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Temple du savoir, centre du pouvoir : le motif de la bibliothèque dans "The Dunwich Horror" de H. P. Lovecraft et Titus Groan de Mervyn Peake

ARTICLE

La bibliothèque comme motif littéraire : il y a fort à parier que, neuf fois sur dix, c’est « La bibliothèque de Babel » de Jorge Luis Borges, le texte qui revient le plus souvent dans le traitement du sujet. Le procédé principal utilisé par l’écrivain argentin dans cette nouvelle consiste à surdimensionner cet aspect central de la bibliothèque qu’est l’accumulation : elle rassemble la quasi-totalité de la parole écrite. La bibliothèque a une vocation de totalité, et cela la rapproche du divin. Comme le soulignent Chaintreau et Lemaître :

Que la mémoire de l’humanité se trouve réunie et conservée dans ce réceptacle de tous les savoirs donne à la bibliothèque un caractère divin.
Pour Borges, elle a les dimensions de l’univers, c’est l’univers. Pour Eco, la bibliothèque est construite selon une harmonie céleste, c’est Dieu. [1]

Toute bibliothèque est ou aspire à être une somme, ce qui lui confère un certain pouvoir : la bibliothèque, ou au moins la bibliothèque idéale, est le lieu de référence ultime de toute écriture. Celui qui contrôle la bibliothèque contrôle aussi tout ce qu’elle contient. Dans notre bibliothèque idéale, totale, ce contenu doit forcément inclure des textes de la plus grande importance : les textes sacrés et les textes de la loi. Parfois, ces textes ne font qu’un.

Dans les récits que nous nous proposons d'examiner, la bibliothèque possède certains attributs d’un lieu de pouvoir très particulier : le temple. En effet, aussi bien dans la nouvelle lovecraftienne que dans le roman de Peake, la bibliothèque est un temple consacré à des divinités particulières : le Savoir dans un cas, la sacro-sainte Loi dans l’autre.

Gormenghast : la Loi comme dieu

Gormenghast, qui donne son nom à la trilogie romanesque de Mervyn Peake Titus Groan, Gormenghast et Titus Alone [2] est, comme l’écrit David Punter [3] , « the final gothic castle, an edifice without historical or physical limits, symbolising in its grandeur and decay the ruins of a civilisation » [4] . Ce château est un monde en soi, et en tant que tel il a ses propres règles :

[…] life in the castle is conducted according to the Groan Lore, a daily series of complex, utterly pointless rites, their origins long forgotten, which everybody, particularly the reigning Earl, must scrupulously observe. [5]

Ainsi, celui qui est supposé être le maître des lieux, Lord Groan, n’est en réalité que son esclave, la vraie clé du pouvoir étant détenue par le Maître du Rituel, le Bibliothécaire (en majuscules dans le texte). Or, les « vrais » bibliothécaires, comme Sourdust puis Barquentine, amoureux de la lettre morte de la Loi, n’utilisent jamais ce pouvoir à leur profit et se contentent de veiller à ce que les traditions soient suivies, précisément, à la Lettre. Seulement un personnage ambitieux et avide de pouvoir comme Steerpike, qui devient à son tour Maître du Rituel, peut commettre le sacrilège d’infléchir les lois dans son propre intérêt.

Anthony Burgess [6] , dans sa préface à Titus Groan, fait une description similaire à celle de Punter :

The estate of Gormenghast is sustained by tradition and ritual. Lord Sepulchrave, the father of Titus, is instructed daily by Sourdust, lord of the library, in the acts he must perform. These are laid down in ancient books (…). The whole ritualistic system is only properly understood by Sourdust. [7]

Le récit souligne le fait que Sourdust est le seul à connaître les rituels :

This complex system was understood in its entirety only by Sourdust – the technicalities demanding the devotion of a lifetime, though the sacred spirit of tradition implied by the daily manifestations was understood by all. [8]

Dans ce sens, le Maître du Rituel est calqué sur la figure du bibliothécaire médiéval, si bien dépeinte dans Le nom de la rose d’Umberto Eco, qui possède à lui seul le secret de l’organisation de son domaine. Dans le cas du bibliothécaire de Gormenghast, ce secret ne s’applique pas aux critères d’organisation des livres, qui ne sont pas mentionnés, mais au contenu de ces livres, ou au moins aux plus importants d’entre eux : ceux qui contiennent la loi et les coutumes, the Lore, de Gormenghast.

Chaintreau et Lemaître [9] rappellent, dans Drôles de bibliothèques… que le bibliothécaire, « gardien des écritures », était « à l’origine un savant patronné par un prince, un grand prêtre ou un moine qui vivait dans l’enceinte d’une communauté et dédiait sa vie entière à la garde et à l’étude des travaux de l’esprit ». Le Bibliothécaire et Maître du Rituel a beaucoup à voir avec cette image du bibliothécaire médiéval, car il est l’assemblage de deux figures : celle du bibliothécaire, bien sûr, mais aussi celle du prêtre. Dans l’amalgame, c’est le deuxième aspect qui domine largement. Bibliothécaire, Sourdust l’est presque uniquement en titre : sa seule incursion dans ce lieu a été sollicitée par le Comte. Le Gardien des Documents (un autre de ses titres) maintient avec le bâtiment qui est confié à sa charge une relation d’identification et de complémentarité : la bibliothèque garde les corps des livres et le bibliothécaire leur esprit, l’esprit de la Loi et donc de Gormenghast. Pour cela, on peut dire qu’il est en réalité plus bibliothèque que bibliothécaire, et comme la bibliothèque, il disparaît dans l’incendie. Le Maître du Rituel qui lui succède, son fils Barquentine, privé de bibliothèque, est aussi dépourvu - ou presque - de corps : il n’a qu’une seule jambe, minuscule, et vit dans l’oubli total de soi et de tout ce qui ne regarde pas la Loi et son étude. Si son père était une bibliothèque, lui est un livre, ne vivant que par et pour la Loi qu’il incarne. Il peut presque se passer de tout ce qui est matériel, et c’est ainsi qu’il s’attaque au travail quotidien, en insistant pour que le comte apprenne par cœur les discours du jour.

