossenheit ist ihr Wesen, aber auch der Keim zu ihrer Selbstzerstörung begründet. » [Comme l’autre monde qu’est la bibliothèque a perdu tout rapport avec la vie, il doit imploser après la rencontre entre la tête et le monde. Sur son isolement est fondée son existence mais aussi le germe de son auto-destruction.] « Eine andere Welt – Die Bibliothek in Canettis Blendung », in P. Vodosek ; G. Jefcoate (Hg.), Bibliotheken in der literarischen Darstellung. Librairies in Literature, op. cit., p. 88.

  • [18]

    Il est sans doute remarquable que, si dans Nocturne indien, le personnage rêvé déchire toute illusion en s’exclamant : « Xavier non esiste, […] è solo un fantasma. […] Io sono morto, e questa città è morta, e le battaglie, il sudore, il sangue, la gloria e il mio potere : è tutto morto, niente è servito a niente. » (NI, p. 78) [« Xavier n’existe pas, […] ce n’est qu’un fantôme. […] Je suis mort, et cette ville est morte, ainsi que les batailles, la sueur, le sang, la gloire et mon pouvoir : tout est mort, rien n’a servi à rien. » (NI, p. 86-87)], une voix attribuée à Dieu dénonce la vanité de toute chose dans le rêve d’Auto-da-fé : « Hier gibt es keine Bücher. Alles ist eitel. » (BL, p. 34) [« Ici, il n’y a pas de livre. Tout est vanité. » (BL, p. 53)] Si Roux tente en vain de protester, Kien sait que la voix a dit vrai : la fiction atteste dans le rêve, plus ou moins désespérément, la vanité du monde et la sienne propre.

  • [19]

    A cet égard, cette nouvelle est très comparable à un autre rêve de bibliothèque qu’est le roman d’E. Cavazzoni, Le tentazioni di Girolamo, Torino, Bollati Boringhieri, 1991 : le narrateur se réveille une nuit, en se rappelant avec effroi qu’il passe le baccalauréat (la maturità) le lendemain matin et en s’apercevant qu’il ne sait plus rien. Il se précipite dans une étonnante bibliothèque « de lecture publique », ouverte entre minuit et huit heures du matin, et il y passe la nuit, ballotté de rencontre en rencontre dans cet étrange cadre où les poules se promènent en liberté, où la singularité des lecteurs n’a d’égale que la mauvaise volonté des employés et la folie du directeur, et où il est impossible de lire, sauf des livres invraisemblables. Rentré chez lui avec quelques feuilles arrachées d’une curieuse encyclopédie, il ferme les yeux un instant. Quand il les rouvre, le soleil est levé, les feuilles ont disparu : tout cela n’était qu’un rêve. On trouvera une analyse du roman dans Stocker, Günther, Schrift, Wissen und Gedächtnis : das Motiv der Bibliothek als Spiegel des Medienwandels im 20. Jahrhundert, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1997, pp. 246-260.

  • [20]

    « Je cherche pour le doute une place au soleil », entretien avec Lela Zečković, De Revidor, Amsterdam, mars 1984, dans Le résidu amer de l’expérience (1990), entretiens traduits du serbo-croate par Pascale Delpech, Paris, Fayard, 1995, pp. 136-137.

  • [21]

    Danilo Kiš souligne d’ailleurs les résonnances religieuses de son texte d’une autre manière quand il met en rapport sa nouvelle avec la conservation par l’église mormonne des microfilms d’archives d’état-civil de dix-huit milliards de morts (EM, p. 184).

  • [22]

    Le souvenir de cette tradition et le souci de mettre l’accent sur la vie des anonymes s’observent également dans le livre de P. Michon, Vies minuscules (1984),qui est presque l’exact contemporain de L’Encyclopédie des morts (1983, traduit en français en 1985).

  • [23]

    « Je trouve que « La bibliothèque de Babel » est totalement différente, car elle est pure abstraction, ce qui n’est pas le cas de la nouvelle « L’encyclopédie des morts ». Je dirais plutôt que cette nouvelle a des points communs avec celle de Borges, qui est intitulée « Funes ou la mémoire. » On pourrait dire que dans « L’Encyclopédie des morts », la formule mathématique de Funes est poussée à l’extrême : traduite en images. » (« Des pièges habilement tendus », entretien avec Dragan R. Marković, Borba, Belgrade, 12-13 août 1989, dans Le résidu amer de l’expérience, op. cit., pp. 281-282).

  • [24]

    cet égard, elle est le symétrique de L’Indicateur des chemins de fer rédigé par le père du narrateur de Jardin, cendre, qui se transforme en « somme » (Jardin, cendre (1965), Paris, Gallimard, traduit du serbo-croate par Jean Descat, 1971, p. 45) universelle et gargantuesque que son auteur ne pourra jamais mener à terme, et qui, le plongeant dans une mélancolie faustienne, amorcera sa chute.

  • [25]

    Ermanno Cavazzoni thématise aussi, d’une façon symétrique, dans Le tentazioni di Girolamo, l’irrattrapable ruine de l’ordre encyclopédique : au cours de son rêve, les seuls manuels que peut consulter le narrateur sont grotesques. L’ultime livre dont il tente de tirer un peu de savoir est une encyclopédie entièrement fantaisiste. Le personnage ne se heurte plus tant alors à son incapacité de rendre fidèlement l’ordre représentatif de l’encyclopédie rêvée qu’à la ruine de tout ordre représentatif dans l’encyclopédie rêvée elle-même.

  • [26]

    Dans les romans d’Elias Canetti et d’Antonio Tabucchi, l’effet du rêve en bibliothèque ne peut être vraiment compris que dans le cadre d’un intégration problématique de la scène onirique dans la trame narrative. L’effet du rêve de bibliothèque tient, chez Danilo Kiš comme chez Ermanno Cavazzoni, plus synthétiquement, dans le retournement final : c’est ce retournement, ainsi que la concision du texte, qui donne à la nouvelle de Danilo Kiš son efficacité vertigineuse.

  • [27]

    L’inconscient esthétique, Paris, Galilée, 2001, quatrième de couverture. Voir le développement, pp. 33-34.

  • [28]

    Ibid., p. 35. Voir aussi La parole muette, essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998.

Biographie de l'auteur

Alexandre SEURAT

Élève de l’ENS-Lyon ; doctorant à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle. Son DEA dirigé par J. P. Morel porte le titre : « La représentation du délire dans le roman des années 1920 aux années 1940 – Céline, Cendrars, Döblin, Hesse, Joyce, Woolf ».