Un Maître du Rituel-bibliothèque laisse donc sa place à un Maître du Rituel-livre, qui lui aussi périra dans le feu, sinon par le feu (enflammé, Barquentine tente d’entraîner le traître Steerpike dans la mort avec lui, mais celui-ci réussit à atteindre une douve et à noyer son maître). Considéré comme son fils spirituel et ayant réussi à passer pour un héros, Steerpike lui succède naturellement et s’empare donc d’une position stratégique pour accéder au pouvoir total au sein du château. Faux Maître du Rituel, il pervertit les cérémonies pour tenter de tuer Titus, l’héritier de la Maison de Groan. Après lui (c’est finalement Titus qui le tue, après l’avoir démasqué), la lourde responsabilité de prendre en charge les innombrables rituels du château tombe sur les épaules du Poète :

[…] a wedge-headed and uncomfortable figure little known to the hierophants of Gormenghast, though reputed to be the only man capable of holding the earls attention in conversation. An all-but-forgotten figure in his room above a precipice of stone. No one reads his poems, but he holds a remote status – a gentleman, as it were, by rumour. [10]

Jusqu’à découverte de la trahison de Steerpike, le Poète apparaissait comme un personnage de deuxième ordre, dont le « vague prestige » pouvait être attribué au respect presque religieux attribué par les habitants de Gormenghast à tout ce qui est lié à la parole écrite. Cette situation change dramatiquement lorsqu’il devient Maître du Rituel :

For the Poet was taking his work to heart. His high order of intelligence which had up till now been concentrated upon the creation of dazzling, if incomprehensible, structures of verbiage, was now able to deploy itself in a way which, if almost incomprehensible, was at the same time of more value to the castle. The Poetry of Ritual had gripped him and his long wedge-shaped face was never without a speculative twist of the muscles – as though he were for ever turning over some fresh and absorbing variant of the problem of Ceremony and the human element.

This was as it should be. The Master of Ritual was, after all, the keystone of the castle’s life. [11]

Chaque Maître du Rituel entretient un rapport différent avec la Loi et avec sa manifestation matérielle, les livres. Nous avons d’abord un homme-bibliothèque, dont les livres sont le symbole et qui est le symbole des livres. Examinons par exemple un autre fragment de la séquence de présentation du personnage, où nous sont décrits les livres apportés par Sourdust à la table du petit-déjeuner :

The left hand pages were headed with the date and in the first of the three books this was followed by a list of the activities to be performed hour by hour during the day by his lordship. The exact times ; the garments to be worn for each occasion and the symbolic gestures to be used […].

The second tome was full of blank pages and was entirely symbolic, while the third was a mass of cross references. If, for instance, his lordship, Sepulchrave, the present Earl of Groan, had been three inches shorter, the costumes, gestures and even the routes would have differed from the ones described in the first tome, and from the enormous library, another volume would have had to have been chosen which would have been applied. [12]

Les livres - les livres de la Loi - sont l’attribut de Sourdust ; il est le seul à pouvoir (et savoir) les utiliser. En mourant, il laisse derrière lui un homme-livre, Barquentine, qui ne vit que pour respecter au pied de la lettre ce qui est consigné dans les tomes immémoriaux de la Loi du château. Et après l’interlude de Steerpike, la liste se termine avec le Poète, qui n’est pas un traditionaliste du savoir encyclopédique presque infini, comme Sourdust, ni un fanatique comme Barquentine ; il est charmé par la « Poésie du Rituel ». Avec le Poète, on arrive à la fin de l’évolution - si l’on peut utiliser ce mot pour un lieu tel que Gormenghas - du profil du Maître du Rituel ; après la bibliothèque et le livre, c’est le lecteur, ou plutôt le récitant, qui occupe le devant de la scène. Récitant, parce que c’est bien cet aspect du Poète qui est mis en relief. Bibliothèque-livre-lecteur ; on ne manquera pas de remarquer que l’élément absent dans cette chaîne est l’auteur, ce qui est tout à fait cohérent pour Gormenghast : la Loi, comme le Château lui-même, est éternelle. Elle est censée n'avoir ni fin ni principe. Le Poète en tant que Maître du Rituel ne fait que révéler ce que les traditions de Gormenghast sont devenues ou ont toujours été : une représentation vidée de sens et qui ne cesse de se répéter.

Entre symbole et objet concret : une bibliothèque double

La loi de Gormenghast est bel et bien conservée dans les livres, et d’ailleurs Sourdust se présente comme « étudiant des tomes » ; cela n’empêche pas que leur existence physique soit trouble, pour le moins. Dans Titus Groan, aucun livre essentiel au bon déroulement des innombrables rites qui régissent la vie du château ne semble avoir brûlé dans l’incendie de la bibliothèque, et dans Gormenghast, les tomes qui ont apparemment été détruits par les flammes dans le combat à mort entre Steerpike et Barquentine reviennent quelques pages plus tard, sans qu’aucune explication ne nous soit donnée. Les livres sont toujours là, malgré le feu ; ainsi Steerpike, convalescent, est-il entouré de centaines d’ouvrages, bien plus que n’en possédait son prédécesseur. Cela peut s’expliquer assez simplement : les livres de la Loi de Gormenghast, ces tomes sacrés, sont beaucoup plus que de simples objets matériels ; ils existent purement et uniquement comme représentation de la Loi du château, qui, elle, est éternelle. L’esprit de Gormenghast et sa loi ne font qu’un, et les livres où la loi est inscrite ne peuvent être endommagés qu’au cœur même de la hiérarchie du château ; c’est ce qui arrive lors du baptême de Titus, lorsque l’enfant est enveloppé dans les pages de la loi :

[C’est Sourdust qui parle] ‘It is written, and the writing is adhered to, that between these pages where the flax is grey with wisdom, the first-born male child of the House of Groan shall be lowered and laid lengthways, […] and that the pages that are heavy with words shall be bent in and over him, so that he is engulfed in the sere Text encircled with the Profound, and is as one with the inviolable Law’ […]. The Lord Sepulchrave folded the two pages over the helpless body and joined the tube of thick parchment at its centre with a safety-pin.

Resting upon the spine of the volume, his minute feet protruding from one end of the paper trunk and the iron spikes of the little crown protruding from the other, he was, to Sourdust, the very quintessential of traditional propriety. [13]

Tout se passe bien au début, mais la découverte du total manque d’intérêt des membres de la famille agace le vieux Maître du Rituel et génère la catastrophe :

Sourdust was shocked. […] his fingers grew numb and lost their grip on the leather and the book slid from his hands, Titus slipping through the pages to the ground and tearing as he did so a corner from the leaf in which he had lain sheathed, for his little hand had clutched and it as he had fallen. This was his first recorded act of blasphemy. [14]

La main d’un bébé, s’il s’agit de l’héritier de Gormenghast, se révèle donc plus puissante que toutes les flammes du monde. Les actes de Titus n'ont d'ailleurs qu'un impact modéré, et même son absence, si dommageable soit-elle, est réparable (des années plus tard, il est remplacé au cours d'une cérémonie par un enfant qui lui ressemble). Gormenghast, loi faite château, ne peut pas être combattu, mais seulement abandonné, et c’est ce que choisit de faire le jeune comte à la fin du deuxième livre.

La bibliothèque entretient, par conséquent, le même rapport avec les livres que ceux-ci avec la Loi : son importance est proportionnelle à ce qu’elle conserve en son sein, n’étant pas indispensable au bon déroulement des cérémonies dont les tomes conservent le secret. Ni la bibliothèque ni les livres n’ont aucune importance en soi : leur valeur, purement métonymique, ne provient que de leur contenu ; la bibliothèque et les livres sont négligeables en tant qu’entités physiques. Mais tout cela s’applique en réalité uniquement à un aspect de la bibliothèque, celui de foyer de la Loi, car elle est aussi cet endroit gigantesque où reposent les poussiéreux volumes qui constituent la seule joie du mélancolique comte de Gormenghast. La bibliothèque de Sepulchrave, bien que physiquement la même, est bien différente de celle de Sourdust : c’est, avant tout, un lieu calme et plaisant, très éloigné de la magnificence flétrie du Bibliothécaire, et c’est le vrai royaume du LXXVIème Comte de Gormenghast :

[…] Lord Sepulchrave […] entered his realm […]. The library appeared to spread outwards from him as from a core. His dejection infected the air about him and diffused its illness upon every side. All things in the long room absorbed his melancholia. The shadowing galleries brooded with slow anguish; the books receding into the deep corners, tier upon tier, seemed each a separate tragic note in a monumental fugue of volumes. [15]

La bibliothèque est donc le royaume de Lord Groan et aussi son temple, dans lequel il entre, soulignons-le, toujours revêtu d’un habit gris et toujours par la porte la moins imposante, plus humble en cela que le prêtre.

L’aspect religieux est présent dans les deux visages de la bibliothèque qui nous sont montrés : temple de la Loi dans un cas, sorte de sanctuaire païen consacré aux livres dans l’autre. Le choix des mots n’est pas innocent : sanctuaire plus que temple dans le deuxième cas, parce que c’est avant tout un espace de protection, tandis que le domaine de Sourdust est une bibliothèque-père qui représente et incarne la loi. Denis Bruckman [16] a commenté l’aspect maternel de la bibliothèque en ces termes :

[…] la rêverie bibliothéconomique se fixe de façon récurrente sur le ventre… Ventre de la gestation […], comme pour faire baigner les lecteurs dans une sorte de bain amniotique de culture qui est sans doute pour beaucoup dans leur sentiment de protection et d’harmonie.

Mais un espace de ce type, qui évoque d’une certaine manière la création et la rénovation, ne peut pas subsister dans un endroit comme Gormenghast, voué à la répétition.

La bibliothèque de Sourdust est un espace-symbole ; celle de Sepulchrave Groan, au contraire, est un endroit bien concret. C’est la résidence de Lord Groan (il y passe le plus clair de son temps, une fois ses obligations remplies), et il lui voue un amour inconditionnel. Cet amour se porte indistinctement sur la bibliothèque et sur les livres ; les uns ne peuvent pas exister sans l’autre. Ainsi, le seul fait de penser à elle suffit à alléger quelque peu la mélancolie du Comte :

[…] for his books came suddenly before his eyes, row upon row of volumes, row upon priceless row of calf-bound Thought, of philosophy and fiction, of travel and fantasy; the stern and the ornate, the moods of gold or green, of sepia, rose, or black; the picaresque, the arabesque, the scientific – the essays, the poetry and the drama.

All this, he would now re-enter. He could inhabit the world of words, with, at the back of his melancholy, a solace he had not known before. [17]

Malheureusement pour lui, ce bonheur se montrera encore plus éphémère qu’il ne le pressentait, car cette visite à la bibliothèque sera la dernière : c’est le moment choisi par Steerpike pour faire brûler ce qu'était le sanctuaire de Lord Groan. Les effets produits sur ce dernier sont immédiats :

They found him in an alcove a few feet from the ladder, a recess still hidden to some extent from the enveloping heat. He was smoothing the backs of a set of the Martrovian dramatists bound in gold fibre and there was a smile upon his face that sent a sick pang through the bodies of the three who found him […]. Saliva was beginning to dribble from the corner of his Lordship’s sensitive mouth as the corners curved upwards and the teeth were bared. It was the smile one sees in the mouth of a dead animal when the loose lips are drawn back and the teeth are discovered curving towards the ears. [18]

La disparition de ses livres porte un coup fatal à la fragile santé mentale du Comte. L’amour qu’il ressentait pour ses livres allait en effet bien au-delà de l’amour pour la littérature : ses livres, il les aimait « not only for their burden, but intrinsically, for varying qualities of paper and print » [19] (op. cit. : 238). En vrai bibliophile, Sepulchrave chérissait ses livres comme objets, et cet amour s’élargissait, sans solution de continuité, à l’espace auquel ils appartenaient. Pour Sepulchrave, les livres et la bibliothèque formaient clairement une entité interdépendante :

He had not tried to rescue a single volume from the shelves, for even while the flames leapt around him he knew that every sentence that escaped the fire would be unreadable and bitter as gall, something to taunt him endlessly. It was better to have the cavity in his heart yawning and completely empty than mocked by a single volume. [20]

Gérard Haddad [21] (1996 : 58), dans « La grange aux livres », écrit que

[…] s’il n’y a de signifiant que pour un autre signifiant afin que puisse se manifester le jeu des pures différences qui constitue le langage, il n’y a de livre que pour au moins un autre livre, celui-ci fût-il masqué, oublié, renié, refoulé. Le livre est donc par nature multiple, bibliothèque en puissance.

Sepulchrave n’est que trop conscient de cette puissance évocatrice de la multiplicité possédée par chaque livre individuel, et c’est à cause de cette douloureuse certitude qu’il n’essaie même pas de sauver quelques volumes. Sans la bibliothèque, il sait qu’il sera privé à jamais de l’objet de son amour (cet objet double livres-bibliothèque). C’est ainsi que le comte de Gormenghast devient inexorablement fou.

"The Dunwich Horror" [22] : la bibliothèque comme coffre-fort du savoir défendu

L'ensemble des événements de cette nouvelle de Lovecraft est étroitement lié au pouvoir des livres et des bibliothèques. « The Dunwich Horror » est en effet l’histoire d’une tentative ratée de la part d’une créature mi-humaine mi-monstrueuse, Wilbur Whateley, pour éliminer l’humanité. Les outils dont il compte se servir pour parvenir à ses fins sont des livres, en particulier le terrible Necronomicon [23] ; les armes qui servent à le détruire et à contrarier son plan sont ce même livre et une bibliothèque.

Le premier des dix chapitres qui composent « The Dunwich Horror » est dédié à la description du village ; le décor donne au lecteur une impression de décadence, de décrépitude et de danger latent. La plupart des personnages du drame nous sont présentés uniquement au chapitre suivant, où nous est racontée la mystérieuse naissance de Wilbur Whateley, qui a lieu sans aucune assistance ; seul son grand-père, sur qui planent depuis toujours des accusations de sorcellerie, en est témoin.

Isolés dans une ferme délabrée, les Whateley, bien que n’ayant pas le moindre rapport à quelque forme de culture institutionnalisée que ce soit, vénèrent les vieux livres dont ils ne se séparent presque jamais. Ainsi Lavinia, la mère de Wilbur, :

[…] was a lone creature given to wandering amidst thunderstorms in the hills and trying to read the great odorous books which her father had inherited through two centuries of Whateleys, and which were fast falling to pieces with age and wormholes. She had never been to school, but was filled with disjointed scraps of ancient lore that Old Whateley had taught her. [24]

La magie noire pratiquée par le vieux Whateley et sa famille a été apprise, de toute évidence, dans ces livres : les villageois ne cessent de raconter « how the hills once shook when he shrieked the dreadful name of Yog-Sothoth in the midst of a circle of stones with a great book open in his arms before him » (ibidem). La naissance de son petit-fils ne fera qu’augmenter la passion vouée par le vieux Whateley à ses volumes, dans la mesure où il compte les lui léguer. Dans la chambre préparée pour Wilbur,

[…] he began gradually to arrange, in apparently careful order, all the rotting ancient books and parts of books which during his own day had been heaped promiscuously in odd corners of the various rooms. [25]

Le petit Wilbur répond parfaitement aux attentes de son grand-père : « At home he would pore diligently over the queer pictures and charts in his grandfather’s books, while Old Whateley would instruct and catechize him through long, hushed afternoons » (ibidem). Les efforts du vieux Whateley portent leurs fruits ; à l'heure de sa mort, Wilbur est  :

[…] a scholar of really tremendous erudition in his one sided way, and was quietly known by correspondence to many librarians in distant places where rare and forbidden books of old days are kept. [26]

Mais cette évolution le conduira à affronter celui qui sera sa vraie Némésis : le bibliothécaire. Car le point nodal de « The Dunwich Horror » est une lutte pour le pouvoir, et la clé du pouvoir (du pouvoir ultime, consistant à définir l'identité des êtres qui régneront sur terre) est un livre, le Necronomicon. La bibliothèque qui l’abrite se révèlera la meilleure protection qui soit.

Peu avant sa mort, le vieux Whateley est parvenu à donner à Wilbur les instructions finales pour son plan de domination du monde : il lui faut ouvrir le portail qui permet l’accès du terrible Yog-Sothoth (son père) à notre monde, à l’aide d’une incantation trouvée dans l’édition complète du Necronomicon. L’exemplaire qu’il possède, hélas pour lui, est incomplet. Il se rend donc à la Bibliothèque Arkham de l’Université Miskatonic pour se procurer le texte intégral, où il rencontre le bibliothécaire érudit Henry Armitage. Cette confrontation est des plus singulière car, au lieu de mentir, Wilbur révèle très candidement les raisons de sa visite :

He was looking, he had to admit, for a kind of formula or incantation containing the frightful name Yog-Sothoth, and it puzzled him to find discrepancies, duplications, and ambiguities which made the matter of determination far from easy. [27]

Il avoue, qui plus est, qu’il pense utiliser le texte :

'I calc'late I've got to take that book home. They's things in it I've got to try under sarten conditions that I can't git here, en' it 'ud be a mortal sin to let a red-tape rule hold me up. Let me take it along, Sir, an' I'll swar they wun't nobody know the difference. I dun't need to tell ye I'll take good keer of it. It wan't me that put this Dee copy in the shape it is...' [28]

Les arguments développés par Wilbur sont étonnants : ne pas lui prêter le livre constituerait un péché ; il en prendra, promet-il, le plus grand soin, innocent comme il est de son état. Innocence, péché, dévotion évidente : tout, dans ce plaidoyer, renvoie au domaine religieux. Wilbur ne se trompe donc pas en considérant le bibliothécaire comme un croyant ; son credo est néanmoins différent :

Armitage, half-ready to tell him he might make a copy of what parts he needed, thought suddenly of the possible consequences and checked himself. There was too much responsibility in giving such a being the key to such blasphemous outer spheres. [29]

Wilbur paraît croire, naïvement, qu'Armitage partagera sa dévotion pour le livre, sans réaliser qu’il appartient déjà à une autre confrérie : celle des bibliothécaires. Tous les collègues d'Armitage en possession d’un exemplaire du Necronomicon acceptent sans la moindre hésitation ses avertissements et refusent tous, sans exception, de prêter à Wilbur le texte qu’il convoite.  Étrange ? Non, car les bibliothécaires lovecraftiens font quelque chose de beaucoup plus important que de prêter simplement des livres : parfois, précisément, ils refusent de les transmettre. Les bibliothécaires se présentent alors comme les gardiens du savoir, du bon savoir, du savoir « correctement » utilisé. La bibliothèque se révèle le lieu ultime de l’ordre, le dernier bastion du statu quo. Elle est le lieu où règle la plus grande puissance du monde, elle est le temple du Savoir [30] , et ses règles sont et doivent être sacrées ; les transgresser constitue donc un sacrilège qui mérite la mort. Cela explique, comme l'écrit Timo Airaksinen [31] , le trait en apparence le plus incongru de l’histoire : l’existence d’un farouche chien de garde à l’entrée du bâtiment. Le chien sera le bourreau chargé d’exécuter Wilbur et, simultanément, de lui révéler sa vraie nature :

The thing that lay half-bent on its side in a foetid pool of greenish-yellow ichor and tarry stickiness was almost nine feet tall, and the dog had torn off all the clothing and some of the skin. […] it could not be vividly visualized by anyone whose ideas of aspect and contour are too closely bound up with the common life-forms of this planet and of the three known dimensions. It was partly human, beyond a doubt, with very manlike hands and head, and the goatish, chinless face had the stamp of the Whateley's upon it. But the torso and lower parts of the body were teratologically fabulous, so that only generous clothing could ever have enabled it to walk on earth unchallenged or uneradicated […] Their arrangement was odd, and seemed to follow the symmetries of some cosmic geometry unknown to earth or the solar system. [32]

L’ordre déifié dans un univers sans dieux

Timo Airaksinen [33] souligne, dans le chapitre sur « The Dunwich Horror » de The Philosophyof H.P. Lovecraft, la construction symétrique du récit :

The tale has it multiplied symmetrical structure, two plots, two races, two saviours, two visits, and two temples [….]. The human beings are in stronger position, because they have the book which contains the secret and they are able to keep it unseen. [34]

On a donc deux intrigues (la tentative de Wilbur pour amener son père Yog-Sothoth et les siens sur terre d’une part, les efforts d’Armitage et ses collègues pour l’en empêcher d'autre part), deux espèces qui combattent (les terriens d’un côté, les Anciens - the Old Ones - et leurs alliés de l’autre), deux sauveurs (Wilbur et le bibliothécaire), deux visites (celle de Wilbur à la bibliothèque, celle d’Armitage et ses compagnons à Dunwich pour vaincre la menace restante, le fils restant de Yog-Sothoth) et deux temples (la ferme des Whateley et la bibliothèque). Le conflit oppose moins cependant deux espèces (il y a des humains qui aident les Anciens) que les adhérents à deux forces opposées : le chaos, incarné par ces êtres qui veulent reconquérir la terre, et l’ordre, qui a Armitage et ses acolytes comme champions et la bibliothèque comme rempart ultime.

Dès le début du récit, chaque apparition des Whateley implique des images de désordre, de fragmentation et de confusion. Ainsi, les livres que Lavinia Whateley lit et relit tombent en morceaux, et sa mémoire est pleine des bribes de savoir que son père lui a transmis. À la naissance de Wilbur, comme nous l’avons déjà dit, son grand-père tente de mettre un peu d’ordre, mais ce qu’il range ne sont que des vieux livres pourrissants et des fragments de livres ; le texte nous rappelle qu’il s’agit d’une maison où « all standards of order and cleanliness had long since disappeared » [35] . La quête de Wilbur est vouée à l’échec, affectée par le chaos qui lui est propre. En effet, il commet l’erreur fatale de chercher de l’aide à l’endroit le moins indiqué : le foyer de l’ordre, la bibliothèque, le symbole même du savoir institutionnalisé, où il rencontrera, irrémédiablement, sa fin.

L’athéisme de Lovecraft et sa conception philosophique d’un monde sans but ni raison jouent un rôle très important dans la construction de ses fictions. Ainsi, dans une de ses nombreuses lettres, il écrit que « all my tales are based on the fundamental premise that common human laws and interests and emotions have no validity or significance in the vast cosmos-at-large » [36] ; l’existence n’est alors qu’une (mauvaise) blague. La révérence qu’il montre pour le passé et pour la tradition est étroitement liée à cette perception de l’univers :

In a cosmos without absolute values we have to rely on the relative values affecting our daily sense of comfort, pleasure, & emotional satisfaction […]. This local nomenclature is necessary to give us that benign illusion of placement, direction, & stable background on which the still more important illusions of "worthwhileness", dramatic significance in events, & interest in life depend […]. Tradition means nothing cosmically, but it means everything locally & pragmatically because we have nothing else to shield us from a devastating sense of "lostness" in endless time & space. [37]

Lovecraft se moque de lui-même, et tourne en dérision les choses qu’il vénère. Toutefois, dans un des seuls récits où l’humanité triomphe, au moins temporairement, sur les envahisseurs qui viennent la chasser du monde [38] , c’est grâce à la bibliothèque, institution gardienne du savoir d’autres époques. Illusoire ou non, c’est la tradition qui sauve la terre. Dans l’univers lovecraftien, ou tout au moins dans « L’horreur de Dunwich », le dernier espoir de l’humanité est dans l’ordre qu’elle-même s’est construit.

 La bibliothèque, symbole d’un monde tourné vers le passé

« Il n’y a […] de livre que multiple, tirade dans un dialogue infini avec d’autres écrits qui l’ont précédé ou contemporains, et - ambition suprême et rêve d’immortalité - avec ceux d’un temps postérieur » [39] , écrit Gérard Haddad. Ainsi, séjourner dans une bibliothèque, « tour d’ivoire d’un moment ou d’une vie entière, c’est, d’une certaine manière, se placer hors du temps qui passe ». La bibliothèque permettrait, en conséquence, une connexion entre passé, présent et futur. Cependant, dans les bibliothèques fictionnelles dont nous nous occupons ici, la dernière de ces dimensions fait défaut : tant la Bibliothèque Arkham que celle de Gormenghast servent uniquement comme réservoir du savoir du passé. C’est que, dans les univers dépeints par Peake et Lovecraft, il n’y a pas de place pour le futur. La vie dans le château de Gormenghast n’existe que pour répéter à l’infini les cérémonies héritées d’un passé immémorial ; dans "The Dunwich Horror", les bibliothèques, et la Bibliothèque Arkham en particulier, sont le seul instrument dont l’humanité dispose pour ralentir l’arrivée d’une apocalypse toujours imminente. Gormenghast est un monde mort-vivant, dans le sens où la vie n’est que répétition, sans qu’existe aucune instance productrice ou rénovatrice, un monde de décadence éternelle où l’on révère un passé qui ne semble avoir existé que de manière rétrospective. Dans l’univers de Lovecraft, par contre, le passé a un double visage : d’un côté, c’est une chose menaçante, prête à resurgir et tout détruire (ce passé où les Anciens régnaient sur terre) ; de l’autre, c’est tout ce qu’il y a de bon dans l’humanité, un âge d’or de civilisation et de pureté dont il nous reste encore des vestiges. Ainsi, le texte fait toujours la différence, en parlant des « bonnes familles » de Dunwich, entre ceux qui se sont mélangés à la « populace sordide » et les autres :

The old gentry, representing the two or three armigerous families which came from Salem in 1692, have kept somewhat above the general level of decay; though many branches are sunk into the sordid populace so deeply that only their names remain as a key to the origin they disgrace. [40]

D’une façon ou d’une autre, le texte ne cesse de construire l’image d’un monde éperdument tourné vers le passé.

Un autre aspect en commun entre les romans de Peake et la nouvelle de Lovecraft est le conflit entre l’ordre et le chaos ; toutefois, ces deux forces ne sont pas connotées de la même manière dans chaque texte. Si les choses semblent assez tranchées dans « The Dunwich Horror » (le chaos destructeur d’un côté, l’ordre comme force positive de l’autre), ce n’est pas du tout le cas dans les textes de Peake. L’ordre imposé par la Loi de Gormenghast est loin du (prétendu) rationalisme du héros-bibliothécaire lovecraftien : il s’agit d’un semblant d’ordre, d’un régime imposé dont personne ne comprend le sens. Mais l’alternative n’est pas meilleure : la révolution incarnée par Steerpike ne consiste qu’à remplacer une tyrannie - celle de la Loi du château - par une autre - celle de Steerpike lui-même. Il n’y a rien à sauver dans Gormenghast. Les conséquences des actions de Steerpike - commençant par l’incendie de la bibliothèque et finissant par l’intronisation du Poète comme Maître du Rituel - ne font en réalité que décanter l’essence du château, en le purifiant des éléments susceptibles de masquer sa fin suprême : celle de servir de scène à des rituels sans but ni origine connue. La seule divinité honorée par les cérémonies de Gormenghast est le rituel en soi. Si « The Dunwich Horror » nous effraye avec la proximité de l’apocalypse, le panorama dans Titus Groan et dans sa suite Gormenghast est bien plus terrible : celui d’un monde éternellement mourant, sidéré par le spectre (et non pas par le souvenir) d’un passé lumineux. Les bibliothèques dans chaque récit sont construites à l’image du passé qu’ils évoquent : solide et puissante dans le cas de Lovecraft, riche et luxueuse (avec ses ouvrages ornés d’or) dans le cas de Peake, mais oubliée de tous et enterrée dans des couches de poussière immémoriale. Les bibliothèques sont dans ces textes le foyer de l’ordre ; un ordre mort et dépourvu de sens dans Titus Groan, un ordre regretté mais peut-être impuissant à la fin face à la percée du chaos dans « The Dunwich Horror ». Dans des mondes déjà morts ou proches de leur fin comme ceux de Peake et Lovecraft, les bibliothèques ne peuvent être que des temples gardant les reliques d’un passé disparu.

Notes

  • [1]

    A. M. Chaintreau et R. Lemaître, Drôles de bibliothèques… Le thème de la bibliothèque dans la littérature et le cinéma, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1990,  p. 32.

  • [2]

    Le lecteur peut trouver des traductions françaises des deux romans cités dans ce travail : Titus d’Enfer, Paris, Editions Phébus, 1998, et Gormenghast, Paris, Editions Phébus, 2000. C’est nous qui traduisons l’ensemble des extraits cités.

  • [3]

    D. Punter, The Literature of Terror, London, Longman, 1980,  p. 376.

  • [4]

    « […] le château gothique définitif, un édifice sans limites historiques ou physiques qui symbolise dans sa grandeur et sa décadence les ruines d’une civilisation ».

  • [5]

    « […] la vie dans le château est réglée par la Tradition de Groan, une série de rituels quotidiens complexes et complètement dépourvus de sens, dont l’origine a été oubliée depuis longtemps, qui doivent être scrupuleusement observés par tous et spécialement par le Comte régnant ». E. Little, The Fantasts, Amersham, Avebury, 1984, p. 55.

  • [6]

    A. Burgess : “Introduction”, in Peake, M. : Titus Groan, Londres, Eyre Methuen, 1968, p. 11.

  • [7]

    « Le domaine de Gormenghast vit pour la tradition et le rituel. Chaque jour Sourdust, le seigneur de la bibliothèque enseigne à Lord Sepulchrave, le père de Titus, les actes qu’il doit accomplir. Ces actions sont décrites dans des livres très anciens […]. Sourdust est le seul à comprendre correctement la totalité du système rituel ».

  • [8]

    « Ce système complexe n’était compris dans sa totalité que par Sourdust, la connaissance des détails exigeant la dévotion d’une vie entière, bien que l’esprit sacré de la tradition impliqué par ces manifestations quotidiennes eût été compris de tous » (c’est nous qui traduisons). M. Peake, The Gormenghast Trilogy, Londres, Vintage, 1999, p.45.

  • [9]

    A. M. Chaintreau et R. Lemaître, op.cit., p.77

  • [10]

    « […] une figure incommodante et à la tête pointue peu connue des hiérophantes de Gormenghast, bien que réputée être la seule personne capable d’attirer l’attention du comte dans une conversation. Une figure quasi-oubliée dans sa chambre sur un précipice de pierre. Personne ne lit ses poèmes, mais il possède une certaine position ; les rumeurs font de lui un gentilhomme, en quelque sorte ». M. Peake, op. cit., p. 377.

  • [11]

    « Car le Poète prenait à cœur son travail. Son haut niveau d’intelligence, concentré jusque-là sur la création de structures d’un verbiage étonnant, bien qu’incompréhensible, était maintenant capable de se déployer de manière peut-être presque également inintelligible mais plus utile pour le château. La Poésie du Rituel s’était emparée de lui et les muscles de son visage long et pointu ne cessaient de se contracter quand il réfléchissait, comme s’il était toujours en train de considérer une nouvelle et captivante variante du problème de la Cérémonie et de la question humaine.
    C’était l’ordre des choses. Le Maître du Rituel était, après tout, la clé de voûte de la vie du château ». Ibidem, p. 748.

  • [12]

    « Les pages de gauche commençaient par la date, et dans le premier des trois livres suivait une liste des actes à accomplir heure après heure pendant la journée par sa seigneurie : les horaires précis, les vêtements à porter à chaque occasion, les gestes symboliques à effectuer […].
    Le deuxième tome était rempli de pages blanches et était entièrement symbolique, tandis que le troisième consistait en une foule de références croisées. Si, par exemple, sa seigneurie, Sepulchrave, l’actuel comte de Gormenghast, avait été trois pouces plus petit, les costumes, les gestes et même les routes à suivre auraient été différentes de celles décrites dans le premier tome, et un autre volume de l’énorme bibliothèque aurait été choisi pour être suivi » (c’est nous qui soulignons). Ibidem,  pp. 44-45.

  • [13]

    « ‘Il est écrit, et l’écriture est respectée, que le fils aîné de la Maison de Groan sera posé dans le sens de la longueur parmi ces pages où le lin est gris de sagesse, […] et que ces pages lourdes de mots seront courbées sur lui pour qu’il soit englouti par le texte desséché et encerclé par ce qui est Profond, comme s’il était un avec la loi inviolable’ […]. Lord Sepulchrave enveloppa le corps sans défense avec les deux pages et joignit le tube d’épais parchemin par le milieu avec une épingle. Reposant contre le dos du livre, ses pieds minuscules dépassant d’un côté et les pointes de fer de la petite couronne de l’autre, il était, pour Sourdust, la quintessence même du décorum traditionnel ». Ibidem,  pp. 81-82.

  • [14]

    « Sourdust était sous le choc. […] ses doigts s’engourdirent et perdirent sa prise sur le cuir et le livre tomba de ses mains. Titus glissa à travers les pages, en déchirant l’un des coins de la feuille dont il avait été gainé, car sa petite main s’y était accrochée pendant qu’il tombait. C’était son premier blasphème avéré ». Ibidem,  p. 83.

  • [15]

    « […] Lord Sepulchrave entra dans son royaume […]. La bibliothèque paraissait s’étendre à partir de lui comme s’il était son noyau. Son abattement infectait l’air autour de lui et diffusait sa souffrance partout. Toutes les choses dans la longue salle absorbaient sa mélancolie. Les galeries menaçantes engendraient une lente angoisse. Les livres,  repliés dans les coins obscurs, étagère sur étagère,  paraissaient chacun une note tragique individuelle dans une monumentale fugue de volumes ». Ibidem, p.146

  • [16]

    D. Bruckman, « La reconnaissance du ventre », in Revue de la BNF, n° 15, 2003, p. 61.

  • [17]

    « […] car ses livres apparurent soudain devant ses yeux, rang après rang, inestimables, l’un après l’autre : de la Pensée reliée en cuir, de la philosophie et de la fiction, de l’imagination et des récits de voyage ; l’austère et le fleuri, les tons de l’or, du vert, du sépia, du rose, du noir ; le picaresque, l’arabesque,  le scientifique… Les essais, la poésie et le théâtre ». M. Peake, op. cit., p. 214.

  • [18]

    « Ils le trouvèrent dans une alcôve à quelques pieds de l’échelle, dans un recoin que la chaleur ambiante n’avait pas encore gagné. Il caressait le dos d’une compilation des dramaturges Martrovians reliée en or ; un frémissement d’horreur traversa les corps des trois hommes qui l’avaient trouvé quand ils virent le sourire qu’il arborait sur son visage […]. Un filet de salive commençait à couler du coin de sa bouche délicate au fur et à mesure que ses lèvres se courbaient vers le haut esquissant une grimace pleine de dents. C’était le sourire qu’on peut voir sur la bouche d’un animal mort quand les lèvres flasques, tirées en arrière, découvrent les dents se courbant vers les oreilles ». Ibidem,  p. 233.

  • [19]

    « […] non seulement pour ce qu’ils contenaient, mais de façon intrinsèque, dans leurs différences de papier et d’impression ». Ibidem, p. 238

  • [20]

    « Il n’avait pas essayé de sauver un seul volume, car même quand les flammes dansaient autour de lui il savait déjà que chaque phrase échappée du feu serait illisible pour lui et amère comme la bile, une moquerie constante. La cavité dans son cœur, il la préférait béante et complètement vide que ridiculisée par un seul volume ». Ibidem,  p. 239.

  • [21]

    G. Haddad, « La grange aux livres », in Revue de la BNF n° 15, 2003, p. 58.

  • [22]

    Pour les textes électroniques, où les pages ne sont pas numérotées, nous indiquons uniquement le chapitre et/ou la section correspondants. Toutes les citations de « The Dunwich Horror » (« L’abomination de Dunwich ») sont tirées de l’édition française La couleur tombée du ciel, Paris, Denoël, 1954, traduction de Jacques Papy.

  • [23]

    La présence du Necronomicon est l’un des éléments les plus importants reliant les histoires de Lovecraft qui renvoient au « Mythe de Cthulhu », tel le titre (« Cthulhu Mythos ») donné au cycle de nouvelles par August Derleth (1969).

  • [24]

    « […] était une créature solitaire qui errait à travers les collines au cœur des orages, et s’efforçait de déchiffrer les gros livres de son père, tout déchirés et rongés de vers, héritage de deux siècles de Whateley. Elle n’était jamais allée à l’école, mais elle avait la tête pleine de bribes éparses d’un antique savoir que lui avait inculquées le vieux Whateley ». Lovecraft, H. P. : « The Dunwich Horror », http://www.dagonbytes.com/thelibrary/lovecraft/thedunwichhorror.htm, novembre 2005, texte imprimé : Weird Tales, avril 1929, chapitre II.

  • [25]

    « […] il rangea peu à peu en bon ordre tous les vieux livres déchirés qui, jusqu’au présent, avaient jonché au hasard les différents coins de la maison ». Ibidem, chapitre III.

  • [26]

    « Wilbur possédait maintenant une formidable érudition dans un domaine particulier, et correspondait régulièrement avec plusieurs bibliothécaires dans des villes lointaines où se trouvent de vieux livres rares et défendus ». Ibidem, chapitre IV.

  • [27]

    « Il reconnut qu’il cherchait une formule ou incantation contenant le nom redouté d’Yog-Sothoth, et s’avoua fort intrigué par les divergences et les ambiguïtés qui rendaient une délimitation très difficile ». H. P. Lovecraft, op. cit., chapitre V.

  • [28]

    «J’crois qu’il faut qu’j’emporte ce livre chez moi. Y a des choses que j’dois tenter dans certaines conditions que j’peux pas réaliser ici, et ça serait un péché mortel d’laisser la routine administrative m’arrêter dans mon travail. Permettez-moi de l’emporter, monsieur, et j’vous jure que personne s’en apercevra. J’ai pas besoin d’vous dire qu’j’en prendrai soin. C’est pas moi qu’ai mis cet exemplaire de Dee dans l’état qu’vous voyez… ».

  • [29]

    « Armitage fut sur le point de lui permettre de copier tous les passages dont il avait besoin, mais songeant brusquement aux conséquences possibles, il garda le silence. Il ne pouvait assumer la responsabilité de donner à un être pareil la clef de sphères sinistres au delà de notre univers ».

  • [30]

    T. Airaksinen, The Philosophy of  H. P.. Lovecraft. The Route to Horror, New York, Peter Lang, 1999, p. 134.

  • [31]

    Ibidem.

  • [32]

    « Le monstre qui gisait sur le flanc, plié en deux, dans une mare d’un liquide jaune verdâtre et d’un fluide visqueux semblable à du goudron, mesurait près de deux mètres soixante-quinze ; ses vêtements et une partie de sa peau avaient été arrachés par le chien. […] pour s’en faire une idée exacte, il faut se garder d’associer trop étroitement les notions d’aspect et de contour avec les formes vivantes communes de notre planète à trois dimensions. En vérité, il avait des mains et un visage d’homme, mais son torse et les parties inférieures de son corps présentaient de fantastiques monstruosités : sans l’abondance de vêtements qui lui servait d’habitude à les dissimuler, jamais la présence d’un tel être n’eût été tolérée sur cette terre […]. [Les différentes parties de son corps] étaient bizarrement disposées selon les règles d’une géométrie cosmique inconnue à la terre ou au système solaire ». Lovecraft, op. cit., chapitre VI.

  • [33]

    T. Airaksinen, op. cit.,  p. 135.

  • [34]

    « Le récit présente une structure dupliquée : deux intrigues, deux races, deux sauveurs, deux visites et deux temples […]. Les êtres humains sont en meilleur position car ils ont le livre qui contient le secret [qui ouvre les portes de la terre aux êtres démoniaques] et ils sont capables de le retenir » (c’est nous qui traduisons).

  • [35]

    « […] tous les paramètres d’ordre et de propreté avaient disparu depuis longtemps ». Lovecraft, op.cit., chapitre II.

  • [36]

    « […] toutes mes histoires ont pour prémisse fondamentale qu’aucune loi, passion ou émotion humaine n’a le moindre poids ni la moindre validité à l’échelle cosmique ». Lovecraft, Selected Letters, Sauk City, Arkham House, 1965-76, cité par S. T. Joshi : H. P. Lovecraft, http://www.themodernword.com/scriptorium/lovecraft.html, 2000, section III.

  • [37]

    « Dans un cosmos dépourvu de valeurs absolues, nous devons nous fier des valeurs relatives qui affectent notre sens quotidien du confort, du plaisir et de satisfaction émotionnelle […]. Nous avons besoin de cette nomenclature locale pour nous créer une illusion bénigne d’appartenance, de direction et d’avoir un environnement stable. Les illusions, plus importantes encore, de ‘transcendance’, d’importance des événements et d’intérêt pour la vie […] dépendent de cette illusion fondamentale. La tradition ne signifie rien au niveau cosmique mais elle signifie tout localement et pragmatiquement, car nous n’avons rien d’autre pour nous protéger de la sensation dévastatrice de désarroi dans un espace et un temps sans fin ». Ibidem, section II.

  • [38]

    La topique de l’invasion a bien souvent, et la fiction lovecraftienne n’en constitue pas une exception, des relents xénophobes et racistes. Le lecteur intéressé peut notamment consulter à ce propos l’essai de M. Houellebecq H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, 1999, Paris, J’ai lu, 1999.

  • [39]

    G. Haddad,  « La grange aux livres », in Revue de la BNF, n° 15, 2003, pp. 58-59.

  • [40]

    « La vieille aristocratie (issue de deux ou trois familles émigrées de Salem en 1692) s’est maintenue un peu au-dessus de cette corruption générale ; néanmoins plusieurs de ses rejetons sont si profondément enfoncés dans la sordide populace que seuls leur noms révèlent leur noble origine ». Lovecraft, “The Dunwich Horror”, op. cit., chapitre 1.

Biographie de l'auteur

Alejo STEIMBERG

Doctorant à l’Université d’Extremadura. Sa thèse dirigée par Enrique Santos Unamuno porte le titre : « Survivance et transformations des mécanismes du fantastique après la “mort” du genre : l’absurde, l’insolite, la fiction paranoïaque ».